Les sciences et les techniques au service des hommes
Le xxe siècle est un siècle riche : fin des idéologies totalitaires (léninisme et nazisme), progrès explosif des sciences et des techniques, accroissement spectaculaire de l’espérance de vie et du bien-être, mais aussi hélas, creusement des inégalités dans la plupart des pays et entre les grandes régions du monde. Le XXIe siècle ne verra certainement pas la fin du travail (qu’il faudrait plutôt réhabiliter !), ni la fin de l’histoire, encore moins la fin de la science. On parle aussi de fin des certitudes. L’incertitude n’est pas nouvelle pour les scientifiques qui, tout au long de l’histoire, ont toujours remis en question des certitudes momentanées. Leur originalité étant la pratique du doute systématique, ils n’ont jamais eu et n’auront jamais beaucoup de certitudes.
Le XXIe siècle verra d’autres idéologies : on parle beaucoup de l’économisme, avec une telle unanimité pour le condamner que l’on peut penser qu’il n’ira pas bien loin ; on parle de résurgences du scientisme susceptibles de remettre en cause les valeurs de l’humanisme, je ne suis pas inquiet car je ne connais pas beaucoup de scientistes.
On parle aussi, et c’est plus inquiétant à mes yeux, de l’écologisme et de l’antimondialisme, deux idéologies appuyées sur la peur, la désinformation et le terrorisme intellectuel, dont le discours est devenu dominant, et que l’on peut considérer comme antihumanistes, passéistes et malthusiennes : la croissance démographique (jugée néfaste) est attribuée aux progrès des sciences et des techniques (notamment dans les domaines de l’alimentation et de la santé), l’homme se permet d’aménager la planète (mais il n’aurait aucun droit à se considérer comme le jardinier/usufruitier de la nature car il est un animal comme les autres)… Les sciences et les techniques sont l’objet d’une méfiance inexplicable et injustifiée.
Cette méfiance est plus forte en France que dans le reste du monde alors que notre pays avait été aux XVIIIe et XIXe siècles le berceau d’un développement scientifique sans précédent, dont le monde entier a profité. Or nous ne pouvons pas nous contenter d’une vision rétrécie des choses dans l’espace et dans le temps. Une telle vision conduit en effet à une sous-estimation considérable des besoins des pays pauvres et des générations futures, dans tous les domaines : alimentation, santé, eau, énergie, transports, habitat, aménagement de l’espace, etc., c’est la raison pour laquelle il est urgent de continuer à accroître la connaissance, à développer la technique, à diffuser à tous les enfants du monde une instruction qui les vaccine contre l’ignorance, la superstition et l’obscurantisme. Ces besoins s’expriment notamment dans certains domaines stratégiques (génie génétique, énergie nucléaire, etc.). Je propose donc une réflexion sur la place des sciences et des techniques dans l’opinion et un plaidoyer en leur faveur.
La science, les médias et l’opinion publique
La science a mauvaise presse, comment ?
André Breton viscéralement antinucléaire écrivait le 18 février 1958 : » Démasquez les physiciens, videz les laboratoires « , le phénomène qui n’est donc pas récent est largement analysé dans l’ouvrage de Philippe Kourilsky La science en partage. J’ai cru pouvoir reprendre cette analyse en la complétant.
- On a tendance à globaliser la responsabilité d’un certain nombre d’erreurs, d’échecs, de fautes pour en reporter une partie sur la science devenue le bouc émissaire des maux de l’humanité.
- On s’interroge sur la réalité de l’indépendance de certains scientifiques écartelés entre les intérêts financiers de leur employeur (public, privé, ou >Ong) en opposition avec l’expression de la vérité.
- Assimilée par certains à un scientisme borné, intégriste, arrogant, primaire, hégémonique et conquérant, la science serait devenue un danger mortel pour l’humanité. Les opposants aux biotechnologies ou au nucléaire seraient des » humanistes « , leurs partisans seraient des » idéologues scientistes » !
- Les scientifiques sont souvent présentés comme peu soucieux de l’usage que l’humanité pourrait faire de leurs découvertes, comme des apprentis sorciers avec les traits d’un savant fou : en contrepartie de bienfaits certains, la science ferait courir à l’humanité des risques insupportables.
- Certains considèrent que » la science s’est disqualifiée » en acceptant de se mettre au service des deux totalitarismes du XXe siècle (nazisme et stalinisme), il est vrai qu’à l’instar d’Heisenberg, de Lyssenko et de Mitchourine un certain nombre de savants ont servi l’Allemagne nazie et l’URSS léniniste.
