Les transports en Europe et la politique européenne
Au cours des trois dernières décennies du XXe siècle, le secteur des transports dans l’Union européenne a connu un bouleversement considérable.
Le lecteur pourra en juger au travers de quelques chiffres qui ressortent des dernières statistiques publiées sous l’égide de la Commission.
Une évolution spectaculaire depuis 1970
De 1970 à 1998, les trafics de passagers, exprimés en voyageurs-km parcourus, se sont accrus de 121 % tous modes confondus ; les voitures particulières et surtout l’avion se sont taillé la part du lion, multiplication par 2,38 pour les premières et par 7,30 pour le second ; dans le même temps, le chemin de fer ne s’accroissait modestement que de 38 %, des progressions d’un ordre de grandeur similaire étant enregistrées pour les autocars et autobus (+ 48 %) et pour les transports urbains guidés, métros et tramways (+ 28 %).
Dans le domaine des marchandises, les évolutions respectives de la route et du chemin de fer ont été encore plus contrastées : les tonnes-km routières ont presque triplé (+ 189 %) dans le même temps où le chemin de fer baissait de 15 % ; la navigation intérieure et les oléoducs n’ont, eux, progressé que très modestement, respectivement de 14 % et de 32 %, ils ne représentent d’ailleurs à eux deux qu’une faible part (12 %) du trafic total. Ce premier panorama serait cependant incomplet si l’on ne soulignait pas l’importance du trafic maritime à courte distance qui, avec 1 166 milliards de tonnes-km, représente, en 1998, 68 % des transports terrestres, soit presque autant (93 %) que le trafic routier ; malheureusement on ne dispose pas, dans ce domaine, de statistiques rétrospectives permettant d’apprécier son évolution sur longue période.
Comme le montre le tableau n° 1 relatif à la répartition des trafics selon les modes, en ce qui concerne les voyageurs, si la part de la route, depuis longtemps prépondérante, n’a que peu augmenté au cours de la période de vingt-huit ans sous revue, puisqu’elle n’est passée que de 86,6 % à 87,8 % (à l’intérieur de celle-ci celle des transports collectifs routiers a diminué, passant de 13 % à 8,7 %), les évolutions relatives les plus spectaculaires concernent les transports collectifs à moyenne et longue distance : le train est passé de 10,1 % à 6,1 % dans le même temps où l’avion « explosait » de 1,5 % à 5,1 %.
En revanche, s’agissant des transports de marchandises (tableau n° 2), la période a été marquée par l’explosion du trafic routier dont la part s’est accrue de 25 points, au détriment surtout du chemin de fer qui a perdu 18 points et, dans une moindre mesure, de la navigation intérieure et des oléoducs qui ont perdu respectivement 5 et 2 points.
On reviendra plus loin sur les raisons de cet effondrement relatif du fret ferroviaire qui constitue aujourd’hui l’une des préoccupations principales des débats sur la politique des transports, aussi bien d’ailleurs au plan européen qu’à celui des divers États.
Ainsi, au cours des trois dernières décennies, les politiques des transports suivies tant au plan européen qu’aux plans nationaux – libéralisation et développement de la concurrence sans harmonisation des conditions de celle-ci entre les différents modes – se sont-elles traduites par un recul très important en termes relatifs (et même dans l’absolu, pour le fret ferroviaire) des modes de transports « amicaux pour l’environnement ».
Cet examen rétrospectif est sans doute un peu caricatural parce que trop global ; il mériterait d’être plus nuancé, selon les périodes et les pays, mais cela nous entraînerait trop loin dans le cadre du présent article. Il n’est pas inutile d’y adjoindre quelques considérations sur la croissance globale du secteur des transports, vis-à-vis de la croissance globale. Pour les amateurs de chiffres, cette analyse se référera aux tableaux 3 et 4 comparant les taux de croissance respectifs des différents modes, des trafics totaux et du PIB, selon les périodes, pour les trafics passagers d’une part et le fret d’autre part.
Il ressort du tableau n° 3 que la croissance globale du trafic voyageurs a toujours été assez nettement supérieure à la croissance de l’économie même si, au cours de la dernière décennie, l’écart de croissance semble s’être atténué ; pour l’ensemble de la période 1970–1998, le taux de croissance annuel moyen du trafic s’est trouvé supérieur de 37 % à celui du PIB.
