Les tours de passe-passe des topoisomérases

Dossier : La physique au XXIe siècleMagazine N°604 Avril 2005Par : Gilles Charvin, Kerr Neuman, David Bensimon et Vincent Croquette, Laboratoire de physique statistique, École normale supérieure, Terence Strick, Institut Jacques Monod, Université Paris VII

Nous avons tous assis­té à ces tours de “ magie ” où deux cordes for­mant deux anneaux joints se séparent subi­te­ment entre les mains expertes qui les mani­pulent. Depuis long­temps, les bio­lo­gistes ont obser­vé que des enzymes, les topoi­so­mé­rases, réa­lisent ce numé­ro d’illusionniste sur les molé­cules d’ADN de nos chro­mo­somes. L’enjeu est de taille.
Lorsqu’au sein de nos cel­lules la double hélice “ mère ” est reco­piée, les deux molé­cules “ filles ” qui en résultent s’entortillent l’une autour de l’autre dans un for­mi­dable paquet de noeuds. Sans ces topoi­so­mé­rases, la sépa­ra­tion de ces deux molé­cules “ filles ” est impos­sible et la cel­lule meurt au lieu de se divi­ser nor­ma­le­ment. Pour enle­ver ces noeuds, les topoi­so­mé­rases coupent une molé­cule d’ADN en deux tout en main­te­nant les deux extré­mi­tés, puis font pas­ser une autre molé­cule d’ADN à tra­vers cette brèche. Fina­le­ment, elles recollent par­fai­te­ment la molé­cule cou­pée. En uti­li­sant une bille magné­tique micro­mé­trique atta­chée à deux molé­cules d’ADN, il est main­te­nant pos­sible d’observer ce tour de passe-passe molé­cu­laire en temps réel.
C’est ce que nous pro­po­sons de décrire ici.

Le contexte biologique

Il y a cin­quante ans, Crick et Wat­son décri­vaient la struc­ture de la double hélice et fai­saient remar­quer que l’exis­tence des deux brins com­plé­men­taires per­met­tait de pro­po­ser un méca­nisme de répli­ca­tion de la molé­cule dans lequel il suf­fi­sait de sépa­rer les deux brins et de reco­pier cha­cun en for­mant son com­plé­men­taire pour obte­nir enfin deux molé­cules d’ADN filles rigou­reu­se­ment iden­tiques à la molé­cule parente. Cette intui­tion devint une réa­li­té dans les années 1970–1980 lorsque les enzymes char­gées du reco­piage, les poly­mé­rases, ain­si que celles char­gées de sépa­rer les brins com­plé­men­taires, les héli­cases, furent iden­ti­fiées puis isolées.

FIGURE 1
Sché­ma sim­pli­fié décri­vant le méca­nisme molé­cu­laire d’action des topoi­so­mé­rases de type II. L’enzyme cor­res­pond à l’objet symé­trique noir avec une par­tie mobile jaune ou noire.
Dans la confi­gu­ra­tion ini­tiale (1), l’enzyme s’ouvre pour accom­mo­der une pre­mière molé­cule d’ADN (seg­ment G bleu) puis une seconde (seg­ment T rouge). Une fois les deux molé­cules en place, l’enzyme accroche deux molé­cules d’ATP et coupe le seg­ment G (gate : porte en anglais) qui laisse alors pas­ser le seg­ment T (trans­por­té) au tra­vers de cette brèche. La topoi­so­mé­rase recolle alors la molé­cule bleue avant de relâ­cher les deux molécules.
Le bilan glo­bal de cette réac­tion enzy­ma­tique est ain­si d’inverser le sens du croi­se­ment des molé­cules bleu et rouge.
(Ce sché­ma pro­po­sé par J. Wang n’est pas com­plè­te­ment garan­ti, et est par ailleurs un peu sim­pli­fié par rap­port au modèle ayant cours.)

