Les revers de Justinien
Si l’on se souvient surtout de 1869 comme de l’année des Chants de Maldoror, c’est également celle au cours de laquelle un curieux militaire de carrière fit paraître un ouvrage singulier, passé jusqu’ici quasi inaperçu des histoires de la littérature, qui mérite une plus ample reconnaissance.
Voici la brève description de notre exemplaire, ce texte ne présentant qu’un état provisoire de nos recherches sur certains points.
[TRUMELET (Corneille)] LUTTEMER. UN AMOUR SOUS-MARIN.
Alger, Typographie Bouyer, 1869. Demi-basane bordeaux, dos à nerfs et titre et fleurons dorés – reliure de l’époque –, 20 x 12,5 cm, 174 p. Édition originale.
Exemplaire de la soeur et du fils adoptif de l’auteur, comportant cet envoi sur la page de titre : « À ma soeur aimée, Mme Victoire Varnie[r.] Souvenir de bonne amitié, L’Auteur, Le Colonel C. Trumelet[.] Vincennes, le 4 janvier 1873. »
Sur la page de titre figure l’ex-libris manuscrit du fils adoptif de Corneille Trumelet, l’alors Capitaine Trumelet- Faber, prénommé Gustave Ernest, fils naturel de Marie Faber, saint-cyrien, photographe de l’Indochine dont il reviendra pour partir en Afrique du Nord où son père adoptif avait effectué sa carrière.
Nous conjecturons qu’il est l’auteur de l’ouvrage – que nous n’avons pas encore vu – Les États-Unis d’Europe : étude par le Dr G. Luttemer […], Tunis, F. Weber, 1913, pour lequel il aurait adopté le même pseudonyme que celui de son père adoptif.
Notons tout de même que la dimension maritime du texte de ce dernier rendait particulièrement pertinent le choix de cette anagramme.
Aucun bibliographe ne semble citer cette première édition, aucune bibliothèque publique n’en compter d’exemplaire. Blavier, dans Les Fous littéraires – bien qu’il ne range pas Trumelet dans la catégorie désignée par le titre de sa bibliographie –, n’en mentionne que la seconde édition, qui parut à Lodève en 1877, chez Tiffy-Jullian, sous le pseudonyme d’état civil de l’auteur : « Ce livre curieux, bien fait et bien écrit, […] nous paraît mériter quelques pages de citations. »
Nous devons nous limiter ici à quelques lignes, déjà justement remarquées par Blavier.
— « Mais, à propos, lui demandai-je, dis-moi donc Louise, — si tu ne vois pas là une question cératine, — quelle est la position sociale de l’homme avec lequel tu composes cette sorte de poudingue conjugal dont tu n’es pas ravie ? »
— « Lieutenant de vaisseau. »
— « Noble profession, mais qui doit te laisser une assez jolie collection de loisirs, lui répondis-je, surtout si cet homme s’amuse souvent à faire le tour du monde, ou à aller surveiller la pêche de la morue. Il faudra chercher, s’il en manquait, à lui donner du goût pour ces sortes de mission. Fais[-]lui entrevoir ce qu’il se ramasserait de gloire s’il pouvait retrouver le crâne de La Pérouse, ou le second cubitus de Franklin. »
— « Je tâcherai ; mais il ne voudra peut-être pas », reprit-elle avec l’accent de la plus adorable tristesse.
[…]
« Nous mazourkions toujours. »
— « Mais où est-il, dis, Louise ? dis-moi où il a l’infamie de respirer, » m’écriai-je en broyant ma rage entre mes molaires.
— « Au salon de jeu, et il y perd toujours ! Mais fais, Justinien, comme si tu l’ignorais ; fais-cela [sic], et tu n’en seras pas fâché ! » me dit-elle d’un ton suppliant à faire fondre un coeur de platine.
— « Est-il jeune cet homme de mer ? » lui demandai-je avec un calme apparent.
— « Peuh !… Médiocrement… Pourtant, je ne saurais fixer que très approximativement la date de son éclosion à la lumière. »
— « Tâche de voir ses dents pendant son sommeil, lui répondis-je, et si ses osanores sont authentiques, tu pourras te procurer ce renseignement. »
Faute de place, nous ne citerons pas davantage le texte de cet ouvrage ; allez‑y voir vous-mêmes, pour découvrir les amours sous-marines du monomane Justinien.
Ajoutons que nous sommes preneurs de tout renseignement sur l’activité littéraire de Corneille Trumelet, qui semble avoir été meilleur prosateur que poète, s’il est bien l’auteur des Services d’Alice.