Les substances naturelles, source prodigieuse de médicaments
Il n’y aurait donc pas eu lieu, il y a cent ans, de s’ébaudir à la lecture du titre du présent article puisque, à cette époque, l’essentiel des médicaments utilisés par l’Homme pour se soigner et pour soigner les animaux provenaient de la Nature et surtout des plantes. Pourquoi les plantes et pas (ou peu) d’animaux ?
Parce qu’il est beaucoup plus facile de faire sécher des plantes qu’une méduse par exemple ; qu’il est plus facile, également, de soustraire une plante à la destruction par les moisissures ou autres dégradations en la faisant sécher à l’ombre et au chaud (grenier, claies, etc.). On peut ainsi retrouver en hiver le remède que l’on a récolté en été.
Qu’en est-il maintenant ? Après avoir connu un prodigieux développement au siècle dernier la chymie devenue la chimie est « triomphante » et, depuis les années 1880 jusqu’aux années 1940, des chimistes prestigieux et imaginatifs produisirent, par synthèse, d’innombrables molécules dont ils évaluèrent les effets biologiques et, éventuellement, thérapeutiques par des moyens pharmacologiques classiques : petits puis gros animaux. Ce furent les dérivés salicylés, dont l’aspirine (inspirés de produits naturels isolés du saule) ; les anesthésiques locaux (inspirés par la structure de la cocaïne, isolée de la coca) ; des analgésiques puissants (inspirés par la structure de la morphine, isolée de l’opium du pavot) ; des antipaludiques (inspirés par la structure de la quinine du quinquina), etc.
Mais les chimistes organiciens eurent, aussi, leur propre source d’inspiration pour synthétiser des dérivés tels que le p‑acétaminophénol, analgésique encore très largement utilisé de nos jours ; les sulfamides qui révolutionnèrent le traitement de certaines maladies infectieuses (avant la Seconde Guerre mondiale). Le monde minéral n’était pas, non plus, oublié et les innombrables sels métalliques (ou combinaisons métalloïdiques) de toutes sortes furent utilisés tantôt comme médicaments, tantôt comme… poisons (c’est la dose qui fait le poison !). L’arsenic y a occupé une place privilégiée (procès d’empoisonnements ou de sorcellerie de la Brinvilliers, de Marie Besnard, etc.).
Le mouvement de balancier qui régit le monde revint vers les produits naturels avec le développement des antibiotiques, notamment celui des pénicillines découvertes près de vingt ans plus tôt par Fleming (en fait, déjà entrevues par un médecin militaire français : Ernest Duchesne, travaillant à Lyon à la fin du XIXe siècle, découverte restée alors sans suite… !).
Ces antibiotiques ont marqué un progrès considérable dans le traitement des maladies infectieuses : pénicillines, tétracyclines, streptomycine, chloramphénicol, céphalosporines, antibiotiques aminosidiques, etc. Tous isolés de micro-organismes qui commençaient seulement à être connus à la fin du siècle dernier. Le développement prodigieux de ces produits allongea d’au moins dix ans l’espérance de vie de l’espèce humaine ! On revint alors à d’autres substances naturelles : réserpine du rauwolfia (pour lutter contre l’hypertension) ; vincamine de la petite pervenche, alcaloïdes de diverses plantes tropicales utilisés dans le traitement de maladies cardiovasculaires, etc.
Mais, parmi les maladies non encore terrassées, figurait (et figure encore !) le cancer. Là aussi, la Nature allait être généreuse puisque de nombreux médicaments antitumoraux, actuellement utilisés, sont d’origine naturelle : dérivés de la podophyllotoxine (isolés de la podophylle utilisée depuis des lustres pour le traitement des verrues) ; dérivés des anthracyclines (isolés de micro-organismes) ; dérivés de la vinblastine (isolés de la pervenche de Madagascar) et, plus récemment, dérivés « taxoïdes » isolés de différents ifs.
Claude Bernard avait coutume de dire, lors des cours qu’il dispensait au Collège de France, à la fin du XIXe siècle : « Les médicaments sont le scalpel de la biologie. »
En effet, même de nos jours, il est fréquent, sinon la règle, de découvrir des médicaments nouveaux, de les utiliser en thérapeutique et de ne révéler que beaucoup plus tard leur(s) mécanisme(s) d’action. C’est ainsi que la cyclosporine, découverte par hasard par des chercheurs tenaces et curieux de la firme suisse Sandoz (maintenant fondue avec Ciba pour former Novartis, en attendant la suite… !) a révolutionné une grande partie de l’immunologie et, notamment, le pronostic des greffes d’organes. Mais il a fallu attendre plusieurs années avant d’avoir une idée de son mécanisme d’action. Ces études ont ainsi fait faire un « saut quantique » à l’immunologie.
