L’hôtel de Bourgogne

Les salles de Molière, où jouait-il ?

Dossier : Libres proposMagazine N°571 Janvier 2002Par Philippe OBLIN (46)

Plaçons-nous en 1643. Louis XIII vient de mou­rir, sui­vant de peu Riche­lieu, un Pre­mier ministre pas­sion­né de théâtre. Louis XIV a cinq ans. Anne d’Au­triche et Maza­rin vont main­te­nant gou­ver­ner la France pen­dant une quin­zaine d’an­nées, faites en par­tie de guerre civile. Le théâtre est à la mode. On joue les tra­gé­dies de Rotrou et d’autres à l’hô­tel de Bour­gogne, les comé­dies et les tra­gé­dies de Cor­neille au Marais. Une petite bande de jeunes amis aspire à se lan­cer aus­si dans l’a­ven­ture théâ­trale, et à jouer des tragédies.

Qui sont-ils ? Un cer­tain Jean-Bap­tiste Poque­lin. Il a vingt et un ans. Son père est tapis­sier, et même tapis­sier du Roi. À ce qui fait encore de nos jours le métier de tapis­sier – vendre et poser des tis­sus d’a­meu­ble­ment – s’a­jou­tait alors un volet plus créa­teur : le tapis­sier de l’é­poque était aus­si une manière d’en­sem­blier-déco­ra­teur, voire d’ar­chi­tecte d’in­té­rieur. En outre, plu­sieurs des oncles mater­nels de Jean-Bap­tiste ont été, ou sont encore à ce moment, vio­lo­nistes à l’or­chestre de la Cour. Ils par­ti­cipent donc, à titre de modestes exé­cu­tants certes, à toutes les fêtes royales.

Jean-Bap­tiste, que son père des­ti­nait au métier de tapis­sier, aura donc pas­sé son enfance et son ado­les­cence dans l’am­biance de métiers liés au décor et à la fête. Ambiance de cou­lisses sans doute, mais com­bien vivante. On a écrit aus­si que son grand-père mater­nel, féru de théâtre, l’au­rait emme­né, petit, voir les bate­leurs du Pont-Neuf et de la foire Saint-Ger­main. La chose est pos­sible, mais non prouvée.

Dans la bande, Made­leine Béjart, maî­tresse de Jean-Bap­tiste, de deux ans son aînée, et, der­rière elle, toute la tri­bu Béjart, ce qui n’est pas peu. Par­lons-en donc.

Le père, Joseph Béjart, récem­ment décé­dé au moment où nous nous pla­çons, était issu d’une fort hono­rable famille de notaires de Troyes. Venu à Paris pour ten­ter d’y faire for­tune, il n’y était pas par­ve­nu, mal­gré l’emploi de moyens qui, semble-t-il, auraient par­fois frô­lé l’es­cro­que­rie. Tou­jours est-il que sa veuve venait de renon­cer à sa suc­ces­sion, sans doute parce que le pas­sif en dépas­sait l’ac­tif. Pour sa part, elle était lin­gère, pro­fes­sion d’ar­ti­san-com­mer­çant, où l’on fabri­quait et ven­dait de la lin­ge­rie féminine.

Les parents Poque­lin et Béjart, de même milieu de bour­geois com­mer­çants, dont les demeures étaient assez voi­sines, se connais­saient. On peut même ima­gi­ner qu’ils s’en­voyaient mutuel­le­ment des clients : quand des parents aisés éta­blissent un jeune ménage, ils ont autant besoin du tapis­sier que de la lingère.

Avec Jean-Bap­tiste, Made­leine Béjart n’en était pas à son pre­mier amant. Peut-être mar­quée par les chro­mo­somes aven­tu­reux de son père, elle avait déjà connu au moins une liai­son, assez stable d’ailleurs, avec un comte de Modène, dont, selon toutes les appa­rences, elle reti­ra pas mal d’argent. Remar­qua­ble­ment intel­li­gente et pleine d’al­lant, elle se pas­sion­nait pour la lit­té­ra­ture. Elle était d’ailleurs bien intro­duite dans le milieu intel­lec­tuel pari­sien par une jeune tante, demi-sœur de sa mère, mariée – une régu­la­ri­sa­tion après engros­se­ment – avec un frère du poète et dra­ma­turge Tris­tan L’Her­mite. Et sans doute emme­nait-elle son jeune amant Jean-Bap­tiste dans les réunions de ce milieu mi-bour­geois, mi-bohème, où l’on dis­cu­tait des der­niers suc­cès de la scène avec des poètes, des comé­diens, des artistes.