La struc­ture de la double hélice implique que les deux brins d’ADN com­plé­men­taires s’en­tor­tillent l’un autour de l’autre. Par ailleurs, les molé­cules d’ADN sont très longues (~10 cm pour un chro­mo­some) et l’on compte un tour d’hé­lice tous les 3,4 nano­mètres. En consé­quence, le nombre de tours impli­qué est gigan­tesque. Or, le bon fonc­tion­ne­ment du méca­nisme de dupli­ca­tion de l’ADN implique que tous les tours, jus­qu’au der­nier, soient débo­bi­nés afin de pou­voir sépa­rer les deux molé­cules filles. Afin d’ac­com­mo­der cette contrainte majeure et très déli­cate, on ima­gi­nait sim­ple­ment que les molé­cules tour­naient au niveau de leurs extré­mi­tés. De plus, la com­plexi­té de ce pro­blème s’est encore accrue dans le cas des bac­té­ries : dans ces orga­nismes, l’ADN adopte la forme d’un anneau fer­mé par des liai­sons chi­miques cova­lentes. En consé­quence, les deux brins de la double hélice sont topo­lo­gi­que­ment insé­pa­rables. Dix ans après la décou­verte de Crick et Wat­son, ce pro­blème a même pous­sé cer­tains à dire que la double hélice n’é­tait pro­ba­ble­ment pas la bonne structure !

C’est James Wang qui dans les années soixante-dix appor­ta la solu­tion à l’é­nigme [1]. Il décou­vrit une nou­velle classe d’en­zyme, les topoi­so­mé­rases, qui sont capables de chan­ger la topo­lo­gie de la molé­cule d’ADN en effec­tuant une cou­pure tem­po­raire dans la molé­cule pour y faire pas­ser soit un brin, soit les deux brins de la double hélice. Ce fai­sant, ces enzymes per­mettent de relâ­cher les contraintes de tor­sion sur une molé­cule ou de désen­che­vê­trer deux molé­cules entortillées.

La décou­verte des topoi­so­mé­rases a per­mis de résoudre le pro­blème des nœuds dans les molé­cules d’ADN. Cepen­dant, leur fonc­tion­ne­ment a sou­le­vé d’autres ques­tions : com­ment des enzymes mesu­rant quelques nano­mètres peuvent-elles relâ­cher jus­qu’au der­nier tour d’en­tor­tille­ment des molé­cules qui s’é­tendent sur des dis­tances jus­qu’à un mil­lion de fois plus grandes ? Com­ment ces enzymes déter­minent-elles de quel côté de la brèche il faut trans­fé­rer une molé­cule afin de défaire un nœud et non pas, au contraire, en créer de nou­veaux ? Les réponses à ces ques­tions nous manquent encore à l’heure actuelle. Cer­tains de nos résul­tats sug­gèrent que ces enzymes recon­naissent l’angle for­mé par les molé­cules lors de leur croi­se­ment. En par­ti­cu­lier, un type de topoi­so­mé­rase que l’on trouve chez les bac­té­ries se com­porte très dif­fé­rem­ment selon l’angle de croi­se­ment des molé­cules Cepen­dant, les véri­fi­ca­tions expé­ri­men­tales de ces hypo­thèses sont par­ti­cu­liè­re­ment déli­cates à réa­li­ser dans des expé­riences faites en tube à essai. En effet, dans ce contexte, comme les molé­cules d’ADN sont sou­mises au mou­ve­ment brow­nien, l’angle qu’elles adoptent lors de leur croi­se­ment est lar­ge­ment aléatoire.

Néan­moins, depuis quelques années, des expé­riences peuvent être réa­li­sées à l’é­chelle d’une seule molé­cule. Ces expé­riences per­mettent de contrô­ler les para­mètres phy­siques d’une molé­cule et d’im­po­ser, comme nous le décri­vons ci-des­sous, l’angle de croi­se­ment entre deux molécules.

