Les transports en Europe et la politique européenne

Dossier : L'EuropeMagazine N°586 Juin/Juillet 2003Par Michel WALRAVE (54)

Au cours des trois der­nières décen­nies du XXe siècle, le sec­teur des trans­ports dans l’U­nion euro­péenne a connu un bou­le­ver­se­ment considérable.
Le lec­teur pour­ra en juger au tra­vers de quelques chiffres qui res­sortent des der­nières sta­tis­tiques publiées sous l’é­gide de la Commission.

Une évolution spectaculaire depuis 1970

De 1970 à 1998, les tra­fics de pas­sa­gers, expri­més en voya­geurs-km par­cou­rus, se sont accrus de 121 % tous modes confon­dus ; les voi­tures par­ti­cu­lières et sur­tout l’a­vion se sont taillé la part du lion, mul­ti­pli­ca­tion par 2,38 pour les pre­mières et par 7,30 pour le second ; dans le même temps, le che­min de fer ne s’ac­crois­sait modes­te­ment que de 38 %, des pro­gres­sions d’un ordre de gran­deur simi­laire étant enre­gis­trées pour les auto­cars et auto­bus (+ 48 %) et pour les trans­ports urbains gui­dés, métros et tram­ways (+ 28 %).

Dans le domaine des mar­chan­dises, les évo­lu­tions res­pec­tives de la route et du che­min de fer ont été encore plus contras­tées : les tonnes-km rou­tières ont presque tri­plé (+ 189 %) dans le même temps où le che­min de fer bais­sait de 15 % ; la navi­ga­tion inté­rieure et les oléo­ducs n’ont, eux, pro­gres­sé que très modes­te­ment, res­pec­ti­ve­ment de 14 % et de 32 %, ils ne repré­sentent d’ailleurs à eux deux qu’une faible part (12 %) du tra­fic total. Ce pre­mier pano­ra­ma serait cepen­dant incom­plet si l’on ne sou­li­gnait pas l’im­por­tance du tra­fic mari­time à courte dis­tance qui, avec 1 166 mil­liards de tonnes-km, repré­sente, en 1998, 68 % des trans­ports ter­restres, soit presque autant (93 %) que le tra­fic rou­tier ; mal­heu­reu­se­ment on ne dis­pose pas, dans ce domaine, de sta­tis­tiques rétros­pec­tives per­met­tant d’ap­pré­cier son évo­lu­tion sur longue période.

Comme le montre le tableau n° 1 rela­tif à la répar­ti­tion des tra­fics selon les modes, en ce qui concerne les voya­geurs, si la part de la route, depuis long­temps pré­pon­dé­rante, n’a que peu aug­men­té au cours de la période de vingt-huit ans sous revue, puis­qu’elle n’est pas­sée que de 86,6 % à 87,8 % (à l’in­té­rieur de celle-ci celle des trans­ports col­lec­tifs rou­tiers a dimi­nué, pas­sant de 13 % à 8,7 %), les évo­lu­tions rela­tives les plus spec­ta­cu­laires concernent les trans­ports col­lec­tifs à moyenne et longue dis­tance : le train est pas­sé de 10,1 % à 6,1 % dans le même temps où l’a­vion « explo­sait » de 1,5 % à 5,1 %.

Tableau n° 1 – Tra­fic voya­geurs : évo­lu­tion des parts modales (en % des voyageurs-km)
Années VP1 TCR2 TUG3 Fer Avion
1970 73,6 13 1,8 10,1 1,5
1980 75,8 12 1,4 8,4 2,4
1990 78,7 9,6 1,2 6,7 3,8
1998 79,1 8,7 1 6,1 5,1

1. VP : voi­tures particulières.
2. TCR : trans­ports col­lec­tifs routiers.
3. TUG : trans­ports urbains gui­dés (métro + tramway).

Tableau n° 2 – Tra­fic fret : évo­lu­tion des parts modales (en % des tonnes-km)
Années Route Fer Navi­ga­tion intérieure Oléo­duc
1970 48,8 31,9 11,9 7,4
1980 57,6 24,9 9,4 8,1
1990 68,1 18,5 7,9 5,5
1998 73,7 14,1 7,1 7,1

En revanche, s’a­gis­sant des trans­ports de mar­chan­dises (tableau n° 2), la période a été mar­quée par l’ex­plo­sion du tra­fic rou­tier dont la part s’est accrue de 25 points, au détri­ment sur­tout du che­min de fer qui a per­du 18 points et, dans une moindre mesure, de la navi­ga­tion inté­rieure et des oléo­ducs qui ont per­du res­pec­ti­ve­ment 5 et 2 points.