On conçoit qu’à eux deux, ils aient eu l’i­dée, osée, de fon­der une troupe qui inter­pré­te­rait les tra­gé­dies de leurs amis écri­vains. Le reste de la tri­bu Béjart adhé­ra au pro­jet. Joseph, le frère aîné de Made­leine – pre­mier-né de la famille, il avait reçu, selon l’u­sage fré­quent, le pré­nom de son père – une plus jeune sœur Gene­viève – la Made­moi­selle Her­vé, » ser­vante pré­cieuse » de L’Im­promp­tu de Ver­sailles. Pas tout à fait le reste cepen­dant. Demeu­rèrent en effet hors du coup, mais pro­vi­soi­re­ment, Louis, alors âgé de quelque qua­torze ans, qui rejoin­dra un jour ses frères et sœurs ; et, the last but not the least, Armande, alors enfant de deux ans, qu’é­pou­se­ra Molière, vingt ans plus tard.

Dans la troupe nais­sante, on ne comp­tait, semble-t-il, qu’une pro­fes­sion­nelle confir­mée. Le groupe cepen­dant avait d’é­vi­dence déjà joué, en ama­teur, sans doute dans des salons amis. L’acte consti­tu­tif de L’Illustre Théâtre, pas­sé devant notaire et qu’on a retrou­vé, emploie en effet le terme de » conser­va­tion » de la troupe. Il semble même vrai­sem­blable que la petite bande ait été fort appré­ciée. Les contem­po­rains en tout cas s’ac­cordent à décrire Made­leine Béjart, même dans ses débuts, comme une excel­lente comé­dienne, aus­si à l’aise dans la tra­gé­die que dans la comédie.

Res­tait alors à L’Illustre Théâtre à se trou­ver une salle.

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À l’é­poque, on ne comp­tait que deux salles publiques à Paris, ce pour des rai­sons com­plexes de mono­pole, qui remon­taient au Moyen Âge. Tou­jours l’ex­cep­tion fran­çaise : au même moment, les publics de Londres ou de Madrid avaient le choix entre plu­sieurs dizaines de salles !

À tout sei­gneur, tout hon­neur : l’hô­tel de Bour­gogne, pro­prié­té de la très ancienne mais alors tou­jours exis­tante confré­rie de la Pas­sion. Elle ne jouait plus de mys­tères reli­gieux depuis belle lurette, mais louait sa salle, avec mono­pole, à la troupe dite » de l’hô­tel de Bour­gogne « , qui se paraît aus­si du titre de Comé­diens du Roi. Pour­quoi ce nom d’hô­tel de Bour­gogne ? Tout sim­ple­ment parce que la salle avait été construite – en 1548 sous Hen­ri II, le Valois des buf­fets – sur l’emplacement, peu coû­teux car à l’é­poque hors les murs, de l’an­cien hôtel pari­sien des ducs de Bour­gogne, dont il sub­siste d’ailleurs encore aujourd’­hui une tour, dite de Jean-sans-Peur. Elle se trou­vait à l’angle de la rue Mau­con­seil et de la rue Fran­çaise et fut démo­lie par Hauss­mann, lors de la per­cée de la rue Étienne Marcel.

Il s’a­gis­sait d’une salle de forme rec­tan­gu­laire – nous ver­rons plus loin la rai­son de cette confi­gu­ra­tion – de quelque 33 x 16 m, dotée d’une scène de 7 x 7 m, donc minuscule.

L’hôtel de Bour­gogne, d’après un tableau ancien. Au XVIIIe siècle, la quas-tota­li­té du théâtre de Mari­vaux fut créée dans cette salle, attri­buée aux Ita­liens en 1675. Il les pré­fé­rait aux Comé­diens fran­çais, alors éta­blis rue des Fos­sés-Saint-Ger­main, aujourd’hui rue de l’Ancienne Comédie.

