Les risques de la méthode

Dossier : Politiques publiques: la RGPPMagazine N°647 Septembre 2009
Par Bernard BRUNHES (58)

La RGPP est le der­nier ava­tar des nom­breuses ten­ta­tives de réforme de l’Ad­mi­nis­tra­tion. Dans un pays consi­dé­ré comme très dif­fi­cile à réfor­mer, la méthode nou­velle aura-t-elle plus de suc­cès ? Les arti­sans de la RGPP feront-ils mieux que leurs pré­dé­ces­seurs ? Fon­dée sur un tra­vail d’a­na­lyse à carac­tère tech­no­cra­tique enga­gé au plus haut niveau de l’É­tat réus­si­ra-t-elle mieux que les ten­ta­tives plus modestes et plus décen­tra­li­sées qui se sont mul­ti­pliées depuis une ving­taine d’années ?

Un peu d’his­toire récente, tout d’a­bord. L’un des ministres des Finances de Lio­nel Jos­pin s’est cas­sé les dents, on s’en sou­vient, sur une ten­ta­tive de réforme de son minis­tère. Il s’a­gis­sait de fusion­ner, d’un côté, la Direc­tion géné­rale des impôts et les ser­vices fis­caux décon­cen­trés, pour l’es­sen­tiel char­gés de la déter­mi­na­tion de l’as­siette, de l’autre, la Direc­tion de la comp­ta­bi­li­té publique et les ser­vices décon­cen­trés du Tré­sor char­gés du recou­vre­ment de l’im­pôt. L’o­pé­ra­tion a échoué ; et si elle est main­te­nant deve­nue pos­sible et est en cours de réa­li­sa­tion, c’est parce qu’une dizaine d’an­nées se sont écou­lées et que, pen­dant ce temps, un tra­vail appro­fon­di et patient a été réa­li­sé au sein de ces uni­tés, sous la res­pon­sa­bi­li­té de hauts fonc­tion­naires qui avaient su tirer les ensei­gne­ments de l’échec.

Pas d’adhésion des personnels et de l’encadrement

Pour­quoi cet échec, en effet ? Il a été lar­ge­ment ana­ly­sé et il faut espé­rer que les nou­veaux réfor­ma­teurs sau­ront s’ins­pi­rer de ces ana­lyses. En gros, nul ne s’é­tait sou­cié de l’adhé­sion des per­son­nels et de l’en­ca­dre­ment. Le Ministre avait fait faire une ana­lyse com­pa­ra­tive des ser­vices fis­caux des grands pays européens.

Aucune réforme n’est pos­sible sans l’adhé­sion des inté­res­sés. Il faut qu’ils soient convain­cus pour être convaincants

La réponse était sans appel : le coût de la col­lecte, rap­por­té aux ren­trées, était très net­te­ment supé­rieur en France par rap­port aux voi­sins. On montre cela aux fonc­tion­naires concer­nés et on leur explique qu’il faut donc réfor­mer. Il faut réduire les coûts…, c’est-à-dire réduire les effec­tifs. On com­prend que cela n’en­chante pas les inté­res­sés. On a sim­ple­ment oublié qu’au­cune réforme n’est pos­sible sans un mini­mum d’adhé­sion des intéressés.

Pas de communication directe

La com­mu­ni­ca­tion directe a été réduite au mini­mum. L’en­ca­dre­ment était sup­po­sé adhé­rer, mais on a oublié que la loyau­té évi­dente des cadres ne suf­fit pas ; il faut aus­si qu’ils soient convain­cus pour être convain­cants. On n’a donc pas fait d’ef­fort par­ti­cu­lier d’ex­pli­ca­tion et d’é­change en direc­tion de l’en­ca­dre­ment. Le seul obs­tacle appa­rent était les syn­di­cats. On s’est donc employé à négo­cier lon­gue­ment avec eux.

Peine per­due, puis­qu’il s’a­gis­sait de leur faire admettre une réduc­tion de l’emploi, ce qui n’entre pas dans la voca­tion des syn­di­cats si l’on ne peut faire appa­raître des contre­par­ties ou convaincre du carac­tère iné­luc­table de l’o­pé­ra­tion. Comme l’en­ca­dre­ment n’a­vait guère été mis dans le coup, il ne pou­vait lui-même être un bon levier d’ex­pli­ca­tion et de convic­tion. En face d’un syn­di­cat vent debout et d’un cadre pour le moins non convain­cu, donc non convain­cant, l’employé de base a faci­le­ment choi­si son camp.

