Les relations sino-vietnamiennes aujourd’hui
Quasiment depuis le début de son histoire le Viêtnam a connu des relations tumultueuses avec son grand voisin du Nord, la Chine, dont la vocation, héritée de la pensée confucéenne surtout, était de régner sur le reste du monde et d’y faire régner l’harmonie. Cette vision chinoise du monde amenait les voisins immédiats de l’Empire du Milieu à être intégrés dans une mouvance vassale à laquelle appartenait le Viêtnam. Il est donc résulté de cette conception du monde des périodes de vives tensions et des périodes d’accalmie entre les deux nations, un petit pays comme le Viêtnam n’ayant pas la capacité de soutenir en permanence des relations conflictuelles avec son suzerain.
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C’est vraisemblablement dans l’une de ces phases de rémission que se situent aujourd’hui les relations sino-vietnamiennes. La Chine et le Viêtnam d’aujourd’hui et de ces toutes dernières années ont en effet besoin de disposer d’un environnement stable de paix afin de pouvoir poursuivre leur développement économique et, en ce qui concerne la Chine, sa montée en puissance, non seulement économique mais aussi militaire, face à des Américains qui ne semblent pas vouloir abandonner leur soutien à l’île rebelle Taiwan.
Depuis la fin de l’ère coloniale qui a vu la Chine communiste soutenir son petit frère vietnamien contre Français et Américains, et avant la normalisation des relations en 1991, les contentieux entre les deux pays s’accumulent :
- obtention, par la diplomatie chinoise à la conférence de Genève de 1954, de la scission du Viêtnam en deux parties à hauteur du 17e parallèle ; en 1974, conquête chinoise des îles Paracels alors territoire vietnamien hérité de la colonisation française, héritage que les accords de Genève n’avaient pas remis en cause ;
- colère de Pékin lorsque, en 1978, le Viêtnam adhère au Conseil pour la Coopération économique mutuelle (COMECON), créé par les Soviétiques, collusion que la Chine considère et dénonce comme une alliance militaire visant à l’encercler ;
- agression chinoise de 1979 pour contraindre le Viêtnam à se retirer du Cambodge et soulager la pression militaire des » bodoïs » contre la résistance khmère dominée par les Khmers rouges ;
- attaque navale surprise, au mois de mars 1988, des positions vietnamiennes dans les îles Spratleys, en mer de Chine méridionale, et conquête de onze îles ;
- revendications chinoises sur la totalité de la mer de Chine méridionale selon la délimitation en » neuf traits » que le président Mao Zedong trace sur la carte en 1949, ne laissant quasiment aux États riverains que leurs eaux territoriales ;
- empiétements réciproques sur les territoires frontaliers terrestres ;
- refus par la Chine de reconnaître le partage du golfe du Tonkin par le Méridien 108, partage hérité de l’ère coloniale.
C’est sur ce lourd contentieux que la Chine et le Viêtnam décident de normaliser leurs relations en 1991, d’autant que le Viêtnam, complètement éprouvé par son aventure cambodgienne, affaibli également par une politique collectiviste extrême lancée en 1986 et qui échoue, éprouve un fort besoin de répit ainsi que celui de réorienter sa politique économique et internationale.
De 1991 à 1999, sur fond de suspicions réciproques et de poursuite d’incidents nouveaux en mer de Chine méridionale, les négociations sino-vietnamiennes ne progressent que très lentement. Il faut en effet attendre le mois de février 1999 pour que les travaux avancent réellement avec, à la suite des rencontres des secrétaires généraux des partis communistes chinois et vietnamien de l’époque, la détermination des lignes directrices et du cadre du développement des relations bilatérales pour le xxie siècle. Ces relations devront reposer sur » une stabilité à long terme, une orientation vers l’avenir, le bon voisinage et l’amitié et une coopération tous secteurs « . Ce seront les principes en » 16 caractères « , principes qui seront ensuite rappelés en permanence lors de tous les entretiens bilatéraux.