La seconde salle, Le Marais, ouverte en 1634, par déro­ga­tion au mono­pole accor­dée par Riche­lieu, éta­blie dans un ancien jeu de paume, situé à l’angle de la rue de la Perle et de la rue Vieille-du-Temple, donc à proxi­mi­té de la toute récente place Royale, dénom­mée aujourd’­hui place des Vosges, le quar­tier pari­sien chic du temps.

Le moment vient de par­ler un peu de ces jeux de paume, dont l’ar­chi­tec­ture, conçue pour jouer à la courte-paume, mar­qua long­temps les salles fran­çaises. Le jeu de courte-paume, ancêtre du ten­nis, se pra­ti­quait depuis le Moyen Âge et les salles où l’on jouait s’ap­pe­laient des » tri­pots « , du vieux mot fran­çais tri­per qui signi­fiait sau­ter, car il faut à l’oc­ca­sion sau­ter, raquette en main, pour attra­per les balles. Le sens du mot évo­lua avec l’ha­bi­tude venue, pour les spec­ta­teurs, ins­tal­lés dans des loges laté­rales, de parier sur le gagnant, au point que ces opé­ra­tions finan­cières, plus ou moins clan­des­tines, prirent au fil du temps une impor­tance gran­dis­sante, non sans inquié­ter d’ailleurs les pou­voirs publics, et l’É­glise. Outre ces réserves, le jeu de paume com­men­çait à pas­ser de mode à l’é­poque qui nous occupe, alors que Paris comp­tait encore plu­sieurs cen­taines de » tri­pots « . Les joueurs se raré­fiant, les pro­prié­taires de ces locaux n’é­taient pas fâchés de leur trou­ver d’autres des­ti­na­tions, au moins provisoires.

Or, avec leurs quelque 30 x 16 m en plan et leurs 7 à 10 m de hau­teur sous pla­fond – les dimen­sions n’é­taient pas rigou­reu­se­ment nor­ma­li­sées comme pour nos courts de ten­nis contem­po­rains – ces tri­pots consti­tuaient, et de loin, les plus grandes salles qui se pou­vaient trou­ver, mises à part quelques salles de palais royaux ou autres, mais où il n’é­tait évi­dem­ment pas ques­tion de jouer régu­liè­re­ment, et publi­que­ment, la comédie.

Pour en reve­nir à l’hô­tel de Bour­gogne, et bien qu’il n’ait jamais été un jeu de paume, ses construc­teurs lui en avaient en leur temps don­né la forme et les dimen­sions, faute d’en ima­gi­ner d’autres. Ces locaux étaient amé­na­gés de la façon la plus simple : au fond, la scène, sur­éle­vée d’un bon mètre au-des­sus du sol, hori­zon­tal, de la salle. Sur les grands côtés, des loges munies de sièges et, au milieu, le » par­terre « , où l’on res­tait debout. Par­fois, on ins­tal­lait en outre, dans le fond oppo­sé à la scène, des gra­dins. On appe­lait alors ces places » l’am­phi­théâtre » car on don­nait en géné­ral au dis­po­si­tif une forme plus ou moins semi-cir­cu­laire, pour accroître le nombre de places ain­si offertes. On s’y asseyait, à même les gradins.

Flo­ri­dor, le direc­teur du Marais après Mon­do­ry le décou­vreur de Pierre Cor­neille et pre­mier inter­prète du Cid, sou­cieux d’aug­men­ter ses recettes, avait aus­si ima­gi­né de pla­cer quelques fau­teuils sur la scène même, loués fort cher. Les autres théâtres sui­virent et il fal­lut attendre le XVIIIe siècle pour qu’on se déci­dât à renon­cer à cette fâcheuse pratique.

Encore que sen­si­ble­ment pos­té­rieur au temps où nais­sait L’Illustre Théâtre, le fameux » Registre de Lagrange » nous per­met de nous faire une idée approxi­ma­tive du prix des places dans ces divers théâtres. Voi­ci ce que donne sa lecture :

- sur la scène : 5 livres 10 sols,
– loges basses, c’est-à-dire de plain-pied avec le par­terre : 5 livres 10 sols,
– loges hautes (quand il y en avait) : 1 livre 10 sols,
– amphi­théâtre : 3 livres,
– par­terre : 15 sols.