- Mais il ne faut pas oublier qu’au péril de leur vie d’autres savants ont rejoint le camp de la liberté : parmi lesquels Albert Einstein qui a su appliquer le principe de précaution en conseillant au président Roosevelt de décider la fabrication de la première bombe atomique de peur d’être devancé par Hitler.
- Ces questions ne sont pas traitées de la même façon en Europe, en France et dans le reste du monde, notamment aux États-Unis, où la tendance est nettement plus favorable à la science et à la prise de risque… d’où l’intérêt des comparaisons internationales…
- Néanmoins il existe, aussi aux États-Unis, des écoterroristes, animés par une véritable haine de la civilisation technologique (qui se réclament parfois de Jacques Ellul et de John Zerzan) : faut-il rappeler que, bien avant les attentats de Ben Laden contre les Twin Towers de New York, un certain Théodore J. Kaczynsky plus connu sous le pseudonyme d’Unabomber (un pour university a pour airlines) a pendant dix-huit ans de 1978 à 1996 (date de son arrestation) adressé des colis piégés à de nombreux universitaires américains (dont deux prix Nobel) faisant 2 morts et 23 blessés.
La science a mauvaise presse, pourquoi ?
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Les drames de ces dernières années : ces drames d’importance inégale sont largement médiatisés, leurs liens avec la technoscience ne sont pas toujours évidents, on fait en outre un amalgame parfaitement artificiel et totalement injustifié entre bombe atomique, sang contaminé, maladie de la vache folle, dégradation du climat, pollutions diverses, Tchernobyl, OGM, déchets nucléaires… Pourtant, c’est la plupart du temps grâce aux scientifiques que les dangers (avérés ou hypothétiques) liés à ces affaires ont été détectés, c’est d’ailleurs aux scientifiques que l’on s’adresse pour trouver et mettre en œuvre les moyens de réduire les risques qui ont été identifiés.
- La grande pluralité voire la division d’une communauté scientifique libérale par nature : il y aura donc toujours des opinions minoritaires, ce qui ne veut pas dire que tout minoritaire sera forcément » Galilée « . Cette pluralité est à l’évidence cause d’inquiétude pour une opinion mal informée.
- Les techniques de communication de la communauté scientifique : elles sont insuffisantes. Si certains scientifiques communiquent trop, d’autres jugent inutile de communiquer. La réalité est la plupart du temps présentée à l’opinion non par la communauté scientifique elle-même mais par les médias qui privilégient le sensationnel et l’instantané. De ce fait cette communauté est aujourd’hui en position d’assiégée par ceux qui croient pouvoir annoncer la fin de la science.
- Une conception fausse de la précaution (assimilée à l’impossible risque zéro alors que, dans le même temps, on oublie que la précaution a un coût et qu’elle présente elle aussi des risques) : elle conduit à un véritable blocage du progrès (dont la science est un des principaux moteurs). J’ai déjà abordé ce sujet dans un récent numéro de La Jaune et la Rouge (recension de l’ouvrage de Philippe Kourilsky, Rapport au Premier ministre sur le principe de précaution). Je n’y reviendrai pas.
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: elle est presque toujours irrationnelle, mais quelquefois salvatrice, elle peut aussi être un frein au progrès d’une efficacité redoutable. On constate une dispersion des inquiétudes sans aucun rapport avec la vraie hiérarchie des risques, on montre du doigt les Ong et l’énergie nucléaire (dont les risques avérés ou potentiels sont faibles), mais on n’a pas vraiment peur de l’anophèle, du gaz, du charbon, du tabac, de la drogue, du dopage qui présentent des risques avérés considérables… - La désinformation et le terrorisme intellectuel qui nourrissent la peur : ils sont au service d’idéologies passéistes et malthusiennes dont les spécialistes n’ont de cesse de discréditer la science chaque fois que celle-ci leur donne tort, ce qui est fréquent.