La communication externe

Quant à la com­mu­ni­ca­tion externe, elle a été tout aus­si négli­gée, ce qui a ame­né les par­le­men­taires, la plu­part du temps éga­le­ment élus locaux, à ne voir dans cette réforme que des pertes d’emplois locaux et, plus grave, la dis­pa­ri­tion pro­gram­mée des per­cep­tions locales qui jouent le rôle de comp­tables des col­lec­ti­vi­tés locales. Cette der­nière crainte n’é­tait pas vrai­ment fon­dée, mais l’ab­sence de com­mu­ni­ca­tion a per­mis l’ex­pres­sion de toutes les inquiétudes.

Quatre canaux

La réa­li­sa­tion d’une réforme des ser­vices publics implique un effort coor­don­né et équi­li­bré de com­mu­ni­ca­tion, d’in­for­ma­tion, d’é­coute et d’é­change par quatre canaux : les syn­di­cats et les ins­tances repré­sen­ta­tives du per­son­nel (selon les pro­cé­dures tra­di­tion­nelles de consul­ta­tion et de négo­cia­tion); l’en­ca­dre­ment (en s’at­ta­chant par des sémi­naires, des échanges, des expli­ca­tions, une écoute à tous les niveaux hié­rar­chiques, à convaincre et à faire évo­luer le pro­jet en fonc­tion des remontées);

La réforme implique un effort coor­don­né et équi­li­bré de com­mu­ni­ca­tion et d’échange

la com­mu­ni­ca­tion directe, par les moyens tra­di­tion­nels ou par les tech­niques modernes (en se sou­ve­nant d’une part que la voix du patron est rare­ment enten­due et que l’in­for­ma­tion des­cen­dante n’est là que pour cadrer, cla­ri­fier, tordre le cou aux rumeurs infon­dées, d’autre part que la com­mu­ni­ca­tion directe doit aus­si être mon­tante, c’est-à-dire pas­ser par des son­dages sur les opi­nions des inté­res­sés) ; la com­mu­ni­ca­tion externe, via la presse notam­ment, afin que les citoyens, les élus ou les orga­ni­sa­tions direc­te­ment concer­nés soient enten­dus, écou­tés et pré­pa­rés au changement.

Ce paral­lé­lisme néces­saire de ces quatre canaux, leur arti­cu­la­tion dans le temps consti­tuent la pre­mière condi­tion du suc­cès d’une réforme. On pou­vait l’a­voir un peu oublié lors de la ten­ta­tive de fusion des ser­vices fis­caux. On ne le peut plus aujourd’­hui : il faut savoir tirer pro­fit des échecs.

Les risques de la technocratie

Voi­là pour­quoi on peut à bon droit s’in­quié­ter du carac­tère très admi­nis­tra­tif, très tech­no­cra­tique, très top down de l’o­pé­ra­tion en cours.

Au temps du gou­ver­ne­ment Raf­fa­rin, une opé­ra­tion de grande ampleur avait été lan­cée dans l’en­semble des minis­tères. Elle s’ap­pe­lait » Stra­té­gies minis­té­rielles de réforme « . Chaque dépar­te­ment minis­té­riel était invi­té à pro­po­ser puis à mettre en œuvre des réformes et à venir les pré­sen­ter à un Comi­té de pilo­tage, groupe d’une dizaine de per­sonnes, fonc­tion­naires ou per­son­na­li­tés pri­vées, pré­si­dé par le Secré­taire d’É­tat à la Réforme admi­nis­tra­tive, Éric Woerth. Invi­té à par­ti­ci­per à ce comi­té, j’y étais allé sans grande convic­tion. Mais j’ai fina­le­ment été séduit : les réformes n’a­van­çaient certes pas de façon spec­ta­cu­laire, mais elles avançaient.