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Ce bref tableau des salles pari­siennes bros­sé, reve­nons à L’Illustre Théâtre.

Plaque au 12, rue Mazarine
Au 12, rue Maza­rine, bien dis­crète et un peu mas­quée par une per­sienne, la plaque évo­quant l’emplacement du Jeu de Paume des Métayers. En rai­son de la forte den­si­té urbaine, les jeux de paume furent sou­vent construits sur les espaces libé­rés par la démo­li­tion d’anciennes enceintes for­ti­fiées, ici celle dont rele­vait la tour de Nesle.

La tri­bu Béjart et le jeune Poque­lin jetèrent leur dévo­lu sur un jeu de paume, celui des Métayers, situé à proxi­mi­té immé­diate de la jonc­tion, en pointe, de la rue de Seine et de la rue Maza­rine, le louèrent et l’a­mé­na­gèrent en théâtre, selon le sché­ma du temps. Ils com­men­cèrent à y jouer le 1er jan­vier 1644. Leur pre­mier spec­tacle fut vrai­sem­bla­ble­ment une tra­gé­die de Nico­las Des­fon­taines, à la fois comé­dien et auteur, recru­té quelques mois après la signa­ture de l’acte fondateur.

Au contraire de ce qu’on lit habi­tuel­le­ment dans les manuels, L’Illustre Théâtre fut d’a­bord loin de péri­cli­ter. Les cir­cons­tances d’ailleurs le ser­virent : quinze jours après son ouver­ture, un incen­die détrui­sait la salle du Marais, débar­ras­sant ain­si, au moins pour un temps, nos jeunes amis d’un concur­rent. En tout cas, les résul­tats obte­nus furent sans doute encou­ra­geants, puisque la troupe, l’es­sen­tiel de ses dettes sol­dé, déci­da de » pas­ser à la vitesse supé­rieure « , en s’ins­tal­lant sur la rive droite, où rési­dait le gros du public ama­teur de tra­gé­dies. Elle aban­don­na donc les Métayers, et loua un autre jeu de paume, dit de la Croix-Noire, situé en bord de Seine, à l’angle de la rue Saint-Paul et du quai des Célestins.

Après amé­na­ge­ment, elle com­men­ça à y jouer dans le cou­rant de jan­vier 1645. Et ce fut le désastre, non du fait, semble-t-il, d’une insuf­fi­sante qua­li­té des spec­tacles, entraî­nant la désaf­fec­tion du public mais plu­tôt par manque d’ex­pé­rience des aspects finan­ciers propres à la ges­tion d’une salle. Sur­es­ti­mant le rythme des ren­trées de fonds, les socié­taires de L’Illustre Théâtre avaient accep­té des échéances trop courtes, qu’ils ne purent honorer.

Pour comble de dis­grâce, mais ils n’y étaient vrai­ment pour rien, un pro­cès com­pli­qué révé­la que la mai­son pari­sienne de la veuve Béjart ne lui appar­te­nait en fait pas. Il s’a­gis­sait dans doute d’une séquelle des opé­ra­tions finan­cières dou­teuses de feu son époux. Tou­jours est-il que cette mai­son ne pou­vait plus ser­vir de cau­tion, en répé­ti­tion de l’o­pé­ra­tion que la mère des Béjart avait faite pour eux lors de l’ins­tal­la­tion aux Métayers.

En juillet 1645, L’Illustre Théâtre se trou­va donc en ces­sa­tion de paie­ment, avec sai­sie des décors, des cos­tumes, et son » chef » Molière – il com­men­çait de se faire appe­ler ain­si – en pri­son pour dettes. Il paraît vrai­sem­blable que si les créan­ciers le firent arrê­ter lui, et non les Béjart, ce n’est pas tant en qua­li­té de chef, qui ne res­sort d’ailleurs pas clai­re­ment de l’acte fon­da­teur, mais plu­tôt parce qu’ils esti­mèrent que le père de Molière, hono­rable com­mer­çant fort aisé, avait du répon­dant, au lieu qu’on n’au­rait pas su tirer grand-chose de la tri­bu Béjart.

