Les risques de la méthode
La RGPP est le dernier avatar des nombreuses tentatives de réforme de l’Administration. Dans un pays considéré comme très difficile à réformer, la méthode nouvelle aura-t-elle plus de succès ? Les artisans de la RGPP feront-ils mieux que leurs prédécesseurs ? Fondée sur un travail d’analyse à caractère technocratique engagé au plus haut niveau de l’État réussira-t-elle mieux que les tentatives plus modestes et plus décentralisées qui se sont multipliées depuis une vingtaine d’années ?
Un peu d’histoire récente, tout d’abord. L’un des ministres des Finances de Lionel Jospin s’est cassé les dents, on s’en souvient, sur une tentative de réforme de son ministère. Il s’agissait de fusionner, d’un côté, la Direction générale des impôts et les services fiscaux déconcentrés, pour l’essentiel chargés de la détermination de l’assiette, de l’autre, la Direction de la comptabilité publique et les services déconcentrés du Trésor chargés du recouvrement de l’impôt. L’opération a échoué ; et si elle est maintenant devenue possible et est en cours de réalisation, c’est parce qu’une dizaine d’années se sont écoulées et que, pendant ce temps, un travail approfondi et patient a été réalisé au sein de ces unités, sous la responsabilité de hauts fonctionnaires qui avaient su tirer les enseignements de l’échec.
Pas d’adhésion des personnels et de l’encadrement
Pourquoi cet échec, en effet ? Il a été largement analysé et il faut espérer que les nouveaux réformateurs sauront s’inspirer de ces analyses. En gros, nul ne s’était soucié de l’adhésion des personnels et de l’encadrement. Le Ministre avait fait faire une analyse comparative des services fiscaux des grands pays européens.
Aucune réforme n’est possible sans l’adhésion des intéressés. Il faut qu’ils soient convaincus pour être convaincants
La réponse était sans appel : le coût de la collecte, rapporté aux rentrées, était très nettement supérieur en France par rapport aux voisins. On montre cela aux fonctionnaires concernés et on leur explique qu’il faut donc réformer. Il faut réduire les coûts…, c’est-à-dire réduire les effectifs. On comprend que cela n’enchante pas les intéressés. On a simplement oublié qu’aucune réforme n’est possible sans un minimum d’adhésion des intéressés.
Pas de communication directe
La communication directe a été réduite au minimum. L’encadrement était supposé adhérer, mais on a oublié que la loyauté évidente des cadres ne suffit pas ; il faut aussi qu’ils soient convaincus pour être convaincants. On n’a donc pas fait d’effort particulier d’explication et d’échange en direction de l’encadrement. Le seul obstacle apparent était les syndicats. On s’est donc employé à négocier longuement avec eux.
Peine perdue, puisqu’il s’agissait de leur faire admettre une réduction de l’emploi, ce qui n’entre pas dans la vocation des syndicats si l’on ne peut faire apparaître des contreparties ou convaincre du caractère inéluctable de l’opération. Comme l’encadrement n’avait guère été mis dans le coup, il ne pouvait lui-même être un bon levier d’explication et de conviction. En face d’un syndicat vent debout et d’un cadre pour le moins non convaincu, donc non convaincant, l’employé de base a facilement choisi son camp.
La communication externe
Quant à la communication externe, elle a été tout aussi négligée, ce qui a amené les parlementaires, la plupart du temps également élus locaux, à ne voir dans cette réforme que des pertes d’emplois locaux et, plus grave, la disparition programmée des perceptions locales qui jouent le rôle de comptables des collectivités locales. Cette dernière crainte n’était pas vraiment fondée, mais l’absence de communication a permis l’expression de toutes les inquiétudes.
Quatre canaux
La réalisation d’une réforme des services publics implique un effort coordonné et équilibré de communication, d’information, d’écoute et d’échange par quatre canaux : les syndicats et les instances représentatives du personnel (selon les procédures traditionnelles de consultation et de négociation); l’encadrement (en s’attachant par des séminaires, des échanges, des explications, une écoute à tous les niveaux hiérarchiques, à convaincre et à faire évoluer le projet en fonction des remontées);
La réforme implique un effort coordonné et équilibré de communication et d’échange
la communication directe, par les moyens traditionnels ou par les techniques modernes (en se souvenant d’une part que la voix du patron est rarement entendue et que l’information descendante n’est là que pour cadrer, clarifier, tordre le cou aux rumeurs infondées, d’autre part que la communication directe doit aussi être montante, c’est-à-dire passer par des sondages sur les opinions des intéressés) ; la communication externe, via la presse notamment, afin que les citoyens, les élus ou les organisations directement concernés soient entendus, écoutés et préparés au changement.