Il en a été de même de beaucoup d’autres médicaments. L’un des plus anciens est la morphine et avant qu’elle n’en soit isolée, l’opium. Quelle convergence que la découverte des propriétés analgésiques de l’opium en Égypte, en Perse, en Inde, en Chine et ailleurs. On peut comprendre cela car l’homme accepte d’autant plus d’être malade qu’il ne souffre pas. Beaucoup de maladies, hélas, s’accompagnent de souffrances plus ou moins supportables. Parce que la douleur fait partie des mécanismes de survie : une analgésie complète, provoquée ou d’origine maladive, peut conduire à la mort de l’individu (autisme, etc.).
Les hommes ont donc sélectionné, au cours des millénaires, dans des pays différents (il est difficile de savoir si le processus de découverte s’est propagé le long de cette voie d’échanges qui allait de l’Égypte à la Chine en passant par le Proche puis l’Extrême- Orient) l’opium qui est le latex récolté après incision des capsules du pavot somnifère : papaver somniferum var. album (papavéracées). Ce latex, en s’oxydant à l’air, se transforme en une masse qui durcit puis devient cassante et qui constitue l’opium. À la fin du xviie siècle, un grand médecin anglais Thomas Sydenham écrivait en 1680 : Among the remedies which it has pleased to Almighty God to give to Man to relieve his sufferings, none is so efficacious and so universal as opium. Trois siècles plus tard, la morphine, isolée de l’opium, est toujours utilisée pour lutter contre la douleur !
Et pour illustrer la prémonition de Claude Bernard (voir plus haut) : qu’a-t-on fait de l’opium ? Utilisé longtemps sous forme d’une solution alcoolique aromatisée contenant 10 % (poids/volume) d’opium, soit 1 % de morphine, appelée Laudanum de Sydenham, il soulagea d’innombrables patients… mais, comme souvent, l’opium était aussi fumé par de nombreux toxicomanes qui rejoignaient ainsi le nirvana !
À la fin du XVIIIe siècle, la chimie remplaça la chymie. Lavoisier et bien d’autres (Scheele, Priestley, etc.) y étaient pour quelque chose. On commença à avancer la notion de « principe actif » au lieu qu’une plante donnée soit vue comme possédant des propriétés mystérieuses relevant plus de la sorcellerie, de l’alchimie que de la science à peine naissante sous sa forme « moderne ». On commença à penser que ces propriétés pouvaient être reliées à des substances définies : les principes actifs.
C’est ainsi qu’au tout début du XIXe siècle, Serturner, pharmacien allemand de Paderborn, Séguin, pharmacien à Paris, isolèrent la morphine qui reproduisait une partie des effets physiologiques de l’opium. Il fallut attendre près d’un siècle pour que la structure chimique de la morphine fût établie et encore un demi-siècle pour que la synthèse en fût réalisée.
Mais là ne s’arrête pas l’histoire, en effet, la pharmacologie, partie de la biologie, fit, elle aussi, beaucoup de progrès : la notion de récepteur s’affirma, ce sont des structures biologiques, membranaires, cellulaires qui reconnaissent des « ligands », substances endogènes (élaborées par le même organisme) qui, s’associant aux récepteurs présents dans le système nerveux, provoquent et amorcent la réponse biologique. Mais ces récepteurs reconnaissent aussi des ligands exogènes qui sont des molécules qui, quoique d’origine extérieure, sont reconnues.
C’est le cas de la morphine qui est reconnue par des récepteurs morphiniques ; mais les substances « morphiniques » endogènes existent aussi, ce sont, entre autres, les enképhalines pentapeptides : Tyr-Gly-Gly-Phe-Met ou Tyr-Gly-Gly-Phe-Leu. Cette découverte des enképhalines peut être considérée comme l’une des pierres angulaires de la pharmacologie moderne. Les structuralistes établirent rapidement l’analogie qui existe entre ces peptides endogènes et la molécule de morphine.
