Siège d'Alibaba

Les révolutions de l’intelligence artificielle

Dossier : Les 50 ans du Corps de l'armementMagazine N°734 Avril 2018
Par Bertrand RONDEPIERRE (10)

L’in­tel­li­gence arti­fi­cielle renaît grâce à ses der­niers pro­grès. Elle fait la une des jour­naux et ali­mente tous les fan­tasmes. Une révo­lu­tion tech­no­lo­gique qui n’est pas fon­dée sur une meilleure connais­sance des pro­ces­sus cog­ni­tifs, mais sim­ple­ment sur l’u­ti­li­sa­tion mas­sive de moyens de cal­culs. La France a des cher­cheurs de qua­li­té mais il faut créer un géant numé­rique euro­péen sous peine d’être vas­sa­li­sé dans des domaines vitaux. 

94 % des Fran­çais ont déjà enten­du par­ler de l’intelligence arti­fi­cielle, 54 % d’entre eux estiment très bien voir ce dont il s’agit et 80 % d’entre eux estiment qu’elle fait par­tie de leur quo­ti­dien (enquête réa­li­sée par l’institut CSA pour France Inter et le jour­nal Libération). 

Ces chiffres sont stu­pé­fiants pour un sujet aus­si tech­nique que l’IA et s’expliquent en par­tie par un fort engoue­ment média­tique qui en a fait un sujet du quotidien. 

Les prouesses tech­niques telles que celles d’AlphaGo, qui a bat­tu sans ména­ge­ment les meilleurs joueurs de go du monde, ou encore les pre­mières expé­ri­men­ta­tions de voi­tures auto­nomes en envi­ron­ne­ment urbain ont mar­qué les esprits et les imaginaires. 

Alors que cer­tains cher­cheurs se féli­citent de publier dans des revues comme Nature, les spé­cia­listes de l’IA voient pour cer­tains leurs articles et leurs résul­tats repris par les quo­ti­diens natio­naux dès leur publi­ca­tion en ligne, contri­buant ain­si à ali­men­ter les fan­tasmes de toute-puis­sance asso­ciés à l’IA.

REPÈRES

Les acteurs européens de l’IA pèsent peu face aux GAFA américains et BATX chinois.
Pour mesurer ce déséquilibre, il suffit de comparer la valorisation des GAFA qui atteint les 2 200 milliards de dollars alors que l’ensemble des entreprises du CAC 40 n’atteint que les 1 500 milliards de dollars.

UN SUJET ANCIEN

Pour­tant, le sujet n’est pas nou­veau. Le terme intel­li­gence arti­fi­cielle a été inau­gu­ré dans les années 50 par McCar­thy et par Mins­ky qui se posaient la ques­tion de savoir s’il était pos­sible de tra­duire en algo­rithmes le fonc­tion­ne­ment de la pen­sée humaine. 

Depuis, l’IA a connu une suc­ces­sion de périodes d’enthousiasme et de périodes dites « d’ hiver » où elle s’est vue mépri­sée, relé­guée au rang d’une dis­ci­pline molle, pié­ti­nante, dont on n’attendait pas grand impact. 

C’est en 2010 qu’a éclos le récent prin­temps de l’IA avec l’apport spec­ta­cu­laire du machine lear­ning et plus spé­ci­fi­que­ment du deep lear­ning autour de réseaux de neu­rones attei­gnant pour la pre­mière fois des per­for­mances proches de celles de l’humain pour cer­taines tâches. 

Mal­gré l’emploi de termes bio-ins­pi­rés, ces pro­grès ne pro­viennent pas d’une meilleure connais­sance des pro­ces­sus cog­ni­tifs, mais reposent sur une uti­li­sa­tion mas­sive de moyens de cal­cul. Pour autant, même limi­tées, les capa­ci­tés actuelles de l’IA marquent le début d’une révolution. 

UNE RÉVOLUTION TECHNOLOGIQUE

Une révo­lu­tion tech­no­lo­gique tout d’abord, avec un chan­ge­ment de para­digme, de la pro­gram­ma­tion déter­mi­niste de la machine à la décou­verte par celle-ci de la meilleure façon d’accomplir une tâche à par­tir de mil­liers d’exemples, sans avoir besoin de lui expli­ci­ter des règles a priori. 