- Les opposants à la science sont nombreux et organisés, parmi ces opposants se sont succédé des clercs ou des laïcs intégristes capables de conduire leurs victimes au bûcher ou à la guillotine, les noms de ces victimes sont connus : Jean Servet brûlé par Calvin, Giordano Bruno brûlé par l’Inquisition, Lavoisier et Bailly décapités sous la Terreur. Une des contributions les plus utiles de la communauté scientifique c’est d’avoir réussi par la tolérance à faire reculer ce genre d’intégrisme…
- Huit à dix millions de Français consultent voyants, astrologues ou guérisseurs, 60 % lisent régulièrement des horoscopes, l’on évalue à 60 000 le nombre des spécialistes de la médecine paranormale soit plus de la moitié du corps médical, et l’on constate le même engouement aux États-Unis ! Apparemment ces pratiques laissent totalement indifférents nos gouvernements dont les exigences sont paradoxalement souvent considérables à l’égard de leurs communautés scientifiques…
L’ennemi n° 1 des sciences et des techniques : l’obscurantisme
Le refus de la vérité, la circulation sanguine : William Harvey
Au XVIIe siècle, dans le domaine de la médecine, l’autorité émanait de Galien et d’Avicenne qui furent l’un et l’autre à leur époque de très grands médecins, mais qui n’étaient pas pour autant infaillibles. Galien s’était trompé notamment dans sa description de l’appareil circulatoire : il avait donné au foie un rôle d’organe distributeur et pensait que les veines apportaient le sang aux tissus. En 1628, William Harvey qui avait étudié l’anatomie en Italie, et qui dirigeait l’hôpital Saint-Bartholomew à Londres publiait à Francfort un ouvrage : Exercitatio de motu cordis et sanguinis in animalibus. S’appuyant sur des expériences reproductibles, il démontre les erreurs de Galien et présente une description conforme à la réalité…
Cinq siècles après, personne ne met plus en doute sa découverte, mais à l’époque il eut dans les grandes villes universitaires de nombreux contradicteurs qui ne supportaient pas que l’on critique Galien. Philippe Gorny a pu dresser une carte des villes qui acceptaient ou refusaient la description par Harvey de la circulation sanguine.
Le refus de la nouveauté, pomme de terre et maïs : Antoine Augustin Parmentier
En 1771, une disette terrible frappe la Bourgogne et la Franche-Comté, Antoine Augustin Parmentier remporte un concours organisé par l’académie de Besançon : » Il s’agit d’indiquer les végétaux qui pourraient suppléer en temps de disette à ceux que l’on emploie communément à la nourriture des hommes « , son mémoire sur la culture de la pomme de terre (un Ogm de l’époque avec déjà le maïs) est devenu un classique.
L’académie de Besançon encourage finalement une culture que le Parlement de Besançon avait interdite vingt ans auparavant en raison des préjugés de l’époque qui n’ont rien à envier à ceux que l’on rencontre aujourd’hui : la pomme de terre pourrit facilement, elle est accusée de donner des écrouelles, d’apporter la lèpre, elle est assimilée à un poison comme la mandragore, la belladone, le datura. Par son énergie et sa ténacité Parmentier finit par triompher des passéistes de l’époque, et réussit à faire accepter en France la culture de la pomme de terre !
Le refus du risque, le vaccin contre la rage : Louis Pasteur
En juillet 1885, Louis Pasteur prend le risque de pratiquer 11 injections de moelle contenant un virus de la rage de moins en moins atténué à un jeune garçon qui avait été mordu par un chien enragé et qui était considéré comme perdu… l’enfant est sauvé… mais on reproche aussitôt à Pasteur d’avoir trop légèrement expérimenté sur l’homme, sans aucune preuve à l’appui, on croit pouvoir accuser son vaccin de donner la rage…
À l’étranger le succès de Pasteur est unanimement reconnu, on fait appel à lui en Italie, Belgique, Roumanie, il est appelé à vacciner quatre Américains de New York qui guérissent tous, puis 29 Russes de Smolensk atrocement mutilés par un loup (16 survivent). Il est également reconnu en France (1 324 vaccinations dans l’année qui suit la première guérison).
> Les méfaits d’une communication alarmiste : le nuage de Tchernobyl
Sur Tchernobyl, les médias ont accusé le professeur Pellerin d’une communication trop rassurante, et d’avoir dit ce qu’il n’avait pas dit (que le nuage s’est arrêté à la frontière). Les faits ont donné raison au professeur : le nuage n’a causé aucun dégât en Europe occidentale, tout au plus peut-on lui reprocher de n’avoir pas donné assez d’explications. En revanche la communication alarmiste des mêmes médias a causé dans les pays voisins des dégâts irréparables (avortements inutiles, comme à Sévéso). Les ouvrages de Bruno Comby et de Pierre Bacher donnent une description de ce qui s’est réellement passé.