Ce parallélisme nécessaire de ces quatre canaux, leur articulation dans le temps constituent la première condition du succès d’une réforme. On pouvait l’avoir un peu oublié lors de la tentative de fusion des services fiscaux. On ne le peut plus aujourd’hui : il faut savoir tirer profit des échecs.
Les risques de la technocratie
Voilà pourquoi on peut à bon droit s’inquiéter du caractère très administratif, très technocratique, très top down de l’opération en cours.
Au temps du gouvernement Raffarin, une opération de grande ampleur avait été lancée dans l’ensemble des ministères. Elle s’appelait » Stratégies ministérielles de réforme « . Chaque département ministériel était invité à proposer puis à mettre en œuvre des réformes et à venir les présenter à un Comité de pilotage, groupe d’une dizaine de personnes, fonctionnaires ou personnalités privées, présidé par le Secrétaire d’État à la Réforme administrative, Éric Woerth. Invité à participer à ce comité, j’y étais allé sans grande conviction. Mais j’ai finalement été séduit : les réformes n’avançaient certes pas de façon spectaculaire, mais elles avançaient.
Malheureusement, lorsque Dominique de Villepin a succédé à Jean- Pierre Raffarin à Matignon, et Jean- François Copé à Éric Woerth dans la responsabilité de la réforme administrative, l’opération s’est brutalement arrêtée sans préavis et on est parti sur une tout autre méthode : un ensemble impressionnant d’audits. Ces audits ont fait apparaître ce que tout le monde savait déjà, mais pouvait donner une couleur pseudo-scientifique à l’impératif de réforme. Peu de temps après, le gouvernement Villepin disparaît et le président de la République s’engage dans une nouvelle voie.
Il faut aller vite
Cette fois, on n’y va plus par quatre chemins. Une instance coprésidée par le Secrétaire général de la Présidence et le Directeur de cabinet du Premier ministre prend les choses en mains et est décidée à aller rapidement de l’avant. Cette volonté politique forte et cet investissement du sommet de l’État sont d’autant plus nécessaires que, comme on vient de le rappeler, les velléités de réforme se sont toujours heurtées à cette maladie propre à la gouvernance à la française : chaque gouvernement entend bien faire litière de ce qu’a engagé son prédécesseur et réinventer la poudre, ce qui a pour effet de décourager les hauts fonctionnaires de jouer le jeu, habitués qu’ils sont à effacer le tableau à chaque changement de gouvernement, voire de ministre. Il faut donc que l’Élysée s’en mêle et il faut aller vite.
Les freins et les obstacles
Mais on va vite rencontrer les freins et les obstacles d’une réforme menée sans grande communication, sans effort suffisant d’adhésion et de conviction. Les ministres eux-mêmes, les hauts fonctionnaires voient passer les projets et ne sont guère maîtres des décisions. On constate surtout que les administrés et les acteurs de la vie économique et sociale ne sont guère, voire pas du tout consultés. Les fonctionnaires intéressés vont découvrir, trop tard pour réagir, leur nouvel environnement de travail ; les responsables hiérarchiques seront loyaux certes, mais ne seront pas incités à s’investir dans la réforme ; l’arrivée de nouveaux sigles, le bouleversement en marche des services déconcentrés vont longtemps déconcerter les administrés et les acteurs locaux.
Un audit ne sert parfois qu’à donner une couleur pseudo-scientifique à l’impératif de réforme
Les partenaires indispensables de l’administration – associations, établissements publics, acteurs économiques locaux, fédérations – sont mis devant le fait accompli, alors que leur avis aurait pu être d’un grand secours. Le gouvernement ne cache pas que l’objectif final de l’opération est la recherche d’économies, d’une meilleure productivité d’une administration qui a à coup sûr besoin de cette cure de jouvence et d’amaigrissement. Mais il ne prend pas garde aux effets probables d’une méthode qui n’est pas participative et qui néglige des canaux de communication et d’échange pourtant indispensables.
Maîtriser le temps
Il aura fallu dix ans pour faire bouger les services fiscaux ; la maîtrise du temps est un composant essentiel du changement. En voulant aller vite et en privilégiant une méthode centralisatrice et non participative, les maîtres de la RGPP prennent de grands risques. Reste à espérer qu’ils ont raison et que les avantages de leur technique en termes d’efficacité et de rapidité surpassent les inconvénients et les risques d’une procédure aussi peu décentralisée et aussi peu participative.