On revien­dra plus loin sur les rai­sons de cet effon­dre­ment rela­tif du fret fer­ro­viaire qui consti­tue aujourd’­hui l’une des pré­oc­cu­pa­tions prin­ci­pales des débats sur la poli­tique des trans­ports, aus­si bien d’ailleurs au plan euro­péen qu’à celui des divers États.

Ain­si, au cours des trois der­nières décen­nies, les poli­tiques des trans­ports sui­vies tant au plan euro­péen qu’aux plans natio­naux – libé­ra­li­sa­tion et déve­lop­pe­ment de la concur­rence sans har­mo­ni­sa­tion des condi­tions de celle-ci entre les dif­fé­rents modes – se sont-elles tra­duites par un recul très impor­tant en termes rela­tifs (et même dans l’ab­so­lu, pour le fret fer­ro­viaire) des modes de trans­ports « ami­caux pour l’environnement ».

Cet exa­men rétros­pec­tif est sans doute un peu cari­ca­tu­ral parce que trop glo­bal ; il méri­te­rait d’être plus nuan­cé, selon les périodes et les pays, mais cela nous entraî­ne­rait trop loin dans le cadre du pré­sent article. Il n’est pas inutile d’y adjoindre quelques consi­dé­ra­tions sur la crois­sance glo­bale du sec­teur des trans­ports, vis-à-vis de la crois­sance glo­bale. Pour les ama­teurs de chiffres, cette ana­lyse se réfé­re­ra aux tableaux 3 et 4 com­pa­rant les taux de crois­sance res­pec­tifs des dif­fé­rents modes, des tra­fics totaux et du PIB, selon les périodes, pour les tra­fics pas­sa­gers d’une part et le fret d’autre part.

Il res­sort du tableau n° 3 que la crois­sance glo­bale du tra­fic voya­geurs a tou­jours été assez net­te­ment supé­rieure à la crois­sance de l’é­co­no­mie même si, au cours de la der­nière décen­nie, l’é­cart de crois­sance semble s’être atté­nué ; pour l’en­semble de la période 1970–1998, le taux de crois­sance annuel moyen du tra­fic s’est trou­vé supé­rieur de 37 % à celui du PIB.

Pour le fret la situa­tion est assez dif­fé­rente (comme le montre le tableau n° 4) : au cours de la période 1970–1990 les taux de crois­sance du tra­fic glo­bal sont très voi­sins de ceux du PIB, mais ce n’est pas le cas au cours de la der­nière période où, à l’in­verse des voya­geurs, la crois­sance du fret serait – éton­nam­ment – net­te­ment supé­rieure à celle du PIB ce qui conduit d’ailleurs à éprou­ver quelques doutes sur l’ho­mo­gé­néi­té des séries sta­tis­tiques : au cours des vingt-huit années consi­dé­rées, le rap­port moyen des taux de crois­sance res­sort à 1,12.

Ce rapide sur­vol indique que, tant pour les voya­geurs que pour le fret, la crois­sance pas­sée s’est avé­rée plus ou moins net­te­ment supé­rieure à la crois­sance géné­rale et que, à l’in­té­rieur de ces deux grandes caté­go­ries de tra­fic, cette crois­sance s’est effec­tuée en recou­rant aux modes de trans­ports les plus agres­sifs pour l’environnement.

Ces ten­dances pas­sées vont-elles, en l’ab­sence de poli­tiques volon­ta­ristes, se poursuivre ?

Doit-on et peut-on les inflé­chir ? Et, si oui, com­ment le faire ? Toute la pro­blé­ma­tique de la poli­tique des trans­ports du début du XXIe siècle se trouve ain­si posée. Il n’est pas inutile de l’é­clai­rer par une ana­lyse rapide de l’im­pact des trans­ports sur l’environnement.

Tableau n° 3 – Taux de crois­sance annuels moyens des tra­fics voya­geurs et du PIB (en %)
Périodes VP TCR FerA­vion Avion Total PIB
1970–1980 3,75 2,66 1,39 8,41 3,44 2,71
1980–1990 3,48 0,82 0,95 7,81 3,1 1,72
1990–1998 1,87 0,62 0,64 5,5 1,9 1,84
1970–1998 3,14 1,42 0,84 7,36 2,88 2,1

Tableau n° 4 – Taux de crois­sance annuels moyens des tra­fics fret et du PIB (en %)
Périodes Route Fer Navi­ga­tion intérieure Oléo­duc Total PIB
1970–1980 4,36 0,14 0,19 3,49 2,64 2,71
1980–1990 3,57 -1,14 0,09 -1,87 1,85 1,72
1990–1998 3,62 -0,75 1,31 1,54 2,62 1,84
1970–1998 3,87 -0,57 0,47 0,99 2,35 2,1

Des nuisances considérables

Celui-ci ain­si que le coût social des acci­dents et les phé­no­mènes de conges­tion ont fait l’ob­jet, au cours des quinze der­nières années, d’a­na­lyses et d’é­va­lua­tions de plus en plus nom­breuses et approfondies.