La désinformation : le plutonium de Creys-Malville
Je me bornerai à citer Georges Vendryes : » En 1990, un organisme qui se targue d’une totale indépendance et d’une grande rigueur scientifique déclare avec force publicité que Super Phénix rejette du plutonium dans le Rhône… Cet organisme fustigeait le défaut de surveillance des exploitants de la centrale et le laxisme des autorités de contrôle incapables de faire leur travail correctement. Ces accusations firent du bruit à l’époque (la manchette d’un journal du 18 décembre 1990 : » Super Phénix : rejet illégal de plutonium dans le Rhône »). Or ces allégations étaient totalement dénuées de fondement… le plutonium provenait des retombées des explosions aériennes nucléaires américaines ou russes des années soixante dont on décèle des traces un peu partout. L’analyse de la composition isotopique du plutonium prouva qu’il ne pouvait pas provenir de Super Phénix… Il n’empêche, le mal était fait : comme toujours l’annonce initiale d’un prétendu » scandale » est faite à grand son de trompe et la presse s’en empare pour en faire ses gros titres. Des analyses et des vérifications approfondies demandent du soin et du temps. Quand le résultat est connu et le démenti apporté, personne n’en parle. »
Je citerai aussi The Economist du 8 septembre 2001 qui recommande la lecture d’un récent ouvrage de Bjorn Lomborg Measuring the real state of the world : » La plupart des inquiétudes concernant l’avenir de notre planète céderont la place à l’indignation contre l’armée d’écologistes appliqués à provoquer des paniques en maquillant la vérité. »
L’écoterrorisme : la destruction de cultures transgéniques autorisées
On sait qu’une campagne contre les OGM accompagnée d’actions violentes (arrachage de plants transgéniques autorisés) est engagée. À ce sujet je crois utile de citer le ministre de l’Agriculture, en juillet 2000 : » Ne seriez-vous pas plus efficaces si vous renonciez à la violence ?… La violence n’est jamais légitime en démocratie, les Français ne la supportent pas… Vous vous présentez comme des résistants, attention de ne pas devenir des justiciers… devenir complices même involontaires d’excités ou de fous qui finissent par tuer… Je suis de gauche, je veux dire par là que je crois au progrès, au savoir et à la raison… si un jour les travaux sur les OGM permettent de faire pousser du blé dans le Sahel, je serai le premier à m’en réjouir… le principe de précaution ne doit pas intervenir à l’encontre de l’expérimentation et quand je vois… détruire les champs d’OGM plantés par des scientifiques aussi scrupuleux et prudents que ceux de l’Inra, je m’indigne. »
Le refus de la sélection : l’affaire du sang contaminé
Une citation de Philippe Kourilsky : » L’attitude de refus de la sélection a été constatée non seulement chez les transfuseurs, mais dans le corps médical, voire dans certains médias hostiles à la sélection, voire chez les hémophiles eux-mêmes, opposés à un changement de leur traitement : la perception du risque apparaît alors comme le facteur clé de l’observance. On peut donc avancer qu’une action plus précoce, encore moins fondée sur les faits n’aurait pas été plus efficace, car elle était moins crédible, plus coûteuse et moins légitime. »
Le cheminement de la pensée scientifique de Prométhée à nos jours
L’éveil de l’Occident à la science après les Grecs, les Alexandrins et les Arabes
- Dans le domaine scientifique, l’Occident occupe depuis environ cinq cents ans une position dominante qui dans le passé avait été successivement occupée par les Grecs du ve siècle avant J.-C. (Thalès de Milet, Pythagore de Samos, Hippocrate de Chios) puis pendant plus de sept cents ans par le Musée d’Alexandrie (Euclide, Ératosthène, Apollonios, Nicomède, Ménélaüs, Hipparque, Ptolémée et Pappus, enfin, Hypatie) puis pendant environ six cents ans par les Arabes de Bagdad et de Cordoue…
- Deux événements catastrophiques pour la science doivent être évoqués : l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie en 391 et la destruction de Bagdad par les Mongols en 1258. Je crois enfin utile de citer à cette occasion un hadith du prophète Mahomet (évoqué récemment dans un hebdomadaire parisien par Ali Djaouti, Paris) : » Enseignez la science, Qui l’enseigne craint Dieu, Qui se bat pour elle combat pour Dieu, Qui la répand distribue l’aumône, Qui la possède devient un être de bienveillance et de vénération, La science éclaire le chemin du paradis. »
- L’Occident chrétien s’éveille au xie siècle avec Gerbert d’Aurillac (le pape de l’an mil formé en Espagne musulmane, qui décide l’adoption des chiffres arabes), et Léonard de Pise (Fibonacci).>
- La France entre en lice au xvie siècle avec Ambroise Paré et François Viète. En concurrence avec l’Angleterre et l’Allemagne elle va se hisser au premier rang des pays occidentaux pendant une période d’environ cent ans de 1750 à 1850, mais par la suite, elle va peu à peu se laisser dépasser par les pays anglo-saxons, et la primauté des États-Unis va progressivement se développer.
- Descartes rejette la physique scolastique et l’argument d’autorité qui plaçaient les fondements de la vérité dans les ouvrages des anciens et dans leurs commentateurs autorisés. Mais la bonne question se pose aussitôt après : comment maintenant procéder ? Descartes préconise le doute systématique : il faut éprouver toutes les opinions reçues par la raison et l’expérience… mais il ne voit pas le danger de voir un jour les théories cartésiennes se muer en dogmes, puis en une nouvelle scolastique… dans le même temps il croit pouvoir affirmer la prédominance du raisonnement sur l’expérience, or toutes les théories ne sont pas forcément heureuses, (Galilée a bien vu que notre planète tournait sur elle-même et autour du soleil, mais il s’est trompé sur le mécanisme des marées).