Navelbine ® 1
Une histoire à peu près identique se développa avec le chanvre indien et les substances responsables de l’activité de cette drogue (exogènes), les récepteurs correspondant du système nerveux et des substances endogènes (que l’on retrouve dans le chocolat !). Le chocolat est-il une drogue douce qui mène aux autres, plus dures !
Il en est ainsi de nombreux autres médicaments souvent découverts longtemps avant de savoir comment ils agissent : même l’universelle aspirine dont l’activité a pu être reliée, près d’un siècle après sa découverte, à sa faculté d’acétyler une lysine du centre actif d’une enzyme impliquée dans le développement de phénomènes inflammatoires. De tels exemples sont très nombreux.
Des chercheurs de l’Institut de chimie des substances naturelles du CNRS à Gif-sur-Yvette que j’ai l’honneur de diriger se sont distingués dans la découverte de deux médicaments antitumoraux importants :
- la navelbine ® 1, développée par les Laboratoires Pierre Fabre en coopération avec d’autres laboratoires mondiaux ;
- le taxotère ® 2, développé par les Laboratoires Rhône-Poulenc Rorer (devenus Aventis) après leur réunion avec Hoechst.
Taxotère ®2
Ces deux médicaments sont, certes, d’origine naturelle : pervenche de Madagascar, catharanthus roseus (apocynacée) pour la navelbine, if, taxus baccata (taxacées) pour le taxotère mais ils ont été modifiés par « chimiurgie » c’est-à-dire que l’art du chimiste a permis, en utilisant des réactions appropriées (ou en en inventant), de modifier une partie de la molécule naturelle afin d’obtenir des molécules plus actives que les molécules naturelles archétypes.
En fait, la navelbine et le taxotère ont été obtenus en tant que composés chimiques puis leurs propriétés antitumorales ont été mises en évidence.
Ces deux médicaments antitumoraux représentent une avancée significative en chimiothérapie des cancers, même si, malheureusement, le problème de la guérison de tous les cancers est encore à l’ordre du jour. On ne peut nier, qu’année après année, de fantastiques progrès ont été accomplis. Mais c’est aussi, peut-être, en étudiant comment agissent les médicaments, actuellement à notre disposition, que nous découvrirons les mécanismes intimes de la cancérisation. Là encore, Claude Bernard aura eu raison (voir plus haut).
Mais c’est aussi pour d’autres raisons que navelbine et taxotère représentent des exemples, hélas trop rares puisqu’ils sont uniques.
La navelbine a été développée en coopération avec les Laboratoires Pierre Fabre ; le taxotère l’a été en coopération avec les Laboratoires Rhône-Poulenc Rorer. Ce sont deux succès thérapeutiques, bien sûr ; mais ce sont aussi deux succès dans d’autres domaines : la collaboration, au coude à coude, entre la recherche publique (notre Laboratoire propre du CNRS) et l’industrie a été essentielle dans ces succès. Au plan commercial, l’ensemble des deux médicaments représentent près de 5 milliards de francs par an. La navelbine est le premier produit du groupe Pierre Fabre ; le taxotère le second du groupe Rhône-Poulenc. Il n’est pas si fréquent, non plus, de constater le succès mondial de médicaments d’origine française.
En conclusion, je pense qu’il faut amplifier le mieux possible les splendides résultats obtenus récemment en biologie et en chimie structurale appliquée à la biologie ; dans le domaine de la « génomique » certes mais sans oublier que l’expression du génome est souvent rétrocontrôlée par de petites molécules.
Et, qu’enfin, il faut poursuivre sans relâche l’inventaire du « Magasin du Père Bon Dieu » car il n’est, à l’heure actuelle, effectué qu’à 10 % environ. Il y a encore de beaux jours pour cette recherche qui mènera non seulement à des médicaments nouveaux mais, de là, à la compréhension du fonctionnement des organismes vivants.
P.-S. : mon successeur, à la Direction de l’Institut de chimie des substances naturelles sera, au 1er septembre 2000, le Professeur Jean-Yves LALLEMAND (62)
Commentaire
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Les substances naturelles
Il est regrettable que la biologie et les laboratoires , devant les évidences que rappelle cette article sur l’origine naturelle de nos médicaments , ne manifeste pas plus d “intérêt sur l “élimination programmée de la biodiversité .
La Connaissance est dans nature et l “avenir dans sa préservation .
l intelligence artificielle et les laboratoire qui la mène n “est qu un sinistre leurre
Biologistes un peu de courage , engagez vous !