La valo­ri­sa­tion éco­no­mique des nui­sances reste cepen­dant encore matière à incer­ti­tudes et contro­verses, tant sur le plan des méthodes uti­li­sées que sur celui des valeurs uni­taires rete­nues (valo­ri­sa­tion, par exemple, de la tonne de CO2 prin­ci­pal res­pon­sable du réchauf­fe­ment cli­ma­tique). Il ne faut donc rete­nir de ce qui suit que les ordres de gran­deur, sans se lais­ser leur­rer par une pré­ci­sion appa­rente mais illu­soire des éva­lua­tions ; ceux-ci sont cepen­dant impressionnants.

Peu d’é­tudes exhaus­tives sont dis­po­nibles au niveau euro­péen, la diver­si­té des situa­tions dans l’es­pace et dans le temps est évi­dem­ment, à ce niveau, un fac­teur de com­plexi­té sur lequel il n’est pas néces­saire d’in­sis­ter ; l’é­tude la plus récente et la plus com­plète, à ma connais­sance, a été effec­tuée par deux consul­tants indé­pen­dants, suisse et alle­mand, sous l’é­gide de l’UIC. Elle porte sur l’an­née 1995 et recouvre 17 pays : l’U­nion euro­péenne plus la Suisse et la Nor­vège ; l’ad­jonc­tion de ces deux pays n’al­tère évi­dem­ment pas la valeur des résul­tats que l’on peut consi­dé­rer comme repré­sen­ta­tifs pour l’U­nion euro­péenne dans son ensemble.

Il en res­sort les ordres de gran­deur suivants.

Le coût total des effets externes (conges­tion exclue) s’é­ta­blit à 530 mil­liards d’eu­ros, soit 7,8 % du PIB total euro­péen ; c’est évi­dem­ment consi­dé­rable. Sur ce total, 92 % sont impu­tables à la route, dont 57 % à la seule voi­ture par­ti­cu­lière et 29 % aux camions ; 6 % sont attri­buables à l’a­vion, 2 % au rail et 0,5 % à la navi­ga­tion inté­rieure. Tous modes de trans­ports confon­dus, la part des voya­geurs est, comme l’on peut s’y attendre, pré­pon­dé­rante, soit 69 % du total vis-à-vis de 31 % pour le fret.

Par type de nui­sances, la décom­po­si­tion est la suivante :

  • 29 % pour les accidents,
  • 7 % pour le bruit,
  • 25 % pour la pol­lu­tion de l’air,
  • 23 % pour le chan­ge­ment cli­ma­tique (CO2),
  • 11 % pour les effets induits en amont et en aval,
  • 5 % de nui­sances diverses.

Par­mi les valeurs uni­taires rete­nues pour les éva­lua­tions, on cite­ra notam­ment, pour les plus signi­fi­ca­tives d’entre elles, 1,5 mil­lion d’eu­ros pour la valeur d’une vie humaine et 135 euros pour la tonne de CO2.

L’é­tude fait aus­si res­sor­tir une cer­taine varia­bi­li­té du ratio coût des nuisances/PIB ; en moyenne de 7,8 % pour l’en­semble des 17 pays, le plus faible est rela­tif à la Suisse, moins de 5 %, le plus éle­vé concerne le Por­tu­gal, plus de 13 % ; la France, comme d’ailleurs l’Al­le­magne, se situe en deçà de la moyenne géné­rale, 6,7 % et 7,2 % respectivement.

Un autre inté­rêt de cette étude est de mon­trer la dis­per­sion des coûts uni­taires moyens selon les prin­ci­paux modes de trans­port ; ces moyennes recouvrent évi­dem­ment des dis­per­sions consi­dé­rables selon les véhi­cules, les types de ser­vice et les coef­fi­cients de rem­plis­sage, les zones géo­gra­phiques ou les périodes temporelles.

Pour les voya­geurs (en cen­tièmes d’eu­ros de 1995) :

  • 8,7 cents/­voya­geur-km pour la voi­ture particulière,
  • 3,8 pour les auto­cars et autobus,
  • 2,0 pour le train,
  • 4,8 pour l’avion.