- L’empirisme pascalien, sa méthode expérimentale deviennent donc utiles et nécessaires…
L’héritage scientifique français
Révolution, Empire, Restauration
La France s’est imposée d’abord avec Pascal et Descartes puis avec les savants de la Révolution, de l’Empire et de la Restauration : Lavoisier, Carnot, Monge, Laplace, Berthollet, Arago, Gay-Lussac, Cauchy, ceci n’a été possible que grâce à l’appui quasi inconditionnel que leur a prodigué Napoléon Bonaparte.Éric Sartori met Laplace au centre de la communauté scientifique française de l’époque, et rend hommage à Bonaparte : » L’œuvre de Laplace est immense, pratiquement sans égale et marque encore nos conceptions et nos institutions. Laplace a régné sur l’infiniment vaste des espaces sidéraux et sur l’infiniment petit des phénomènes moléculaires, il fut le plus éminent savant et le grand patron scientifique d’une époque où la France dominait les sciences comme aucune autre nation n’y est depuis parvenue… » » Si la France se métamorphose en empire des sciences, ce n’est pas par hasard : une grande part du mérite en revient au premier des Français (Napoléon). Aucun autre dirigeant politique n’a nourri une telle passion pour la science, n’a entretenu de liens aussi privilégiés avec les savants de son époque, n’a autant estimé et aimé le monde scientifique. »
Ceci étant dit, il est légitime de s’interroger sur la rivalité franco-britannique de l’époque dans le domaine des sciences : faut-il voir en Newton, un Laplace anglais ou en Laplace un Newton français ? Faut-il rappeler que Lamarck a proposé la théorie du transformisme avant Darwin ?
La fin du XIXe siècle
Le XIXe commencé comme le siècle des savants va se poursuivre et se terminer comme celui des bâtisseurs. Dès les premières décennies apparaissent les saint-simoniens puis les positivistes les uns et les autres porteurs d’utopies utiles et généreuses au service de l’humanité. Les découvertes scientifiques déjà acquises vont permettre en Occident un essor sans précédent dans les domaines les plus variés : métallurgie, chimie, agro-alimentaire, chemins de fer, routes, canaux, ouvrages d’art.Mais en fin de siècle, en France (et seulement en France), la recherche fondamentale piétine : les papes de l’électricité s’appellent Faraday et Maxwell. La gloire de Le Verrier masque la grande misère de l’astronomie française de l’époque. Cependant, Claude Bernard apparaît comme celui par qui la médecine va devenir une science, il se prononce pour le déterminisme contre le vitalisme et l’empirisme et contribue à développer la recherche fondamentale dans le domaine de la médecine. Pasteur découvre et domestique les ferments, engage un combat pour l’asepsie et contre la maladie en inventant les premiers vaccins à la suite de Jenner dont il se veut l’héritier.
Les contributions de la France au XXe siècle
La France n’est plus au premier rang, mais elle apporte une contribution significative à la recherche notamment dans les quatre domaines fondamentaux : la matière, l’énergie, le temps, le vivant…- Henri Poincaré considéré comme le dernier des universalistes va jouer un rôle fondamental dans le développement des mathématiques et de la mécanique : il s’attaque aux fonctions complexes solutions d’équations différentielles et reprend l’étude de la stabilité du système solaire, il remet en cause les systèmes newtonien et laplacien, et forge les instruments mathématiques qui vont permettre l’émergence de la théorie de la relativité dont la découverte fera la gloire d’Albert Einstein.
- Pierre et Marie Curie en même temps qu’Henri Becquerel découvrent l’existence des radioéléments, ajoutant une nouvelle ligne au tableau de Mendeleïev, ouvrant la voie à la théorie de la transmutation… le prix Nobel leur est décerné en novembre 1903. La France reste d’ailleurs dans le peloton de tête des nations dans ce domaine hautement stratégique qu’est la physique atomique.
- La création du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) par le général de Gaulle, 18 octobre 1945, Frédéric Joliot-Curie et Raoul Dautry seront les premiers Haut-Commissaire et Administrateur général.
- Le lancement et la réalisation de l’ambitieux programme nucléaire français : à l’occasion du premier choc pétrolier, pour assurer l’indépendance énergétique de la France, le gouvernement de Pierre Messmer décide en 1973 de le lancer. Il sera presque totalement réalisé en moins de trois décennies et donnera à la France une position de leader et des atouts considérables.