Pour le fret la situation est assez différente (comme le montre le tableau n° 4) : au cours de la période 1970–1990 les taux de croissance du trafic global sont très voisins de ceux du PIB, mais ce n’est pas le cas au cours de la dernière période où, à l’inverse des voyageurs, la croissance du fret serait – étonnamment – nettement supérieure à celle du PIB ce qui conduit d’ailleurs à éprouver quelques doutes sur l’homogénéité des séries statistiques : au cours des vingt-huit années considérées, le rapport moyen des taux de croissance ressort à 1,12.
Ce rapide survol indique que, tant pour les voyageurs que pour le fret, la croissance passée s’est avérée plus ou moins nettement supérieure à la croissance générale et que, à l’intérieur de ces deux grandes catégories de trafic, cette croissance s’est effectuée en recourant aux modes de transports les plus agressifs pour l’environnement.
Ces tendances passées vont-elles, en l’absence de politiques volontaristes, se poursuivre ?
Doit-on et peut-on les infléchir ? Et, si oui, comment le faire ? Toute la problématique de la politique des transports du début du XXIe siècle se trouve ainsi posée. Il n’est pas inutile de l’éclairer par une analyse rapide de l’impact des transports sur l’environnement.
Des nuisances considérables
Celui-ci ainsi que le coût social des accidents et les phénomènes de congestion ont fait l’objet, au cours des quinze dernières années, d’analyses et d’évaluations de plus en plus nombreuses et approfondies.
La valorisation économique des nuisances reste cependant encore matière à incertitudes et controverses, tant sur le plan des méthodes utilisées que sur celui des valeurs unitaires retenues (valorisation, par exemple, de la tonne de CO2 principal responsable du réchauffement climatique). Il ne faut donc retenir de ce qui suit que les ordres de grandeur, sans se laisser leurrer par une précision apparente mais illusoire des évaluations ; ceux-ci sont cependant impressionnants.
Peu d’études exhaustives sont disponibles au niveau européen, la diversité des situations dans l’espace et dans le temps est évidemment, à ce niveau, un facteur de complexité sur lequel il n’est pas nécessaire d’insister ; l’étude la plus récente et la plus complète, à ma connaissance, a été effectuée par deux consultants indépendants, suisse et allemand, sous l’égide de l’UIC. Elle porte sur l’année 1995 et recouvre 17 pays : l’Union européenne plus la Suisse et la Norvège ; l’adjonction de ces deux pays n’altère évidemment pas la valeur des résultats que l’on peut considérer comme représentatifs pour l’Union européenne dans son ensemble.
Il en ressort les ordres de grandeur suivants.
Le coût total des effets externes (congestion exclue) s’établit à 530 milliards d’euros, soit 7,8 % du PIB total européen ; c’est évidemment considérable. Sur ce total, 92 % sont imputables à la route, dont 57 % à la seule voiture particulière et 29 % aux camions ; 6 % sont attribuables à l’avion, 2 % au rail et 0,5 % à la navigation intérieure. Tous modes de transports confondus, la part des voyageurs est, comme l’on peut s’y attendre, prépondérante, soit 69 % du total vis-à-vis de 31 % pour le fret.
Par type de nuisances, la décomposition est la suivante :
- 29 % pour les accidents,
- 7 % pour le bruit,
- 25 % pour la pollution de l’air,
- 23 % pour le changement climatique (CO2),
- 11 % pour les effets induits en amont et en aval,
- 5 % de nuisances diverses.
Parmi les valeurs unitaires retenues pour les évaluations, on citera notamment, pour les plus significatives d’entre elles, 1,5 million d’euros pour la valeur d’une vie humaine et 135 euros pour la tonne de CO2.
L’étude fait aussi ressortir une certaine variabilité du ratio coût des nuisances/PIB ; en moyenne de 7,8 % pour l’ensemble des 17 pays, le plus faible est relatif à la Suisse, moins de 5 %, le plus élevé concerne le Portugal, plus de 13 % ; la France, comme d’ailleurs l’Allemagne, se situe en deçà de la moyenne générale, 6,7 % et 7,2 % respectivement.
Un autre intérêt de cette étude est de montrer la dispersion des coûts unitaires moyens selon les principaux modes de transport ; ces moyennes recouvrent évidemment des dispersions considérables selon les véhicules, les types de service et les coefficients de remplissage, les zones géographiques ou les périodes temporelles.