La micromanipulation par pinces magnétiques

Ce sont les groupes de S. Chu et C. Bus­ta­mante qui ont réa­li­sé les pre­mières expé­riences de micro­ma­ni­pu­la­tion de molé­cules uniques [2]. Celles-ci se font à l’aide d’un micro­scope optique et dans le milieu natu­rel de la molé­cule d’ADN, c’est-à-dire de l’eau avec un peu de sel. Dans ces condi­tions, l’ob­ser­va­tion directe de la molé­cule est impossible.

FIGURE 2
Prin­cipe de l’expérience de micromanipulation.
L’observation se fait à l’aide d’un micro­scope optique pla­cé sous l’échantillon.
Bien que les molé­cules d’ADN soient invi­sibles, les billes per­mettent de maté­ria­li­ser leurs extré­mi­tés. L’échantillon est consti­tué par un tube de verre de sec­tion paral­lé­lé­pi­pé­dique dans lequel nous avons intro­duit des molé­cules d’ADN qui s’accrochent à la paroi du tube de verre et à des micro­billes magné­tiques. Des aimants (dont les dimen­sions ne sont pas res­pec­tées sur ce sché­ma) sont pla­cés audes­sus de l’échantillon, ils exercent une force de trac­tion ver­ti­cale d’autant plus grande que les aimants sont proches. En fai­sant tour­ner les aimants autour de l’axe ver­ti­cal, nous fai­sons tour­ner les billes sur elles-mêmes. Dans l’échantillon, toutes les billes ne sont pas for­cé­ment atta­chées par deux molé­cules mais celles qui le sont pré­sentent un chan­ge­ment d’extension déce­lable lorsque les deux molé­cules sont ame­nées à se croi­ser (voir figure 3).
Il est ain­si facile de choi­sir les billes atta­chées par deux molécules.

Par contre, en uti­li­sant un « scotch molé­cu­laire » il est assez facile d’at­ta­cher une bille de quelques microns à une extré­mi­té de la molé­cule et de visua­li­ser ain­si ses mou­ve­ments. Mieux, on peut atta­cher de façon ana­logue la seconde extré­mi­té de la molé­cule à la paroi du réci­pient. En exer­çant une force sur la bille, on peut ain­si éti­rer la molé­cule d’ADN. Le « scotch molé­cu­laire » est un couple de molé­cules de type « clef-ser­rure » : la clef est une petite molé­cule (de la bio­tine par exemple) qui pos­sède une affi­ni­té très impor­tante pour une molé­cule plus grosse qui en épouse la forme (de la strep­ta­vi­dine dans le cas de la bio­tine). La molé­cule d’ADN est pré­pa­rée en atta­chant chi­mi­que­ment la bio­tine à une extré­mi­té. Les billes magné­tiques sont recou­vertes de streptavidine.

En pla­çant les molé­cules d’ADN ain­si pré­pa­rées en pré­sence des billes en solu­tion, celles-ci se couplent spon­ta­né­ment aux billes de façon qua­si irré­ver­sible. L’ac­cro­chage de la seconde extré­mi­té de la molé­cule se fait par un deuxième jeu clef-ser­rure (digoxi­gé­nine-anti­di­goxi­gé­nine). Comme l’ac­cro­chage des billes aux molé­cules d’ADN se fait par dif­fu­sion, rien n’empêche deux ou plu­sieurs molé­cules d’ADN de relier la bille à la sur­face du réci­pient. En pra­tique, nous ajus­tons la concen­tra­tion rela­tive des molé­cules aux billes pour que la plu­part de celles-ci soient reliées par une seule molé­cule d’ADN. (Les billes qui ne sont atta­chées à aucune molé­cule sont éli­mi­nées par rin­çage.) Cepen­dant, sta­tis­ti­que­ment un petit nombre de billes se trouvent être atta­chées par deux molé­cules d’ADN, cette confi­gu­ra­tion va nous per­mettre de croi­ser à volon­té deux molécules.