- Super Phénix : dans cette même dynamique est prise la décision de construire Super Phénix, un réacteur expérimental à neutrons rapides dont les effets bénéfiques auraient pu être très importants.
- Souvent associée à ses partenaires européens la France est présente dans presque tous les domaines : le transport aérien avec la Caravelle, Concorde et l’Airbus, l’espace avec la fusée Ariane, la santé avec la découverte du virus du sida par le professeur Montagner, le prix Nobel de François Jacob André Lwoff et Jacques Monod. La contribution française à l’élaboration et à la mise en œuvre de la Politique agricole commune (une réussite incontestable injustement décriée qui nous a donné l’autosuffisance et une productivité comparable à celle des Américains… même s’il est vrai qu’une actualisation s’impose après trois décennies). Dans le domaine du génie génétique, nous avons aussi des chercheurs de premier plan malheureusement quelque peu inhibés par le tohu-bohu anti-OGM.
Le désengagement français : la France devient masochiste, le progrès est désormais ailleurs
Malgré les outils de recherche performants dont elle dispose : CNRS, Inserm, Inra, Orstom, Cirad, que sais-je encore ? La France n’a plus la place qu’elle a eue dans un passé récent, elle est peu à peu éclipsée par des pays plus performants, mais elle est en outre quelque peu masochiste :
– l’arrêt coûteux et inutile de Super Phénix décidé en 1997 contre l’avis de sa communauté scientifique. On plaçait les plus grands espoirs dans ce réacteur expérimental… J’ai eu honte,
– la France est un des seuls pays du monde où l’on arrache les cultures transgéniques,
– d’autres pays épargnés par les idéologies passéistes sont désormais en flèche notamment dans le domaine stratégique de l’agriculture : citons l’Inde avec la révolution verte, le Royaume-Uni avec la brebis Dolly, les États-Unis et bientôt la Chine pour les Ogm.- Thierry Gaudin donne son point de vue sur la révolution verte : » À la suite de l’introduction de nouvelles variétés de riz, l’Inde et la Chine ont augmenté leurs rendements en céréales de plus de 5 % par an entre les années 1975 et 1983, soit plus de 60 % durant la période. Ces pays vivaient depuis des siècles dans une famille endémique, ils sont devenus exportateurs de céréales. »
- Guy Sorman évoque Gurdev Kush et nous rappelle les propos du père de la révolution verte, le docteur Swaminathan : » La carte de la famine coïncide avec celle des idéologies fausses « , mais » L’Inde, le continent de la famine dispose en 1887 d’un stock de 50 millions de tonnes de céréales, l’Inde de 1988 produit davantage de riz par habitant qu’en 1966 alors qu’elle compte 100 millions d’habitants en plus. L’explosion démographique n’a pas conduit à la famine, c’est le contraire. »
Sciences et techniques de plus en plus au service du développement
Si vous ne croyez pas au futur, essayez donc le passé
Laissons d’abord parler Thierry Gaudin : » En 1970 sortait un livre resté célèbre Halte à la croissance, il disait en substance : nous consommons de plus en plus d’énergie et de matière, dont une grande partie n’est pas renouvelable, nous allons nous trouver à court de ressources, il faut tout arrêter, il y a des limites à la croissance… Il n’y a pas eu de crise des matières premières, celles de l’énergie ont été surmontées… l’horizon d’une rupture catastrophique des approvisionnements s’éloigne à mesure qu’on s’en approche, comme tous les horizons. Le Club de Rome, voyant ses prévisions contredites par les faits, a fait amende honorable, ce qui doit être mis à son actif, mais n’a pas pour autant changé sa vision de l’économie… les matériaux se multiplient… l’énergie est maîtrisée… on ose remanier la vie… on découvre la contraction du temps… Si vous ne croyez pas au futur, essayez donc le passé ! Le passéisme nationaliste s’exacerbe dans les Balkans, le nationalisme théologique enflamma les intégrismes dans toutes les religions (islamique, chrétienne, juive, hindoue…). La politique et les affaires s’engluent dans des contentieux. Faute d’être en mesure de regarder l’avenir, les années quatre-vingt-dix ont foncé tête baissée vers le passé. C’est un mouvement compréhensible, les psychanalystes l’appellent une régression. Face au » choc du futur « , on va chercher les solutions toutes faites, on rejoue les drames d’autrefois. Alors seulement une fois ce mouvement accompli, on peut accepter que reviennent les temps créateurs, et tourner son regard vers l’avenir. J’invite à le faire le plus tôt possible. »
Les besoins du tiers-monde et des générations futures largement sous-évalués…
Vers le milieu de ce XXIe siècle, il faudra nourrir, loger transporter et soigner quelque 10 milliards d’êtres humains. Vers 2005, la moitié de l’espèce humaine vivra dans les villes… si les sauvages urbains ne représentaient que 3 % de l’espèce, ce ne serait qu’un problème d’assistance et de contrôle social, mais s’ils sont plus de 10 % cela devient un problème structurel.