C’est ainsi que, à partir de là, l’on aboutit :
- le 30 décembre 1999, à la signature du traité sur la délimitation des frontières terrestres ;
- à la fin du mois de décembre 2000, à la signature d’un » Accord sino-vietnamien sur la démarcation des eaux territoriales, de la zone économique exclusive et du plateau continental du golfe du Tonkin « , assorti d’un » accord sur la coopération sur les pêches dans le golfe du Tonkin » ;
- le 7 décembre 2002, à un accord sur les couloirs aériens et l’organisation du contrôle aérien au-dessus de la mer de Chine méridionale.
En outre, pour faire baisser la tension et tenter de dissiper les suspicions à son égard, les Chinois finissent par proposer aux pays de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), au mois de novembre 2002, une » Déclaration sur la Conduite à tenir par les parties prenantes en mer de Chine du Sud « . En adhérant à ce code, les pays s’engagent à ne pas recourir à la force, ni aux provocations, pour régler les contentieux.
En revanche et à ce jour, la question des îles Spratleys n’est toujours pas réglée. Néanmoins, s’appuyant sur l’application du droit de la mer en matière d’exploitation économique des zones contestées, les Chinois proposent aux Vietnamiens et aux Philippins de procéder en commun à la détection des réserves d’hydrocarbures en mer de Chine méridionale. Les deux pays adhèrent à la proposition en signant un accord avec Pékin, au mois de septembre 2004 pour Manille, et au mois de mars 2005 pour Hanoi, ce qui, en contrepartie, induit un risque de protestation de la part de Taiwan, de la Malaisie et de Brunei de ce fait virtuellement écartés des bénéfices potentiels à tirer d’éventuelles découvertes.
Ce n’est donc vraiment que depuis 1999 que les tensions se réduisent et que les relations s’enrichissent sur le plan économique. Car, sur le plan politique comme sur le plan stratégique, les soupçons demeurent. Cette » montée en puissance pacifique » chinoise ne dit en effet rien qui vaille aux Vietnamiens comme aux Américains dont Hanoi se rapproche également beaucoup depuis le rétablissement des relations diplomatiques en 1993.
Sur le plan des relations économiques, les négociations conduites entre la Chine et le Viêtnam en vue de l’adhésion du Viêtnam à l’Organisation mondiale du commerce peuvent laisser espérer à Hanoi une possible admission à la fin de 2005. Les projets de coopération se développent, favorisés en cela par la multiplication des rencontres et des opérations de communication, par la création du Vietnam-China Business Forum en septembre 2004, et par celle d’un extranet d’échanges d’informations sur les opportunités d’affaires.
Sur le plan des échanges, le Viêtnam espère accroître ses exportations en direction de la Chine dans le domaine agroalimentaire par abaissement de ses taxes à l’exportation en vertu des dispositions arrêtées entre le Viêtnam et l’ASEAN contenues dans le » Programme Première Récolte » (Early Harvest Program).
Sur le plan des échanges, ceux-ci progressent de 32 millions de dollars en 1991 à 7,2 milliards de dollars en 2004, progrès peu attendu qui amènera vraisemblablement à revoir la projection évaluée à 10 milliards de dollars pour 2010. En revanche la balance commerciale est déséquilibrée et le déficit vietnamien s’accroît d’année en année, passant de 200 millions de dollars en 2001 à 1,7 milliard de dollars en 2004.