Pour les voyageurs (en centièmes d’euros de 1995) :
- 8,7 cents/voyageur-km pour la voiture particulière,
- 3,8 pour les autocars et autobus,
- 2,0 pour le train,
- 4,8 pour l’avion.
Pour le fret :
- 8,8 cents/tonne-km pour la route,
- 1,9 pour le chemin de fer,
- 1,8 pour la navigation intérieure,
- 20,5 pour le fret aérien.
Les moyennes générales, tous modes confondus, pour autant qu’elles aient un sens, ressortent à 7,6 cents par voyageur-km et à 8,2 par tonne-km.
Les impacts négatifs externes des transports sont donc tout à fait considérables, que l’on considère les valeurs moyennes par unité de trafic ou leur poids global relatif vis-à-vis du PIB européen. Sans insister plus longtemps, on peut en avoir encore une autre illustration : en excluant les moyens de transport individuels pour des raisons d’homogénéité, le coût des nuisances générées par le seul secteur productif des transports représente environ les trois quarts de la valeur ajoutée de celui-ci.
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Une congestion croissante des infrastructures
Un examen complémentaire particulier doit être réservé aux problèmes de congestion qui caractérisent surtout les secteurs routiers et aériens. Il ne s’agit pas d’un effet externe stricto sensu : en effet si la dégradation des conditions d’écoulement du trafic provoqué par un usager supplémentaire est un effet » externe » à celui-ci, ce caractère externe disparaît lorsque l’on considère les usagers concernés dans leur ensemble.
Sans entrer dans les détails méthodologiques, trois évaluations ont été effectuées correspondant à trois approches différentes, en ne retenant que la seule congestion routière, bien évidemment largement prépondérante :
- la première concerne la perte d’utilité sociale, par rapport à une situation théorique où une tarification optimale de la congestion serait mise en œuvre : cette perte ressort à environ 0,5 % du PIB,
- la seconde correspond à une valorisation des pertes de temps dans la situation réelle par rapport à une autre situation théorique de référence caractérisée par la fluidité du trafic : la valeur de ces pertes de temps ressort à 1,9 % du PIB,
- enfin a été estimé le montant global des recettes qui résulteraient de l’application d’une taxe de congestion optimale, ce montant serait de 3,7 % du PIB.
Concernant la congestion, les écarts de situation selon les pays sont encore plus importants que pour le coût des nuisances. Si l’on retient le premier indicateur (la perte d’utilité sociale) pour illustrer cette dispersion, on peut faire le constat suivant :
- la moyenne générale européenne s’établit à un peu moins de 0,5 %, plus précisément 0,49 %,
- le pays le moins congestionné, de très loin, cela n’est évidemment pas une surprise, est l’Irlande avec 0,07 %, bienheureux Irlandais !
- on trouve ensuite les quatre pays nordiques, dont les ratios s’étagent de 0,14 % à 0,32 %,
- à l’autre extrémité on trouve en premier lieu les Pays-Bas avec 0,83 %, puis le Royaume-Uni avec 0,68 % ; ces résultats ne sont pas non plus surprenants en raison de la densité démographique exceptionnelle des premiers et du sous-équipement notoire en infrastructure, tant routière que ferroviaire du second,
- parmi les autres grands pays, l’Allemagne et l’Italie se situent pratiquement au niveau de la moyenne (0,52 % et 0,50 %), la France comme d’ailleurs l’Espagne assez sensiblement en deçà (0,44 %).
En résumé la congestion routière qui tend à s’accroître au fil des ans, très largement un phénomène urbain, concerne surtout les régions de la fameuse » banane bleue » naguère mise en relief par la Datar.
S’agissant du transport aérien, pour lequel on ne dispose pas d’évaluations comparables, la congestion, caractérisée par des retards importants, résulte pour partie d’un système de navigation aérienne parcellisé et inadapté ; elle se concentre également dans un polygone Londres – Amsterdam – Hambourg – Francfort – Paris, dans un domaine qui relève surtout du court-courrier.
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Ainsi les politiques de transport suivies au cours des trois dernières décennies, aussi bien au niveau des États (surtout) qu’à celui de l’Union européenne (plus marginalement), ont-elles abouti à une situation où les modes de transport qui se sont le plus développés sont aussi ceux qui sont les plus générateurs de nuisances et où les niveaux atteints par celles-ci, ainsi que la congestion, pèsent d’un poids très lourd, et cela en dépit des mesures prises dans les différents modes (normes de bruit et de pollution de plus en plus sévères, amélioration de l’efficacité énergétique, réduction des taux d’accidents, etc.).