Au cours de leur mou­ve­ment brow­nien, les molé­cules d’eau bous­culent l’ADN dans tous les sens et tendent à lui faire adop­ter la forme d’une pelote fluc­tuante. Il faut donc appli­quer une force pour éti­rer la molé­cule ; ceci se fait en agis­sant sur la bille micro­mé­trique qui loca­lise une extré­mi­té de la molé­cule. Il existe plu­sieurs moyens pour appli­quer cette force. D’a­bord, les pinces optiques, qui uti­lisent un fais­ceau laser conver­geant qui attire la bille près de son point de foca­li­sa­tion. Ensuite, les pinces magné­tiques, basées sur l’u­ti­li­sa­tion d’ai­mants qui attirent la bille conte­nant un maté­riau magné­tique. Cette seconde méthode per­met éga­le­ment de faire tour­ner la bille sim­ple­ment en fai­sant tour­ner les aimants.

Dans le cas des pinces magné­tiques, pour une posi­tion don­née des aimants par rap­port à la bille, la force appli­quée est constante dans le domaine que peut explo­rer la bille. Pour déter­mi­ner cette force, il suf­fit de mesu­rer l’am­pleur du mou­ve­ment brow­nien de la bille. Pour les faibles forces ces mou­ve­ments sont impor­tants ; plus on rap­proche les aimants, plus la force de trac­tion aug­mente et plus l’am­pleur du mou­ve­ment brow­nien dimi­nue. La bille atta­chée à la molé­cule d’ADN sous l’ac­tion des aimants se com­porte comme un pen­dule inver­sé, la force magné­tique la tirant vers le haut.

En appli­quant le théo­rème de l’é­qui­par­ti­tion, on montre que F = l.kBT/< x2 > [3] (où l est l’ex­ten­sion de la molé­cule, < x2 > est l’am­pli­tude qua­dra­tique moyenne du mou­ve­ment brow­nien, kB la constante de Boltz­mann et T la tem­pé­ra­ture abso­lue). La force typique qu’il faut appli­quer pour éti­rer une molé­cule d’ADN est de l’ordre de 1 pN (10-12 N), mille fois plus faible que la force de rup­ture de l’ADN (~1 000 pN).

Pour mesu­rer le mou­ve­ment brow­nien, nous avons écrit un pro­gramme de trai­te­ment d’i­mages vidéo qui suit la posi­tion hori­zon­tale de la bille en temps réel, avec une pré­ci­sion de quelques nano­mètres. En ana­ly­sant les motifs de dif­frac­tion de l’i­mage de la bille obte­nue en éclai­rage paral­lèle, il est éga­le­ment pos­sible d’ob­te­nir la posi­tion ver­ti­cale de la bille avec une pré­ci­sion com­pa­rable. Cette mesure nous per­met ain­si de déter­mi­ner la dis­tance sépa­rant la bille de la paroi du récipient.

Le vrillage d’une balançoire

FIGURE 3 — Tours de passe-passe moléculaire
Prin­cipe d’action de la topoi­so­mé­rase sur le croi­se­ment de deux molé­cules d’ADN.
En fai­sant effec­tuer un tour à la bille avec les aimants, nous pou­vons pas­ser d’une situa­tion où les molé­cules ne pré­sentent pas de croi­se­ment (droite) à celle où elles se croisent (gauche).
La topoi­so­mé­rase recon­naît alors le croi­se­ment, et en opé­rant l’action décrite dans la figure 1, l’enzyme dénoue le croi­se­ment et ramène les deux molé­cules dans la situa­tion sans croi­se­ment (droite). Dès lors, la contrainte étant relâ­chée, l’enzyme ne peut plus agir.
Le chan­ge­ment de hau­teur entre les deux confi­gu­ra­tions per­met de déter­mi­ner le moment où l’action de l’enzyme s’effectue.
Par ailleurs, dans l’hypothèse où les points d’attache des molé­cules sont sépa­rés par des dis­tances équi­va­lentes, le chan­ge­ment rela­tif de hau­teur entre les deux confi­gu­ra­tions est égal à (1 – cosq/2) où q est l’angle de croi­se­ment des deux molécules.
Si nous ajou­tons main­te­nant des topoi­so­mé­rases dans la solu­tion avec un peu d’ATP (la source d’énergie néces­saire à la plu­part des opé­ra­tions enzy­ma­tiques), il ne se passe rien si les deux molé­cules sont parallèles.
Par contre, si nous créons un point de croi­se­ment en impri­mant un tour à la bille, l’extension de la molé­cule dimi­nue pour les rai­sons décrites ci-dessus.
Alors, une topoi­so­mé­rase va s’accrocher au croi­se­ment et le sup­pri­mer, per­met­tant à l’extension de reprendre sa valeur maxi­male de départ.
On peut alors impri­mer un nou­veau tour à la bille géné­rant un nou­veau croi­se­ment que l’enzyme va s’empresser de dénouer, etc.
Chaque évé­ne­ment cor­res­pond à un seul cycle enzy­ma­tique d’autant plus facile à détec­ter que le chan­ge­ment d’extension cor­res­pond à une frac­tion de micron comme on peut le voir sur la figure 4.