Mal­heu­reu­se­ment, lorsque Domi­nique de Vil­le­pin a suc­cé­dé à Jean- Pierre Raf­fa­rin à Mati­gnon, et Jean- Fran­çois Copé à Éric Woerth dans la res­pon­sa­bi­li­té de la réforme admi­nis­tra­tive, l’o­pé­ra­tion s’est bru­ta­le­ment arrê­tée sans pré­avis et on est par­ti sur une tout autre méthode : un ensemble impres­sion­nant d’au­dits. Ces audits ont fait appa­raître ce que tout le monde savait déjà, mais pou­vait don­ner une cou­leur pseu­do-scien­ti­fique à l’im­pé­ra­tif de réforme. Peu de temps après, le gou­ver­ne­ment Vil­le­pin dis­pa­raît et le pré­sident de la Répu­blique s’en­gage dans une nou­velle voie.

Il faut aller vite

Cette fois, on n’y va plus par quatre che­mins. Une ins­tance copré­si­dée par le Secré­taire géné­ral de la Pré­si­dence et le Direc­teur de cabi­net du Pre­mier ministre prend les choses en mains et est déci­dée à aller rapi­de­ment de l’a­vant. Cette volon­té poli­tique forte et cet inves­tis­se­ment du som­met de l’É­tat sont d’au­tant plus néces­saires que, comme on vient de le rap­pe­ler, les vel­léi­tés de réforme se sont tou­jours heur­tées à cette mala­die propre à la gou­ver­nance à la fran­çaise : chaque gou­ver­ne­ment entend bien faire litière de ce qu’a enga­gé son pré­dé­ces­seur et réin­ven­ter la poudre, ce qui a pour effet de décou­ra­ger les hauts fonc­tion­naires de jouer le jeu, habi­tués qu’ils sont à effa­cer le tableau à chaque chan­ge­ment de gou­ver­ne­ment, voire de ministre. Il faut donc que l’É­ly­sée s’en mêle et il faut aller vite.

Les freins et les obstacles

Mais on va vite ren­con­trer les freins et les obs­tacles d’une réforme menée sans grande com­mu­ni­ca­tion, sans effort suf­fi­sant d’adhé­sion et de convic­tion. Les ministres eux-mêmes, les hauts fonc­tion­naires voient pas­ser les pro­jets et ne sont guère maîtres des déci­sions. On constate sur­tout que les admi­nis­trés et les acteurs de la vie éco­no­mique et sociale ne sont guère, voire pas du tout consul­tés. Les fonc­tion­naires inté­res­sés vont décou­vrir, trop tard pour réagir, leur nou­vel envi­ron­ne­ment de tra­vail ; les res­pon­sables hié­rar­chiques seront loyaux certes, mais ne seront pas inci­tés à s’in­ves­tir dans la réforme ; l’ar­ri­vée de nou­veaux sigles, le bou­le­ver­se­ment en marche des ser­vices décon­cen­trés vont long­temps décon­cer­ter les admi­nis­trés et les acteurs locaux.

Un audit ne sert par­fois qu’à don­ner une cou­leur pseu­do-scien­ti­fique à l’im­pé­ra­tif de réforme

Les par­te­naires indis­pen­sables de l’ad­mi­nis­tra­tion – asso­cia­tions, éta­blis­se­ments publics, acteurs éco­no­miques locaux, fédé­ra­tions – sont mis devant le fait accom­pli, alors que leur avis aurait pu être d’un grand secours. Le gou­ver­ne­ment ne cache pas que l’ob­jec­tif final de l’o­pé­ra­tion est la recherche d’é­co­no­mies, d’une meilleure pro­duc­ti­vi­té d’une admi­nis­tra­tion qui a à coup sûr besoin de cette cure de jou­vence et d’a­mai­gris­se­ment. Mais il ne prend pas garde aux effets pro­bables d’une méthode qui n’est pas par­ti­ci­pa­tive et qui néglige des canaux de com­mu­ni­ca­tion et d’é­change pour­tant indispensables.

Maîtriser le temps

Il aura fal­lu dix ans pour faire bou­ger les ser­vices fis­caux ; la maî­trise du temps est un com­po­sant essen­tiel du chan­ge­ment. En vou­lant aller vite et en pri­vi­lé­giant une méthode cen­tra­li­sa­trice et non par­ti­ci­pa­tive, les maîtres de la RGPP prennent de grands risques. Reste à espé­rer qu’ils ont rai­son et que les avan­tages de leur tech­nique en termes d’ef­fi­ca­ci­té et de rapi­di­té sur­passent les incon­vé­nients et les risques d’une pro­cé­dure aus­si peu décen­tra­li­sée et aus­si peu participative.

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