“ L’IA AlphaGo a joué des coups qui n’avaient jamais été imaginés par des humains ”

C’est ain­si qu’AlphaGo a per­mis de don­ner un nou­vel essor à un jeu pra­ti­qué depuis au moins 2 500 ans, en fai­sant décou­vrir des coups qui n’avaient jamais été ima­gi­nés par des humains jusqu’à présent. 

Ces nou­velles capa­ci­tés ont émer­gé grâce à trois phé­no­mènes conco­mi­tants : le déve­lop­pe­ment de méca­nismes d’apprentissage de plus en plus ingé­nieux – à l’image des GAN (Gene­ra­tive Adver­sa­rial Net­works), simu­lant une sorte de com­pé­ti­tion entre maître et élève où le pre­mier sou­met des exemples au second, dont la tâche est de dis­cer­ner les pièges qui lui sont ten­dus –, mais éga­le­ment le déluge de don­nées dis­po­nibles et la démo­cra­ti­sa­tion des moyens logi­ciels et cal­cu­la­toires néces­saires à la mise en œuvre de ces techniques. 

UNE RÉVOLUTION INDUSTRIELLE

De la révo­lu­tion tech­no­lo­gique naît aujourd’hui une révo­lu­tion indus­trielle bou­le­ver­sant la struc­ture des chaînes de valeur et le pay­sage des entre­prises qui y inter­viennent. Déjà trans­for­mées par l’industrie du numé­rique, les chaînes de valeur s’étaient gran­de­ment dépor­tées du côté de la rela­tion client, où celui-ci achète de plus en plus une fonc­tion­na­li­té plu­tôt qu’un produit. 

L’IA accen­tue encore cette logique en s’adaptant et en per­son­na­li­sant les fonc­tion­na­li­tés offertes à un client désor­mais au cœur du pro­duit. Ain­si, les modèles éco­no­miques sont remis en cause par de nou­veaux entrants hau­te­ment spé­cia­li­sés et four­nis­seurs de ser­vices qui, dans une logique de plus en plus pré­gnante de win­ner-takes-all, captent la plus grande par­tie de la valeur pro­duite et imposent la vas­sa­li­sa­tion aux autres acteurs. 

UNE RÉVOLUTION GÉOPOLITIQUE

Enfin, une révo­lu­tion géo­po­li­tique, avec l’émergence d’un ordre mon­dial tota­le­ment dés­équi­li­bré où États-Unis et Chine s’affrontent à armes égales, alors que l’Europe ne dis­pose d’aucun géant du numé­rique apte à sou­te­nir la com­pé­ti­tion mon­diale face aux GAFA amé­ri­cains et BATX chinois. 

LA DONNÉE, NOUVELLE RESSOURCE STRATÉGIQUE

La donnée est au cœur du marché de l’IA : l’acteur le plus performant emporte la plus grande partie de la valeur, produit de la donnée grâce à ses clients, donnée qui vient alors renforcer et améliorer sa performance et les fonctionnalités de son produit dans un cycle sans fin.

Der­rière ces consi­dé­ra­tions éco­no­miques se cachent pour­tant des enjeux majeurs de sou­ve­rai­ne­té : si l’Europe ne se sai­sit pas du sujet de l’IA sous toutes ses formes – du semi-conduc­teur jusqu’à l’algorithmie – elle prend le risque d’être contrainte, demain, de s’appuyer sur des acteurs extra­eu­ro­péens pour répondre à ses besoins dans des domaines aus­si cri­tiques que la san­té ou la défense. 

Cela revient, à terme, à ris­quer de devoir renon­cer à son auto­no­mie et peut-être à cer­taines valeurs pour se sai­sir de tech­no­lo­gies émergentes. 

UNE NOUVELLE GUERRE À MENER

La guerre, car cela en est bien une, n’est pas encore per­due : les forces euro­péennes en pré­sence sont nom­breuses et à même de peser dans la balance mondiale. 

En France notam­ment, la qua­li­té du tis­su aca­dé­mique et indus­triel n’est plus à démon­trer : la preuve en est que les entre­prises extra-euro­péennes viennent s’y ins­tal­ler pour en bénéficier. 