Le cal­cul d’ailleurs se révé­la per­ti­nent : le père Poque­lin, d’a­bord réti­cent, dés­in­té­res­sa les créan­ciers les plus agres­sifs, se por­ta cau­tion pour d’autres. Notre Jean-Bap­tiste put ain­si quit­ter la pri­son du Châtelet.

Les manuels racontent aus­si que L’Illustre Théâtre adop­ta alors la vie nomade des troupes de pro­vince. C’est inexact : il ne fut plus jamais nulle part ques­tion de cette for­ma­tion, du moins en tant que telle.

En fait Molière, pro­ba­ble­ment grâce à l’ap­pui de ses rela­tions dans les milieux lit­té­raires influents, se fit embau­cher, seul, par la troupe iti­né­rante du duc d’É­per­non, diri­gée depuis une dizaine d’an­nées par Charles Dufresne, comé­dien d’ex­pé­rience. Quant aux Béjart, ils res­tèrent d’a­bord à Paris – cela res­sort des dates d’actes signés par eux en des études pari­siennes – selon toute vrai­sem­blance affai­rés à sau­ver ce qu’ils pou­vaient de leur double catas­trophe. Toute excel­lente comé­dienne qu’elle était, Made­leine Béjart se mon­tra tou­jours une femme d’argent avi­sée : elle l’a prou­vé en lais­sant, après sa mort, un magot plus que confortable.

Petit à petit cepen­dant, mais on ignore exac­te­ment quand, Joseph, Made­leine et Gene­viève Béjart rejoi­gnirent à leur tour la troupe Dufresne. Sui­vis un peu plus tard par Louis, quand il eut atteint l’âge de mon­ter sur les planches. Ces embauches suc­ces­sives montrent d’ailleurs que la répu­ta­tion de bons comé­diens de la tri­bu Béjart était soli­de­ment éta­blie dans les milieux du théâtre : dans l’é­quipe de Dufresne, de haute qua­li­té, n’en­trait pas qui vou­lait. Cette troupe n’a­vait en outre rien d’une char­re­tée d’a­ven­tu­riers faméliques.

Elle se dépla­çait en car­rosses de louage, avec près de 4 tonnes de bagages et décors : on le sait par des fac­tures de voi­tu­riers, exhu­mées d’ar­chives muni­ci­pales. Et on a retrou­vé trace de sages pla­ce­ments finan­ciers effec­tués alors par Made­leine Béjart, d’un mon­tant à coup sûr hors de por­tée d’une théâ­treuse aux abois.

La troupe allait de lieux en lieux, tan­tôt invi­tée dans les châ­teaux par des grands qui vou­laient voir jouer les pièces à la mode ; tan­tôt appe­lée par des muni­ci­pa­li­tés pour par­ti­ci­per à des fes­ti­vi­tés locales, telles que celles accom­pa­gnant la tenue des États, ces assem­blées pério­diques de notables qui votaient les impôts dans les pays dits » d’É­tat » : Bre­tagne, Lan­gue­doc. Enfin, lors­qu’elle n’é­tait pas sol­li­ci­tée, elle s’é­ta­blis­sait durant quelques semaines, voire un mois ou deux, dans une grande ville, par­fois après de labo­rieuses négo­cia­tions, et y inter­pré­tait son répertoire.

Dans le pre­mier cas, où le nombre des spec­ta­teurs était par nature limi­té, on trans­for­mait en théâtre un salon où, en belle sai­son, on mon­tait avec des tré­teaux et des pots de fleurs un théâtre de ver­dure dans le parc ou la cour du châ­teau. Dans le second, la muni­ci­pa­li­té met­tait à dis­po­si­tion des comé­diens la plus vaste salle de l’hô­tel de ville. Dans le der­nier, la troupe louait, tout comme à Paris, un jeu de paume pen­dant la durée de sa pré­sence. Aucune ville de pro­vince, si impor­tante fût-elle, ne dis­po­sait en effet à cette époque de salle amé­na­gée de façon per­ma­nente. En France, la construc­tion de véri­tables théâtres ne com­men­ça, hors Paris, qu’au XVIIIe siècle.