Face à ces besoins potentiels considérables dans les domaines de l’énergie, de l’alimentation, des transports, de la santé, de l’urbanisation et du logement, ne rien faire représente un énorme risque sans commune mesure avec les modestes risques dus au nucléaire et aux OGM injustement diabolisés. Ces besoins concernent principalement le tiers-monde que nous n’avons pas le droit de restreindre alors que les pays du Nord sont plutôt à l’aise et les générations futures qui sont en droit d’attendre de nous la transmission d’un patrimoine enrichi, d’une planète en état de marche. Ces besoins nécessitent un effort exceptionnel de recherche fondamentale et appliquée qui devra être financé à la fois par le secteur public, par le secteur privé et peut-être par les ONG. Il ne s’en suit pas pour autant que la communauté scientifique devra perdre au profit de ces trois sources de financement une indépendance qui perdure à travers les siècle et à laquelle elle est profondément attachée.
Il faut donc avoir le courage d’affirmer que ce n’est pas un crime d’être partisan des biotechnologies, des transports, ou du nucléaire et de résister aux groupes de pression qui utilisent la peur, la violence, le terrorisme intellectuel, qui cherchent à culpabiliser les Français, et qui apparemment ont momentanément réussi à bloquer le progrès dans des domaines pourtant fondamentaux.
… Notamment dans le domaine de l’énergie
Ils apparaissent très largement sous-évalués. Je ne reviens pas sur un sujet qui a déjà été très largement traité dans des numéros antérieurs de La Jaune et la Rouge notamment les numéros 555 et 569, sinon pour souhaiter que, dans ce domaine, la France de Marie Curie et l’Europe de l’Euratom continuent à rester fidèles à une tradition de leadership largement mérité.
Les perspectives des biotechnologies
Je me suis efforcé de lire sur ce sujet des ouvrages variés et contradictoires, et j’ai cru pouvoir proposer une courte synthèse… mais je suggère un numéro spécial de La Jaune et la Rouge sur la question.
a) Les adversaires des OGM s’inquiètent notamment de trois dangers qui leur paraissent graves
- Certaines entreprises (laboratoires, semenciers et autres…) à la recherche du profit sont susceptibles de se placer grâce aux Ogm en situation de position dominante sur le marché.
- D’autres entreprises (quelquefois les mêmes) ont la prétention de prendre des brevets sur le vivant (une portion de génome, une bactérie, une plante…) et de se placer en position de monopole jusqu’à ce que le brevet tombe dans le domaine public.
- Certains États (l’Allemagne nazie, l’URSS) ont failli réussir à domestiquer la science à des fins inavouables (j’ai déjà évoqué les cas d’Heisenberg, de Lyssenko, de Mitchourine, et d’autres).
Ces trois risques sont réels et graves et, selon moi, il importe de mettre en œuvre tous les moyens nécessaires pour les rendre inopérants… mais il ne faut pas se tromper de cible : les Ogm n’y sont pour rien, et ce n’est pas en bridant la science et la technique qu’on supprimera les abus de position dominante, les monopoles dus aux brevets et les crimes des totalitarismes, c’est en organisant la gouvernance mondiale, en créant des commissions de concurrence et des lois antitrust, en aménageant la législation sur les brevets, en développant la démocratie dans le monde.
b) Les biotechnologies représentent un immense espoir pour l’humanité
- Le choix des États-Unis : le Congrès après une longue étude qui a duré de 1984 à 1986 a conclu que les bénéfices des Ogm pour le citoyen américain étaient largement supérieurs aux risques. Les États-Unis ont donc choisi les Ogm dès 1986, ce qui a évidemment contribué à conforter leur première place mondiale dans ce domaine.