Ainsi, sans vouloir trop noircir le tableau ou céder à la tentation d’une vision apocalyptique du système de transport européen, on peut cependant caractériser celui-ci par une sorte de crise larvée et rampante ; l’impact important et croissant des nuisances et de la congestion risque, si les tendances passées devaient se prolonger, de finir par porter atteinte aussi bien à la qualité de la vie qu’à la compétitivité économique de l’espace européen. Les politiques de transport, notamment au niveau européen, se trouvent ainsi brutalement interpellées.
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La politique européenne des transports en question
Les évolutions qui précèdent résultent de très nombreux facteurs que l’on ne peut, dans le cadre de cet article, prétendre examiner exhaustivement.
En premier lieu, il ne faut, bien sûr, pas méconnaître les progrès considérables accomplis dans les domaines routiers et aériens : l’amélioration de la qualité des véhicules sur le plan de la fiabilité, du confort, de la rapidité et de la sécurité, la diminution des coûts de ceux-ci liée aux progrès technologiques et à la concurrence entre constructeurs, celle de l’efficacité énergétique et de la productivité, favorisée en particulier dans le secteur routier par le développement du réseau d’autoroutes, passé en trente ans de 15 000 km à plus de 50 000.
Les politiques de libéralisation qui ont conduit à des baisses de prix notamment pour le transport routier de marchandises, résultat d’une concurrence qui, si elle est saine dans son principe, est souvent exacerbée, accompagnée qu’elle est d’une transgression significative des réglementations sociales ou de sécurité, qui joue au détriment de ceux qui les respectent.
La persistance, malgré les mises en garde inlassablement (et inutilement ?) répétées des responsables ferroviaires, d’importantes distorsions de concurrence en matière de réglementations sociales, de fiscalité ou de tarification de l’usage des infrastructures, auxquelles s’ajoute, sauf exception (notamment la Suède), la non prise en compte des effets externes dans la formation des prix de transport, fausse ainsi le libre choix des utilisateurs, principe que personne ne songerait à remettre en cause.
S’agissant de la politique commune européenne des transports, bien que l’instauration d’une telle politique figurât dans le traité de Rome, celle-ci est pratiquement restée lettre morte, du fait de la carence, dans ce domaine, du système décisionnel communautaire (propositions de la Commission, décisions du Conseil des ministres). Carence est bien le mot qui convient puisque, procédure exceptionnelle et à certains égards tragicomique, la Cour de justice européenne a, en 1985, prononcé, à la requête du Parlement européen, un « constat de carence » à l’encontre du Conseil, incapable d’arbitrer entre des orientations ou des intérêts nationaux divergents.
Après trente ans d’immobilisme et de carence, la décision de 1985 et la mise en œuvre du « marché unique » devaient redonner une impulsion nouvelle à la Politique commune des transports (PCT) ; il a cependant fallu attendre décembre 1992 pour que soit publié le premier Livre blanc de la Commission sur le « développement futur de la politique des transports ». L’orientation principale de ce Livre blanc était l’ouverture et la libération des marchés de transport et le développement de la concurrence à l’intérieur de chaque mode de transport, considéré plus ou moins isolément des autres.
D’harmonisation intermodale, il n’était pratiquement pas question. En quelque sorte, au lieu de progresser parallèlement sur deux pieds : libéralisation et harmonisation intermodale, on a avancé à cloche-pied, sur le seul pied de la libéralisation. Les résultats ont été inégaux selon les secteurs : celle-ci est devenue quasi complète dans le transport routier de marchandises et dans l’aérien, tributaire cependant de l’épineuse question des « créneaux aéroportuaires » ; dans le domaine ferroviaire, les « avancées » ont été plus mitigées : la séparation de la gestion des infrastructures de celle des services, conçue avant tout comme moyen d’ouverture à la concurrence au niveau de ceux-ci, séparation qui n’est d’ailleurs pas sans générer de sérieux inconvénients, s’est heurtée aux réticences de certains réseaux et de certains États et le développement de la concurrence ferroviaire intramodale est resté jusqu’à présent très limité.