Il est assez facile de sélec­tion­ner les billes ancrées à la paroi par deux molé­cules : ces molé­cules sont typi­que­ment sépa­rées par une dis­tance com­pa­rable au rayon de la bille. En fai­sant tour­ner celle-ci d’un demi-tour dans un sens ou dans l’autre, les deux molé­cules sont ame­nées à se croi­ser. Si la lon­gueur des molé­cules est com­pa­rable au dia­mètre de la bille, il se pro­duit alors un rac­cour­cis­se­ment notable de la dis­tance sépa­rant la bille à la paroi, comme on peut l’ob­ser­ver en fai­sant vriller une balan­çoire autour de son axe.

Cette varia­tion rapide d’ex­ten­sion sur un tour n’est visible que sur des billes accro­chées par deux molé­cules. Ces billes nous four­nissent un moyen simple de croi­ser deux molé­cules avec un angle don­né que nous éva­luons en mesu­rant le rac­cour­cis­se­ment pro­vo­qué par un demi-tour com­pa­ré à la lon­gueur des molé­cules d’ADN dans leur confi­gu­ra­tion paral­lèle. Évi­dem­ment, pour une lon­gueur don­née de la molé­cule d’ADN, cet angle dépend de la dis­tance sépa­rant les deux molé­cules que nous ne contrô­lons pas. Cepen­dant en allant à la pêche aux billes, on peut réa­li­ser un échan­tillon­nage de dif­fé­rents angles de croi­se­ment s’é­ta­lant de 50° à plus de 100° [4].

Comme illus­tré en figure 5, le point de croi­se­ment de deux molé­cules chi­rales d’ADN for­mant un angle n’est pas le symé­trique de la confi­gu­ra­tion cor­res­pon­dant à l’angle – θ. Par contre, les situa­tions – θ et π – θ sont, elles, symé­triques [6]. Dans notre expé­rience, en tour­nant la bille d’un demi-tour dans le sens des aiguilles d’une montre nous obte­nons un angle de croi­se­ment θ, en tour­nant dans l’autre sens, nous obte­nons – θ. En employant la rota­tion des aimants pour géné­rer le sub­strat topo­lo­gique (c’est-à-dire l’angle) vou­lu, il est aisé de mesu­rer le temps mis par la topoi­so­mé­rase IV pour dénouer le croi­se­ment cor­res­pon­dant à θ et – θ. La valeur de l’angle θ est déter­mi­née à par­tir du chan­ge­ment de hau­teur de la bille et de la lon­gueur des molécules.

