Les révolutions de l’intelligence artificielle
L’intelligence artificielle renaît grâce à ses derniers progrès. Elle fait la une des journaux et alimente tous les fantasmes. Une révolution technologique qui n’est pas fondée sur une meilleure connaissance des processus cognitifs, mais simplement sur l’utilisation massive de moyens de calculs. La France a des chercheurs de qualité mais il faut créer un géant numérique européen sous peine d’être vassalisé dans des domaines vitaux.
94 % des Français ont déjà entendu parler de l’intelligence artificielle, 54 % d’entre eux estiment très bien voir ce dont il s’agit et 80 % d’entre eux estiment qu’elle fait partie de leur quotidien (enquête réalisée par l’institut CSA pour France Inter et le journal Libération).
Ces chiffres sont stupéfiants pour un sujet aussi technique que l’IA et s’expliquent en partie par un fort engouement médiatique qui en a fait un sujet du quotidien.
Les prouesses techniques telles que celles d’AlphaGo, qui a battu sans ménagement les meilleurs joueurs de go du monde, ou encore les premières expérimentations de voitures autonomes en environnement urbain ont marqué les esprits et les imaginaires.
Alors que certains chercheurs se félicitent de publier dans des revues comme Nature, les spécialistes de l’IA voient pour certains leurs articles et leurs résultats repris par les quotidiens nationaux dès leur publication en ligne, contribuant ainsi à alimenter les fantasmes de toute-puissance associés à l’IA.
REPÈRES
Les acteurs européens de l’IA pèsent peu face aux GAFA américains et BATX chinois.
Pour mesurer ce déséquilibre, il suffit de comparer la valorisation des GAFA qui atteint les 2 200 milliards de dollars alors que l’ensemble des entreprises du CAC 40 n’atteint que les 1 500 milliards de dollars.
UN SUJET ANCIEN
Pourtant, le sujet n’est pas nouveau. Le terme intelligence artificielle a été inauguré dans les années 50 par McCarthy et par Minsky qui se posaient la question de savoir s’il était possible de traduire en algorithmes le fonctionnement de la pensée humaine.
Depuis, l’IA a connu une succession de périodes d’enthousiasme et de périodes dites « d’ hiver » où elle s’est vue méprisée, reléguée au rang d’une discipline molle, piétinante, dont on n’attendait pas grand impact.
C’est en 2010 qu’a éclos le récent printemps de l’IA avec l’apport spectaculaire du machine learning et plus spécifiquement du deep learning autour de réseaux de neurones atteignant pour la première fois des performances proches de celles de l’humain pour certaines tâches.
Malgré l’emploi de termes bio-inspirés, ces progrès ne proviennent pas d’une meilleure connaissance des processus cognitifs, mais reposent sur une utilisation massive de moyens de calcul. Pour autant, même limitées, les capacités actuelles de l’IA marquent le début d’une révolution.
UNE RÉVOLUTION TECHNOLOGIQUE
Une révolution technologique tout d’abord, avec un changement de paradigme, de la programmation déterministe de la machine à la découverte par celle-ci de la meilleure façon d’accomplir une tâche à partir de milliers d’exemples, sans avoir besoin de lui expliciter des règles a priori.
“ L’IA AlphaGo a joué des coups qui n’avaient jamais été imaginés par des humains ”
C’est ainsi qu’AlphaGo a permis de donner un nouvel essor à un jeu pratiqué depuis au moins 2 500 ans, en faisant découvrir des coups qui n’avaient jamais été imaginés par des humains jusqu’à présent.
Ces nouvelles capacités ont émergé grâce à trois phénomènes concomitants : le développement de mécanismes d’apprentissage de plus en plus ingénieux – à l’image des GAN (Generative Adversarial Networks), simulant une sorte de compétition entre maître et élève où le premier soumet des exemples au second, dont la tâche est de discerner les pièges qui lui sont tendus –, mais également le déluge de données disponibles et la démocratisation des moyens logiciels et calculatoires nécessaires à la mise en œuvre de ces techniques.
UNE RÉVOLUTION INDUSTRIELLE
De la révolution technologique naît aujourd’hui une révolution industrielle bouleversant la structure des chaînes de valeur et le paysage des entreprises qui y interviennent. Déjà transformées par l’industrie du numérique, les chaînes de valeur s’étaient grandement déportées du côté de la relation client, où celui-ci achète de plus en plus une fonctionnalité plutôt qu’un produit.
L’IA accentue encore cette logique en s’adaptant et en personnalisant les fonctionnalités offertes à un client désormais au cœur du produit. Ainsi, les modèles économiques sont remis en cause par de nouveaux entrants hautement spécialisés et fournisseurs de services qui, dans une logique de plus en plus prégnante de winner-takes-all, captent la plus grande partie de la valeur produite et imposent la vassalisation aux autres acteurs.