La structure actuelle, marquée par l’accentuation des déséquilibres entre les modes, l’augmentation des nuisances et de la congestion ainsi que par une croissance des transports plus forte que la croissance générale, est pour partie le résultat de cette politique.
Avec l’affirmation des concepts de développement durable et, plus précisément de mobilité durable pour les transports, il est apparu de plus en plus que libéralisation et concurrence ne pouvaient à elles seules constituer les maîtres mots de la PCT.
Avant le récent Livre blanc de septembre 2001, deux étapes méritent d’être mentionnées.
Dans le cadre du traité de Maastricht, l’Union européenne s’est vue, à l’instigation de la Commission, dotée de compétences nouvelles concernant le développement des Réseaux de transports transeuropéens (RTE).
En 1996, la Commission, dans un Livre vert sur la « tarification efficace et équitable de l’usage des infrastructures, introduit à la fois l’idée d’internalisation des coûts externes » et le concept de « coût marginal social ». Ces « innovations » auraient pu constituer une véritable avancée dans la définition d’une véritable PCT ; cependant elles sont, jusqu’à présent, restées d’une portée pratique très limitée.
Enfin, la Commission publie en septembre 2001 un nouveau Livre blanc intitulé : La Politique européenne des transports à l’horizon 2010 : l’heure des choix.
Celui-ci marque un changement assez net de tonalité et d’orientation par rapport au précédent. À partir d’un constat sans complaisance de la situation actuelle, il préconise une politique plus volontariste pour lutter contre les conséquences négatives développées plus haut et les distorsions fiscales et sociales ; en un mot, il propose de ne pas s’en remettre seulement au marché et à la concurrence tels qu’ils fonctionnent actuellement. On aborde (enfin !) le problème de l’harmonisation intermodale.
Après libéralisation et concurrence, les maîtres mots deviennent : « découplage et rééquilibrage ».
Le « découplage » d’abord : il s’agit, selon des orientations déjà esquissées lors du Conseil européen de Göteborg, de freiner progressivement la croissance de la demande globale de transport par rapport à la croissance générale de l’économie européenne.
Le « rééquilibrage » correspond, lui, à une rupture des tendances passées consacrant la diminution des parts de trafic des modes de transport « écophiles » (rail, navigation intérieure, oléoducs, navigation maritime à courte distance) ; concrètement, il est projeté de revenir en 2010 aux parts modales de 1998.
Cet objectif peut, à première vue, paraître modeste et hors de proportions vis-à-vis d’un objectif de réduction forte de la congestion et des nuisances ; il est cependant relativement ambitieux au regard des tendances de longue période observées dans le passé.
Les outils à utiliser pour parvenir à ces objectifs seraient de trois ordres :
- la tarification, en harmonisant entre les modes et les pays les principes tarifaires retenus pour celle de l’usage des infrastructures et en imputant progressivement aux utilisateurs le coût des effets externes ;
- les investissements dans les réseaux transeuropéens, suppression des goulots d’étranglement, amélioration des grands corridors internationaux et des liaisons transfrontalières ainsi que l’accessibilité des régions périphériques, en privilégiant, dans une certaine mesure, le chemin de fer, les voies navigables, le transport maritime et le transport intermodal ;
- la « revitalisation » du rail (ouverture à la concurrence, création progressive d’un réseau dédié au fret, poursuite du développement du réseau et des services à grande vitesse pour les voyageurs) et des modes alternatifs à la route.
Malgré le caractère positif de la plupart des orientations proposées, le Livre blanc n’est pas dénué de certaines faiblesses :
- le caractère un peu surprenant des projections de trafic, notamment dans un scénario tendanciel où la croissance globale des transports de passagers serait inférieure de 40 % à la croissance du PIB alors qu’elle lui était supérieure de près de 40 % dans le passé ;
- la quasi-absence de prise en compte des effets de l’élargissement ;
- la sous-estimation de l’importance des actions à mener pour aboutir à un véritable découplage : si l’on se refuse, comme cela paraît normal, à accepter une dégradation de la qualité (qu’il est d’ailleurs préconisé d’améliorer) il faut se résoudre à augmenter les prix relatifs du transport, et cela de façon considérable, compte tenu de la faible élasticité globale du secteur vis-à-vis de son niveau de prix ;
- plus généralement la faisabilité économique et politique des objectifs visés, faisabilité qui se heurtera évidemment à des intérêts puissants, notamment dans le secteur de l’industrie et des services.