Pour les petits angles de croi­se­ment (cor­res­pon­dant à des billes dont la hau­teur change peu en pas­sant de la confi­gu­ra­tion molé­cules paral­lèles à molé­cules croi­sées), nous obser­vons que le temps d’ac­tion moyen de la topoi­so­mé­rase IV est vingt fois plus long pour la confi­gu­ra­tion à 50° que celle cor­res­pon­dant à – 50°. Pour les billes qui pré­sentent une varia­tion de hau­teur impor­tante, l’angle de croi­se­ment approche 90° et peut même dépas­ser cette valeur. Or comme nous l’a­vons expli­qué la situa­tion de croi­se­ment à 90° est iden­tique à celle de croi­se­ment à – 90°. Ain­si nos expé­riences montrent que pour un angle de θ = + 76° ou – 76° les temps moyens d’ac­tion ne dif­fèrent que de 10 %.

Puisque les molé­cules d’ADN sont ani­mées de fluc­tua­tions brow­niennes impor­tantes, leur angle de croi­se­ment pré­sente en fait une dis­tri­bu­tion et la valeur de l’angle de croi­se­ment dont nous avons par­lé est en fait la valeur moyenne. La lar­geur de cette dis­tri­bu­tion dépend de la force de trac­tion appli­quée aux molé­cules. Si la force est très grande, les molé­cules sont qua­si­ment rec­ti­lignes et la dis­tri­bu­tion des angles est étroite ; aux faibles forces c’est l’in­verse. Dans notre expé­rience, nous obser­vons bien que la sélec­ti­vi­té angu­laire est ren­for­cée avec la force appli­quée sur la bille.

La topoi­so­mé­rase IV est très habile lors de son tour de passe-passe molé­cu­laire, jamais nous ne l’a­vons sur­prise à lâcher les brins cou­pés avant de les recol­ler (la bille se retrou­ve­rait alors accro­chée par une seule molé­cule). Un tel acci­dent serait dra­ma­tique au sein de nos chro­mo­somes : il condui­rait à une cas­sure double brin qui peut certes être répa­rée par des méca­nismes cel­lu­laires adap­tés mais avec un taux d’é­chec très gênant.

FI​GURE 4
Signal expé­ri­men­tal per­met­tant de voir l’action de la topoi­so­mé­rase : le gra­phique repré­sente la dis­tance entre la bille et la paroi de verre. Lorsque celle-ci atteint la valeur de 3.45 microns, les deux molé­cules sont paral­lèles. Quand les molé­cules se croisent la dis­tance se réduit à 2.75 microns. En pré­sence de topoi­so­mé­rases dans la solu­tion on n’observe aucun chan­ge­ment de lon­gueur lorsque les molé­cules sont paral­lèles. Par contre chaque fois que l’on fait faire un tour aux aimants, dans un pre­mier temps, la bille se rap­proche de la paroi. Au moment où l’enzyme dénoue le croi­se­ment, on observe une remon­tée bru­tale de l’extension.
Sur cet enre­gis­tre­ment, nous avons répé­té l’opération trois fois, à chaque fois l’enzyme a agi, cepen­dant elle l’a fait après un temps très variable.
Le temps mis par l’enzyme pour libé­rer le croi­se­ment après sa for­ma­tion cor­res­pond au temps de dif­fu­sion de l’enzyme pour trou­ver le point de croi­se­ment et au temps de fixa­tion sur ce croi­se­ment. Il dépend évi­dem­ment de la concen­tra­tion d’enzyme ; mais d’un cycle au sui­vant ce temps est une variable aléa­toire pré­sen­tant une dis­tri­bu­tion sta­tis­tique de Pois­son avec un temps carac­té­ris­tique t. Pour une concen­tra­tion enzy­ma­tique de l’ordre du nano-molaire, t est typi­que­ment de quelques secondes. Si nous tour­nons la bille de plu­sieurs tours rapi­de­ment, après un temps d’attente, une enzyme déjà sur place enchaîne une série de cycles avec une cadence de 2 ou 3 à la seconde [5].