UNE RÉVOLUTION GÉOPOLITIQUE
Enfin, une révolution géopolitique, avec l’émergence d’un ordre mondial totalement déséquilibré où États-Unis et Chine s’affrontent à armes égales, alors que l’Europe ne dispose d’aucun géant du numérique apte à soutenir la compétition mondiale face aux GAFA américains et BATX chinois.
LA DONNÉE, NOUVELLE RESSOURCE STRATÉGIQUE
La donnée est au cœur du marché de l’IA : l’acteur le plus performant emporte la plus grande partie de la valeur, produit de la donnée grâce à ses clients, donnée qui vient alors renforcer et améliorer sa performance et les fonctionnalités de son produit dans un cycle sans fin.
Derrière ces considérations économiques se cachent pourtant des enjeux majeurs de souveraineté : si l’Europe ne se saisit pas du sujet de l’IA sous toutes ses formes – du semi-conducteur jusqu’à l’algorithmie – elle prend le risque d’être contrainte, demain, de s’appuyer sur des acteurs extraeuropéens pour répondre à ses besoins dans des domaines aussi critiques que la santé ou la défense.
Cela revient, à terme, à risquer de devoir renoncer à son autonomie et peut-être à certaines valeurs pour se saisir de technologies émergentes.
UNE NOUVELLE GUERRE À MENER
La guerre, car cela en est bien une, n’est pas encore perdue : les forces européennes en présence sont nombreuses et à même de peser dans la balance mondiale.
En France notamment, la qualité du tissu académique et industriel n’est plus à démontrer : la preuve en est que les entreprises extra-européennes viennent s’y installer pour en bénéficier.
Les Européens pèsent peu face aux GAFA américains
et BATX chinois. © TESTING / SHUTTERSTOCK.COM
Il appartient à l’État d’agir pour impulser la dynamique nécessaire à l’émergence, non pas nécessairement de géants européens, mais plutôt d’écosystèmes d’envergure mondiale aptes à soutenir les besoins européens et à tenir son rang dans la compétition internationale. Pour cela, il y a urgence à réinventer les modes de collaboration publics-privés pour mettre en place de nouvelles modalités de création et de répartition de la valeur, en particulier dans le domaine de la défense où nous sommes tributaires de technologies développées dans le monde civil.
La nécessité est donc impérieuse de réhabiliter les grands ouvrages de l’État, ce qui impose de se doter d’une capacité à construire et à matérialiser une vision. Or, être visionnaire passe avant tout par une expertise technique et scientifique de haut niveau, ainsi qu’une compréhension fine des enjeux au sein de systèmes dont la complexité est à son paroxysme avec l’IA.
Appréhender et maîtriser la complexité est la capacité première demandée aux ingénieurs de l’armement, qualité qu’ils mettent au service des programmes dont ils ont la charge.
Alors que la France s’apprête à lancer son propre programme en matière d’IA, être ingénieur de l’armement n’a jamais été autant d’actualité.
2 Commentaires
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Très bon article, je pense que construire un champion de l’IA au niveau français ou européen serait crucial, comme Areva, Airbus ou Ariane Espace ont pû émerger pour devenir des fleurons dans leurs technologies respectives. Et effectivement sans initiative de l’Etat je vois difficilement comment c’est possible.
Actuellement les GAFAs ont presque tous des centres de R&D en France car le milieu y est très favorable : ingénieurs et scientifiques très compétents, moins chers qu’outre Atlantique et fiscalité intéressante grâce au CIR. Créer un tel géant permettrait aussi d’offrir une autre alternative aux startups spécialisées dans le domaine que de se faire racheter et intégrer par un GAFA (ou BATX).
Par contre en terme de moyens il s’agirait d’y mettre le paquet sans attendre une rentabilité immédiate, et de miser sur des technologies qui n’ont pas encore fait leurs preuves afin d’éviter le coup de retard perpétuel…
Science dure vs. Science molle ?
Paradoxalement, l’intelligence est le seul outil qui permette de mesurer l’étendue de sa bêtise, la circonscrire est un début. L’intelligence artificielle cernera-t-elle la bêtise naturelle ? Le cerveau est un objet mol… très malléable. Psychorigide, comme rigide… et dur, plutôt figé. « Sciences exactes » (qui le sont approximativement d’ailleurs sinon en théorie : l’eutopie), cela me parait plus judicieux, voire « science » & simpliciter melius.
Discipline molle ?
GAFAM !
Imo pectore. Bien cordialement.
~~NYDT
(mutatis mutandis)