Mais là où le bât blesse surtout, c’est en ce qui concerne les moyens de mise en œuvre des orientations proposées.
En premier lieu, la Commission propose 60 mesures, d’importances très inégales et quelque peu hétéroclites, que certains sont allés jusqu’à qualifier d’inventaire « à la Prévert », dont on mesure mal quelles seront leurs contributions respectives aux objectifs poursuivis, en l’absence de toute tentative de quantification.
En second lieu, et c’est probablement le plus important, force est de constater que la répartition actuelle des pouvoirs de décision entre l’Union européenne, les États ou les niveaux inférieurs (régions, communes, etc.) n’est guère adaptée à la mise en œuvre d’une politique volontariste et cohérente à l’échelle de l’Europe.
Aujourd’hui les pouvoirs de décision concernant les investissements en infrastructures se situent pour l’essentiel au niveau des États et des régions, voire au niveau local ; les ressources du budget communautaire ne permettent à l’Union européenne que de jouer un rôle tout à fait marginal (ainsi les ressources budgétaires de l’Union européenne pour le financement des investissements en infrastructures ne représentent même pas 1 % de leur montant global). De même, sur le plan des conditions d’usage des infrastructures (tarification, fiscalité), les pouvoirs de décision se situent aujourd’hui essentiellement au niveau des États.
La mise en œuvre d’une politique telle que préconisée dans le Livre blanc supposerait sans doute que l’Union européenne soit dotée de compétences et de pouvoirs renforcés, par exemple pour harmoniser les redevances d’usage des infrastructures, pour instituer des « écotaxes », pour intervenir plus efficacement dans le développement des infrastructures, avec des enveloppes financières vraiment significatives.
Sur ce dernier plan, on peut constater que des décisions prises au plus haut niveau (Conseil européen) ne sont pas (ou peu) suivies d’effet faute de moyens financiers adéquats : l’exemple le plus marquant concerne, dans le domaine du développement de réseaux transeuropéens, compétence conférée à l’Union par le traité de Maastricht, la mise en œuvre des 14 projets déclarés solennellement prioritaires au sommet d’Essen en 1994, qui piétine ou avance très lentement.
Face à cette situation, et pour prendre à bras-le-corps des problèmes de transports qui deviennent de plus en plus prégnants, on peut donc se demander légitimement si des pouvoirs plus importants ne devraient pas être dévolus à l’Union européenne pour lui permettre d’agir plus efficacement.
Cela supposerait aussi que soit fait un effort de clarification dans la répartition des compétences entre l’Union européenne et les États membres, même si à l’évidence il ne peut s’agir que de compétences partagées. Cette répartition des compétences devrait évidemment se faire dans le respect du principe général de subsidiarité ; mais peu d’analyses ont été menées jusqu’à présent sur ce thème.
Parallèlement, il faut que l’Union européenne soit dotée des moyens juridiques et financiers cohérents.
Ce ne sont pas d’ailleurs les seuls : dans un autre ordre d’idées on ne peut qu’être frappé par la faiblesse des soubassements de la PCT dans les domaines économiques et statistiques. Les statistiques européennes restent souvent encore la simple juxtaposition de statistiques nationales sans mise en cohérence de celles-ci. De même, dans le domaine des études économiques, la faiblesse est grande au niveau communautaire ; dans cet esprit, la création d’un Institut européen d’économie des transports serait sans doute un grand progrès permettant une plus grande continuité dans celui des connaissances que l’usage qui consiste à recourir épisodiquement à des consultants. Ces considérations peuvent paraître nous éloigner du sujet, mais elles nous y ramènent : peut-on fonder sérieusement une stratégie et une politique des transports européennes sans un substratum solide d’analyses économiques ?
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Que conclure ?
En conclusion peut-on espérer que les orientations exprimées dans le dernier Livre blanc se traduiront concrètement par un tournant dans la politique européenne des transports, en termes de rééquilibrage, voire de découplage, en limitant les nuisances et la congestion à un niveau acceptable, contribuant ainsi à la qualité de la vie et à la compétitivité de l’économie européenne ?
Le lecteur aura compris mon adhésion aux objectifs, mais aussi mon scepticisme relatif quant aux moyens d’y parvenir ; mais je lui laisserai le soin d’apporter sa propre réponse à la question.