- Le retard de la France et de l’Europe : l’Europe a choisi une autre voie, longue et difficile, l’interdiction pure et simple des Ogm proposée par les députés verts au Parlement a été refusée suite à une levée de boucliers de la communauté scientifique… On a mis des années à trouver un semblant de compromis (en fait un moratoire). Or la précaution implique que la situation soit réversible, et que l’hésitation qui doit être brève aboutisse soit à une levée du moratoire soit à une interdiction. La France et l’Europe pourront-elles rattraper dans ce domaine hautement stratégique le retard qu’elles ont pris sur les USA en raison des coûteux et nombreux moratoires qu’elles ont cru devoir s’imposer ? Pierre Miquel a rappelé que l’ambition de tirer la nation française de la dépendance où elle avait été jusqu’à présent de l’industrie étrangère était déjà celle de Monge…<
- L’espoir des pays pauvres : selon Guy Sorman, Gurdev Kush qui dirige à Manille les recherches de l’IRRI (International Rice Research Institute) estime que : » Les espèces hybrides de la première révolution verte n’ont pas suffisamment fait reculer les maladies, virus, champignons et insectes qui détruisent chaque année un dixième des récoltes de riz « , et considère que » Si les Ogm ne constituent pas une réponse exclusive à ces défis accumulés, s’en priver serait criminel. » Il pense que : » Tout retard dans la mise au point de nouvelles variétés de riz se traduira en jours de famine ou en carences alimentaires en Afrique et en Asie. » Le professeur Go, directrice de la transgénèse à l’université de Pékin, déclare : » Si les écologistes (anti-ogm) l’emportaient, la recherche en Chine en serait retardée, et les victimes ne seraient pas tant les Occidentaux que les habitants les plus pauvres de la Chine. »
- Perspectives pour l’humanité tout entière, plus généralement on peut affirmer que la communauté scientifique attend beaucoup des biotechnologies et notamment des Ogm, elle espère un accroissement considérable des connaissances sur le vivant (homme, animal, végétal), et des capacités d’intervention raisonnée sur les génomes avec des objectifs nombreux et variés : thérapie génique, aide à la procréation, fabrication de substances thérapeutiques par des bactéries génétiquement modifiées, greffes plus nombreuses et plus sûres grâce aux animaux transgéniques, alimentation plus saine, plus riche et de meilleur goût, agriculture moins coûteuse et plus respectueuse de l’environnement (moins de pesticides, de fongicides, d’herbicides, d’insecticides et d’engrais), peut-être un jour des plantes détoxifiantes ou sources d’énergie…
Conclusions
Je prends les scientifiques pour des gens sérieux (ce qui ne les empêche pas d’être ambitieux), ils sont en général profondément humanistes, quelquefois chrétiens, quelquefois athées. Ils ne sont certainement pas des » scientistes « , au sens que l’on donnait à ce mot au xixe siècle. J’emprunterai mes premières conclusions à Augustin Cauchy, Pierre Miquel et Antoine Augustin Parmentier.
- Augustin Cauchy plaide pour les chercheurs : » L’homme ne peut se passer de vérité, il ne peut vivre sans elle, elle est une des conditions de son existence, comme l’air qu’il respire et le pain qui le nourrit. La Vérité est un trésor inestimable dont l’acquisition n’est suivie d’aucun remords et ne trouble pas la paix de l’âme. » En quelque sorte : la recherche de la vérité scientifique (la science pour la science comme l’art pour l’art).
- Pierre Miquel parle pour les ingénieurs et réalisateurs (souvent polytechniciens) : » Seul les intéresse le pouvoir de réaliser, de lancer des entreprises, de construire des chemins de fer, de développer les économies coloniales, de tracer des canaux interocéaniques, ils n’aiment le pouvoir que pour sa capacité à transformer le monde… leur âge d’or commence à la prise de pouvoir des saint-simoniens, ils sont les serviteurs, mais aussi les créateurs de l’univers industriel. »
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Mais avec Parmentier nous irons encore plus loin, dans un pays démocratique les scientifiques, face aux politiques, à l’opinion publique et aux médias ont un rôle fondamental à jouer dans la préparation des décisions qui concernent l’avenir de leurs concitoyens : ils ont un véritable devoir d’explication et de vulgarisation. Dans ce travail ils auront à s’opposer à l’ignorance et aux superstitions, à résister aux idéologues passéistes et aux spécialistes de la peur et de la désinformation, c’est ce qu’a fait Parmentier toute sa vie, laissons-le donc conclure : » On a déjà beaucoup écrit sur la culture et les avantages économiques de la pomme de terre. Mais ce sujet est du nombre dont on ne saurait trop parler puisqu’il intéresse la nourriture du peuple, et je ne crois pas qu’il y ait d’objet plus important, plus digne des méditations du philosophe… » » Ce n’est qu’en popularisant les sciences que l’on parvient à les rendre utiles. »
Ma conclusion personnelle
Il nous faudrait trois Parmentier : un pour l’éducation et la vulgarisation, un pour le nucléaire, un pour les biotechnologies.
P.-S. : merci aux camarades qui m’ont encouragé à continuer de développer mes idées qu’ils approuvent et qu’ils ont pu trouver dans La Jaune et la Rouge (n° 561 et n° 533 : » Défi pour le XXIe siècle : besoins des générations futures « , » Quelle écologie pour le XXIe siècle ? »).