Les villes visi­tées par la troupe du duc d’É­per­non, sous la hou­lette de Dufresne, furent entre 1645 et 1658, année de son ins­tal­la­tion à Paris : Rouen, Rennes, Nantes, Poi­tiers, Bor­deaux, Agen, Tou­louse, Car­cas­sonne, Nar­bonne, Péze­nas, Mont­pel­lier, Avi­gnon, Vienne, Gre­noble, Lyon, Dijon. Il se peut qu’il y en ait d’autres, qu’on ignore encore, faute d’a­voir retrou­vé des traces de son pas­sage dans les archives locales : muni­ci­pa­li­tés, études de notaires où les comé­diens seraient venus signer comme témoins au contrat de mariage de deux des leurs, ou encore registres de bap­tême des paroisses, quand nais­sait un petit, où figurent les noms des par­rain et mar­raine, géné­ra­le­ment alors des cama­rades de scène.

Au cours de cette période, le talent d’au­teur dra­ma­tique de Molière se révé­la peu à peu. Il com­men­ça par pro­duire de courtes farces. On a conser­vé le texte de deux d’entre elles : La Jalou­sie du Bar­bouillé et Le Méde­cin volant. Mais on connaît le titre de quelques autres : Gros-René éco­lier, Le Doc­teur amou­reux, Plan-Plan… Vers la fin de ce temps de noma­disme, il pro­dui­sit en outre ses deux pre­mières véri­tables comé­dies en vers : L’É­tour­di, créée à Lyon en 1655, et Le Dépit amou­reux, à Béziers en 1656, cette der­nière à l’oc­ca­sion d’une tenue des États du Languedoc.

Forte de ses suc­cès, la troupe com­men­ça à son­ger sérieu­se­ment à s’é­ta­blir à Paris. On ne sait pas exac­te­ment com­ment furent menés les tra­vaux d’ap­proche, ni les rôles res­pec­tifs qu’y jouèrent Dufresne, Molière et Made­leine Béjart. Deux choses cepen­dant paraissent assu­rées : Dufresne com­men­çait à son­ger à sa retraite. De son côté Made­leine Béjart, mais agis­sant seule et non au nom de la troupe, signait, le 12 juillet 1658, un bail de loca­tion de la salle du Marais, telle qu’elle avait été recons­truite, en véri­table théâtre, avec machi­ne­ries per­fec­tion­nées, une dizaine de mois après l’in­cen­die de 1644. La troupe du Marais avait, sur­tout durant les longs troubles de la Fronde, connu de grave dif­fi­cul­tés finan­cières et s’é­tait quelque peu dispersée.

Madeleine Béjart.
Made­leine Béjart.

Il semble bien que, dans l’es­prit de Made­leine Béjart, soit née l’i­dée d’une fusion entre la troupe Dufresne et ce qui res­tait de celle du Marais. Et il appa­raît que les deux frères Cor­neille, Pierre et Tho­mas, aient beau­coup pous­sé à cette opé­ra­tion. Ils res­taient très atta­chés au Marais, qui avait créé presque toutes leurs pièces. La manœuvre conçue tenait d’ailleurs fort bien la route : appuyée par les Cor­neille, elle eût assu­ré à la troupe la fidé­li­té de deux auteurs confir­més, d’un tout autre renom qu’un Molière de trente-six ans, encore incon­nu du public parisien.

Au grand dam des deux frères, qui en vou­lurent beau­coup à Molière, l’o­pé­ra­tion n’a­bou­tit pas mais, après d’autres négo­cia­tions, sans doute menées avec le sou­tien de rela­tions de Molière dans les milieux lit­té­raires gra­vi­tant autour de la Cour, la troupe de Dufresne se vit accor­der le nom de Comé­diens de Mon­sieur – Phi­lippe, le jeune frère de Louis XIV – et sur­tout, attri­buer, à titre gra­tuit, l’u­sage d’une salle pari­sienne, à par­ta­ger tou­te­fois avec les comé­diens ita­liens qui en jouis­saient déjà : la salle du Petit-Bourbon.