Le lac de l’épée restituée – le lac légendaire au centre de Hanoi. PHOTO TRAN BANG
La Chine exporte vers le Viêtnam des produits pétroliers, des machines-outils, de la pharmacie, des matériels agricoles. Elle en importe du pétrole, des primeurs, des produits de l’aquaculture, des produits de base destinés à l’industrie pharmaceutique, du caoutchouc, secteur qui rapporte 357 millions de dollars en 2004 et susceptible d’en rapporter 480 en 2005. Le Viêtnam achète aussi de l’acier à la Chine qui surproduit par rapport à ses besoins tout en asséchant le marché mondial des produits ferreux bruts. Il en résulte une augmentation du prix de l’acier, dont le Viêtnam, comme les autres pays du monde, subit les répercussions négatives. Le plus étonnant des projets est celui de l’exportation chinoise d’électricité vers le Viêtnam à partir de 2006 alors que, depuis 2002, la Chine connaît d’authentiques pénuries d’électricité qui affectent la continuité de sa production industrielle nationale.
À côté des échanges commerciaux les investissements directs chinois au Viêtnam s’accroissent, se montant à 259 projets en mars 2004 pour un capital total déclaré de 531 millions de dollars. De nombreux projets de coopération se font jour, et une très forte relation se scelle entre les provinces vietnamiennes du Tonkin et les provinces frontalières chinoises du Viêtnam que sont le Guangxi et le Yunnan.
Dans ce cadre, la Chine et le Viêtnam décident de créer deux » couloirs économiques « . Ils seront matérialisés par un faisceau de grandes artères de communications reliant les deux provinces du sud de la Chine, le Yunnan et le Guangxi, au Viêtnam du Nord et surtout, au port de Haiphong. Deux de ces routes, qui partent du Guangxi sont inaugurées au mois d’avril 2005. Le dispositif sera en outre complété par la création sino-vietnamienne d’une » ceinture économique du golfe du Tonkin « .
En dehors de l’aspect économique de l’opération qui permet à la Chine de détourner vers les ports vietnamiens, celui de Haiphong surtout, une partie du trafic actuellement orienté vers les ports de la Chine du Sud dont, celui de Hong-Kong, le point le plus intéressant à souligner dans cet accord sous-régional est son intérêt stratégique pour Pékin.
En effet, il constitue un authentique moyen pour la Chine d’arrimer solidement le Viêtnam à elle. Par là, Pékin atteint plusieurs objectifs :
- il contraint indirectement le Viêtnam à baisser la voix sur ses revendications en mer de Chine méridionale ;
- il réduit les capacités vietnamiennes à trop se rapprocher des Américains, notamment sur le plan militaire à un moment où la Chine se réserve en option la possibilité de procéder par la force à une réunification avec Taiwan ;
- il apporte un complément important au dispositif stratégico-économique que Pékin fourbit depuis près de vingt ans sur son Sud.
La présence chinoise en Myanmar ouvre en effet largement à la Chine les portes de l’océan Indien, à la fois sur le plan militaire et sur le plan économique. Lorsque tous les projets en cours seront complétés et achevés, ils permettront à la Chine de sécuriser une partie de ses voies d’approvisionnement, notamment en hydrocarbures, en privilégiant un acheminement par voie terrestre au travers de la Birmanie pour arriver au Yunnan. À partir de ce schéma, le parallèle vietnamien est aisé à établir avec l’accès que la Chine s’ouvre aujourd’hui à Haiphong, port à partir duquel, dès lors qu’il sera suffisamment aménagé, pourront transiter vers le Guangxi et le Yunnan les hydrocarbures qui seraient exploités en mer de Chine méridionale, voire ailleurs.
Ainsi se présentent aujourd’hui les relations entre la Chine et le Viêtnam. Elles sont devenues des relations pacifiques commandées par des intérêts économiques qui priment sur bien d’autres considérations. Mais ce sont aussi des relations qui restent teintées de suspicion en regard des ambitions de Pékin, ambitions que révèlent la montée en puissance économique et militaire du pays d’une part, et le recours à une méthodique neutralisation diplomatique des pays de la région susceptibles de mettre en cause ces ambitions. Au grand jeu de go régional, la Chine continue donc à marquer des points importants contre le Viêtnam et contre les pays d’Asie du Sud-Est, voire, en fin de compte, contre les États-Unis.