Les Euro­péens pèsent peu face aux GAFA américains
et BATX chi­nois. © TESTING / SHUTTERSTOCK.COM

Il appar­tient à l’État d’agir pour impul­ser la dyna­mique néces­saire à l’émergence, non pas néces­sai­re­ment de géants euro­péens, mais plu­tôt d’écosystèmes d’envergure mon­diale aptes à sou­te­nir les besoins euro­péens et à tenir son rang dans la com­pé­ti­tion inter­na­tio­nale. Pour cela, il y a urgence à réin­ven­ter les modes de col­la­bo­ra­tion publics-pri­vés pour mettre en place de nou­velles moda­li­tés de créa­tion et de répar­ti­tion de la valeur, en par­ti­cu­lier dans le domaine de la défense où nous sommes tri­bu­taires de tech­no­lo­gies déve­lop­pées dans le monde civil. 

La néces­si­té est donc impé­rieuse de réha­bi­li­ter les grands ouvrages de l’État, ce qui impose de se doter d’une capa­ci­té à construire et à maté­ria­li­ser une vision. Or, être vision­naire passe avant tout par une exper­tise tech­nique et scien­ti­fique de haut niveau, ain­si qu’une com­pré­hen­sion fine des enjeux au sein de sys­tèmes dont la com­plexi­té est à son paroxysme avec l’IA.

Appré­hen­der et maî­tri­ser la com­plexi­té est la capa­ci­té pre­mière deman­dée aux ingé­nieurs de l’armement, qua­li­té qu’ils mettent au ser­vice des pro­grammes dont ils ont la charge. 

Alors que la France s’apprête à lan­cer son propre pro­gramme en matière d’IA, être ingé­nieur de l’armement n’a jamais été autant d’actualité.

2 Commentaires

Ajouter un commentaire

Xavier Bour­ryrépondre
15 avril 2018 à 19 h 09 min

+1

Très bon article, je pense que construire un cham­pion de l’IA au niveau fran­çais ou euro­péen serait cru­cial, comme Are­va, Air­bus ou Ariane Espace ont pû émer­ger pour deve­nir des fleu­rons dans leurs tech­no­lo­gies res­pec­tives. Et effec­ti­ve­ment sans ini­tia­tive de l’E­tat je vois dif­fi­ci­le­ment com­ment c’est possible. 

Actuel­le­ment les GAFAs ont presque tous des centres de R&D en France car le milieu y est très favo­rable : ingé­nieurs et scien­ti­fiques très com­pé­tents, moins chers qu’outre Atlan­tique et fis­ca­li­té inté­res­sante grâce au CIR. Créer un tel géant per­met­trait aus­si d’of­frir une autre alter­na­tive aux star­tups spé­cia­li­sées dans le domaine que de se faire rache­ter et inté­grer par un GAFA (ou BATX). 

Par contre en terme de moyens il s’a­gi­rait d’y mettre le paquet sans attendre une ren­ta­bi­li­té immé­diate, et de miser sur des tech­no­lo­gies qui n’ont pas encore fait leurs preuves afin d’é­vi­ter le coup de retard perpétuel…

Nico­las YD TIRELrépondre
29 mai 2018 à 11 h 16 min

Science dure vs. Science molle ?

Para­doxa­le­ment, l’in­tel­li­gence est le seul outil qui per­mette de mesu­rer l’é­ten­due de sa bêtise, la cir­cons­crire est un début. L’in­tel­li­gence arti­fi­cielle cer­ne­ra-t-elle la bêtise natu­relle ? Le cer­veau est un objet mol… très mal­léable. Psy­cho­ri­gide, comme rigide… et dur, plu­tôt figé. « Sciences exactes » (qui le sont approxi­ma­ti­ve­ment d’ailleurs sinon en théo­rie : l’eu­to­pie), cela me parait plus judi­cieux, voire « science » & sim­pli­ci­ter melius. 

Dis­ci­pline molle ?

GAFAM !

Imo pec­tore. Bien cordialement.


~~NYDT
(muta­tis mutandis)

Répondre