Si nous n’en avons pas par­lé à pro­pos des salles publiques pari­siennes, c’est qu’elle n’é­tait pas à pro­pre­ment par­ler publique. Elle appar­te­nait à la Cou­ronne et ser­vait seule­ment lors de la pré­sence à Paris des comé­diens ita­liens, ini­tia­le­ment venus dans les bagages de Cathe­rine de Médi­cis. Pré­sence deve­nue, au fil des temps, plus ou moins conti­nue. Il s’a­gis­sait de l’an­cienne salle des fêtes de la rési­dence pari­sienne de la branche des Bour­bons à quoi appar­te­nait le Conné­table de Bour­bon, rési­dence confis­quée par Fran­çois Ier après la tra­hi­son du Conné­table, pas­sé à Charles-Quint.

Cette salle avait connu plu­sieurs usages depuis sa sai­sie par la Cou­ronne : récep­tions et fêtes royales, tenue des États géné­raux de 1614, les der­niers avant ceux de 1789. Elle se trou­vait entre l’é­glise Saint-Ger­main-l’Auxer­rois et le Louvre. De forme rec­tan­gu­laire, elle mesu­rait 66 x 16 m et était équi­pée d’une scène de 250 m2.

La troupe des Comé­diens de Mon­sieur y joua pour la pre­mière fois le 2 novembre 1658 : elle don­na pro­ba­ble­ment L’É­tour­di. Elle comp­tait alors dix comé­diens : Dufresne, Molière, Joseph, Made­leine, Gene­viève et Louis Béjart, le couple Du Parc (Gros-René et Mar­quise) et le couple De Brie, à qui s’a­jou­tait un gagiste pour jouer les utilités.

Quelques mois plus tard, Dufresne s’a­che­tait une mai­son à Argen­tan, son pays natal. Il s’y reti­ra défi­ni­ti­ve­ment à la fin de 1659, s’y rema­ria car il était veuf, et mena, semble-t-il, une vie de gen­til­homme cam­pa­gnard aisé. Il mou­rut bien après Molière.

Molière se trou­va alors chef de troupe, titu­laire d’une salle qui ne lui coû­tait rien, avec la seule contrainte du par­tage avec les Ita­liens. Il s’en­ten­dit d’ailleurs tou­jours fort bien avec leur chef, Sca­ra­mouche. L’au­to­ri­té publique avait lais­sé aux Ita­liens les jours dits » ordi­naires » : dimanche, mar­di, ven­dre­di ; les autres étant attri­bués aux Comé­diens de Mon­sieur, ce qui ne consti­tuait pas néces­sai­re­ment un désa­van­tage. Les jours où ils jouaient, les salles concur­rentes demeu­raient fermées.

Cette situa­tion dura jus­qu’en octobre 1660. C’est donc au Petit-Bour­bon que furent créées Les Pré­cieuses ridi­cules et Le Cocu ima­gi­naire. Mais la troupe, bien enten­du, n’y jouait pas seule­ment du Molière. Il faut d’ailleurs savoir qu’à l’é­poque, aus­si­tôt qu’une pièce avait été édi­tée en librai­rie, elle était consi­dé­rée comme tom­bée dans le domaine public, et pou­vait être jouée libre­ment, par n’im­porte quelle troupe. C’est seule­ment à la fin duX­VIIIe siècle, et sous l’im­pul­sion de Beau­mar­chais, qu’ap­pa­rut la notion de droits d’au­teur dramatique.

Mais en octobre 1660, branle-bas de com­bat. La troupe de Mon­sieur et les Ita­liens sont invi­tés à quit­ter les lieux. La salle du Petit-Bour­bon doit être démo­lie pour lais­ser place aux agran­dis­se­ments du Louvre, notam­ment à la Colon­nade. Après quelques ter­gi­ver­sa­tions, les deux troupes se voient attri­buer, tou­jours à titre gra­tuit, mais à charge à elles, à frais par­ta­gés, de remise en état, la salle dite du Palais-Royal, construite en 1641, à titre pri­vé, par Riche­lieu en son palais car­di­nal, deve­nu palais royal après legs à la Cou­ronne, et où siège de nos jours le Conseil d’É­tat. Cette salle n’a­vait pra­ti­que­ment plus ser­vi depuis la mort du car­di­nal et se trou­vait en piteux état.