Conclusion

FIGURE 5 — Les topoi­so­mé­rases recon­naissent l’angle de croi­se­ment des molécules
Symé­trie angu­laire impli­quée dans le croi­se­ment de deux molé­cules d’ADN. La situa­tion cor­res­pon­dant à l’angle ‑q (au centre) est dif­fé­rente de la situa­tion θ (à gauche), en effet ces deux confi­gu­ra­tions découlent de la symé­trie miroir (c’est une situa­tion chi­rale), par contre la situa­tion cor­res­pon­dant à l’angle -θ (au centre) est équi­va­lente à π – θ (à droite).
Notons que pour 
θ = 90 les dif­fé­rentes confi­gu­ra­tions sont identiques.

Nous avons déve­lop­pé des tech­niques de micro­ma­ni­pu­la­tion de molé­cules uniques. Ces tech­niques nous ont per­mis de mettre en évi­dence les méca­nismes pré­cis qu’u­ti­lisent cer­taines enzymes pour déplier et réduire les ten­sions dans les molé­cules d’ADN.

Il s’a­git d’un sujet de recherche très actif actuel­le­ment et plu­sieurs groupes de recherche ont obte­nu des résul­tats remar­quables sur les moteurs molé­cu­laires, les poly­mé­rases, les héli­cases, etc. Ces résul­tats viennent natu­rel­le­ment com­plé­ter ceux obte­nus en tube à essai. Ils démontrent, s’il était néces­saire, que ces enzymes sont de magni­fiques machines capables de tra­vailler avec une remar­quable pré­ci­sion dans un envi­ron­ne­ment agi­té par le mou­ve­ment brow­nien. Les topoi­so­mé­rases sont pour le moins des enzymes extra­or­di­naires du fait qu’en bien des points elles sur­passent ce que nous savons faire à l’é­chelle macroscopique.

Ain­si il nous reste encore à com­prendre com­ment ces machines de taille nano­mé­trique dénouent fidè­le­ment des molé­cules mille fois plus grandes qu’elles.

Remer­cie­ments
Les expé­riences décrites ici n’auraient pas été pos­sible sans l’aide de J.-F. ALLEMAND, O. SALEH, H. YOKOTA, T. LIONNET, M. DUGUET et le sup­port finan­cier de l’ENS, du CNRS, des uni­ver­si­tés Paris VI et VII, de la CEE et de l’ARC.

Références

[1] Wang J.-C. Inter­ac­tion bet­ween DNA and an Esche­ri­chia coli pro­tein ome­ga. J Mol Biol. 1971 Feb 14 ; 55 (3) : 523–33.
[2] Smith S. B., Fin­zi L., Bus­ta­mante C. Direct mecha­ni­cal mea­su­re­ments of the elas­ti­ci­ty of single DNA mole­cules by using magne­tic beads. Science. 1992 Nov 13 ; 258 (5085) : 1122–6.
[3] The elas­ti­ci­ty of a single super­coi­led DNA mole­cule T. Strick, J.-F. Alle­mand, D. Ben­si­mon, A. Ben­si­mon, V. Cro­quette, Science (1996) 271‑5257 p. 1835.
[4] Char­vin G., Ben­si­mon D., Cro­quette V. Sin­gle­mo­le­cule stu­dy of DNA unlin­king by euka­ryo­tic and pro­ka­ryo­tic type-II topoi­so­me­rases. Proc Natl Acad Sci USA. 2003, Aug 19 ; 100 (17) : 9820–5.
[5] Stone M. D., Bryant Z., Cri­so­na N. J., Smith S. B., Volo­god­skii A., Bus­ta­mante C., Coz­za­rel­li N. R. Chi­ra­li­ty sen­sing by Esche­ri­chia coli topoi­so­me­rase IV and the mecha­nism of type II topoi­so­me­rases. Proc Natl Acad Sci USA. 2003, Jul 22 ; 100 (15) : 8654–9.
[6] Tim­sit Y., Duplan­tier B., Jan­nink G., Siko­rav J.-L. Sym­me­try and chi­ra­li­ty in topoi­so­me­rase II-DNA cros­so­ver recog­ni­tion. J Mol Biol. 1998, Dec 18 ; 284 (5) : 1289–99.

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