Elle n’a rien à voir avec notre actuel théâtre du Palais-Royal, construit juste avant la Révo­lu­tion. Située à l’angle ouest de la rue Saint-Hono­ré et de l’ac­tuelle rue de Valois, elle mesu­rait 35 x 17,50 m, avec une scène de 225 m2. Jus­qu’à sa mort, en février 1673, elle res­te­ra la salle de Molière, qu’il ne ces­sa de par­ta­ger avec Sca­ra­mouche. Ce der­nier en fut expul­sé après la dis­pa­ri­tion de Molière, suite aux vile­nies de son com­pa­triote Lul­li ; mais ceci est une autre histoire.

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La troupe de Molière joua aus­si beau­coup sur invi­ta­tions. Elle se trans­por­tait alors, avec cos­tumes et décors, dans les rési­dences royales ou prin­cières où elle était appe­lée. Sauf deux excep­tions à Cham­bord, en 1669 et 1670, elle ne sor­tit plus jamais de la région pari­sienne : Ver­sailles, bien enten­du, mais aus­si Vaux-le-Vicomte (créa­tion des Fâcheux, chez Fou­quet), Saint-Cloud (la rési­dence de Mon­sieur), Vin­cennes, Fon­tai­ne­bleau, Saint-Ger­main, Chan­tilly (chez le Grand Condé).


 Sché­ma de Paris mon­trant l’emplacement des salles citées dans l’article.

Il s’a­gis­sait alors de théâtres impro­vi­sés, sou­vent en plein air lors des grandes fêtes d’é­té. À Ver­sailles les repré­sen­ta­tions en petit comi­té autour du Roi avaient géné­ra­le­ment lieu, semble-t-il, dans la gale­rie qui se trouve sous celle des Glaces, et située de plain-pied avec les jardins.

Une men­tion par­ti­cu­lière doit être faite de la Salle des Machines, au Louvre, dotée, comme son nom l’in­dique, d’une machi­ne­rie de théâtre ultra-per­fec­tion­née, de concep­tion ita­lienne selon l’u­sage du temps. Molière y créa Psy­ché, devant la Cour, assis­té d’ailleurs, pour une par­tie du texte, de Pierre Cor­neille, récon­ci­lié ; ce qui, par paren­thèse, ne fut jamais le cas avec Tho­mas. Cette salle, construite à l’ins­ti­ga­tion de Maza­rin en 1660, de 31 x 11 m seule­ment, offrait en revanche une scène gigan­tesque pour l’é­poque, de 485 m2, per­met­tant de grands déploie­ments d’ac­teurs, de dan­seurs et d’ap­pa­ri­tions de toute sorte. Elle se trou­vait dans l’aile dite des Tui­le­ries, entiè­re­ment incen­diée lors des troubles de la Com­mune, en 1871 ; à son extré­mi­té nord, donc joux­tant l’ac­tuel Pavillon de Mar­san. Au XVIIIe siècle, la Comé­die fran­çaise s’y ins­tal­la durant une dizaine d’an­nées. Elle ser­vit aus­si de siège pro­vi­soire à l’As­sem­blée natio­nale issue des États géné­raux, lors de son éta­blis­se­ment à Paris après les jour­nées d’oc­tobre 1789.

Ain­si va le temps : de ces hauts lieux de la scène fran­çaise où furent joués, sou­vent en créa­tion, les théâtres de Cor­neille, de Molière, de Racine, de Mari­vaux, il ne reste rien, nulle part. Tout au plus par­fois, en un recoin de façade pari­sienne, une plaque évoque l’emplacement d’une salle dis­pa­rue. Mais quel pas­sant s’ar­rête aujourd’­hui pour la lire ?

3 Commentaires

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Molièrerépondre
29 avril 2016 à 12 h 23 min

Molière
Bon­jour tout le monde ! Je suis Jean bap­tiste Poque­lin, le vrai Molière!! Et je ne suis pas mort ! C’est gen­til d’é­crire ma Bio !

mar­tine Bayonrépondre
1 septembre 2017 à 9 h 09 min

Excellent article
Excellent article

Cécilerépondre
29 mars 2018 à 14 h 04 min

Bel article !
Bon­jour,
Mer­ci pour ce très bon article.
Pour­riez-vous me don­ner la source de l’i­mage du por­trait de Made­leine Béjart s’il vous plaît ? J’é­cris une bio de Molière et j’ai­me­rais obte­nir les droits pour l’in­sé­rer dans le livre. Je cherche, mais je ne trouve pas ! Merci !

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