Pour le fret :

  • 8,8 cents/­tonne-km pour la route,
  • 1,9 pour le che­min de fer,
  • 1,8 pour la navi­ga­tion intérieure,
  • 20,5 pour le fret aérien.

Les moyennes géné­rales, tous modes confon­dus, pour autant qu’elles aient un sens, res­sortent à 7,6 cents par voya­geur-km et à 8,2 par tonne-km.

Les impacts néga­tifs externes des trans­ports sont donc tout à fait consi­dé­rables, que l’on consi­dère les valeurs moyennes par uni­té de tra­fic ou leur poids glo­bal rela­tif vis-à-vis du PIB euro­péen. Sans insis­ter plus long­temps, on peut en avoir encore une autre illus­tra­tion : en excluant les moyens de trans­port indi­vi­duels pour des rai­sons d’ho­mo­gé­néi­té, le coût des nui­sances géné­rées par le seul sec­teur pro­duc­tif des trans­ports repré­sente envi­ron les trois quarts de la valeur ajou­tée de celui-ci.

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Une congestion croissante des infrastructures

Un exa­men com­plé­men­taire par­ti­cu­lier doit être réser­vé aux pro­blèmes de conges­tion qui carac­té­risent sur­tout les sec­teurs rou­tiers et aériens. Il ne s’a­git pas d’un effet externe stric­to sen­su : en effet si la dégra­da­tion des condi­tions d’é­cou­le­ment du tra­fic pro­vo­qué par un usa­ger sup­plé­men­taire est un effet » externe » à celui-ci, ce carac­tère externe dis­pa­raît lorsque l’on consi­dère les usa­gers concer­nés dans leur ensemble.

Sans entrer dans les détails métho­do­lo­giques, trois éva­lua­tions ont été effec­tuées cor­res­pon­dant à trois approches dif­fé­rentes, en ne rete­nant que la seule conges­tion rou­tière, bien évi­dem­ment lar­ge­ment prépondérante :

  • la pre­mière concerne la perte d’u­ti­li­té sociale, par rap­port à une situa­tion théo­rique où une tari­fi­ca­tion opti­male de la conges­tion serait mise en œuvre : cette perte res­sort à envi­ron 0,5 % du PIB,
  • la seconde cor­res­pond à une valo­ri­sa­tion des pertes de temps dans la situa­tion réelle par rap­port à une autre situa­tion théo­rique de réfé­rence carac­té­ri­sée par la flui­di­té du tra­fic : la valeur de ces pertes de temps res­sort à 1,9 % du PIB,
  • enfin a été esti­mé le mon­tant glo­bal des recettes qui résul­te­raient de l’ap­pli­ca­tion d’une taxe de conges­tion opti­male, ce mon­tant serait de 3,7 % du PIB.

Concer­nant la conges­tion, les écarts de situa­tion selon les pays sont encore plus impor­tants que pour le coût des nui­sances. Si l’on retient le pre­mier indi­ca­teur (la perte d’u­ti­li­té sociale) pour illus­trer cette dis­per­sion, on peut faire le constat suivant :

  • la moyenne géné­rale euro­péenne s’é­ta­blit à un peu moins de 0,5 %, plus pré­ci­sé­ment 0,49 %,
  • le pays le moins conges­tion­né, de très loin, cela n’est évi­dem­ment pas une sur­prise, est l’Ir­lande avec 0,07 %, bien­heu­reux Irlandais !
  • on trouve ensuite les quatre pays nor­diques, dont les ratios s’é­tagent de 0,14 % à 0,32 %,
  • à l’autre extré­mi­té on trouve en pre­mier lieu les Pays-Bas avec 0,83 %, puis le Royaume-Uni avec 0,68 % ; ces résul­tats ne sont pas non plus sur­pre­nants en rai­son de la den­si­té démo­gra­phique excep­tion­nelle des pre­miers et du sous-équi­pe­ment notoire en infra­struc­ture, tant rou­tière que fer­ro­viaire du second,
  • par­mi les autres grands pays, l’Al­le­magne et l’I­ta­lie se situent pra­ti­que­ment au niveau de la moyenne (0,52 % et 0,50 %), la France comme d’ailleurs l’Es­pagne assez sen­si­ble­ment en deçà (0,44 %).

En résu­mé la conges­tion rou­tière qui tend à s’ac­croître au fil des ans, très lar­ge­ment un phé­no­mène urbain, concerne sur­tout les régions de la fameuse » banane bleue » naguère mise en relief par la Datar.

S’a­gis­sant du trans­port aérien, pour lequel on ne dis­pose pas d’é­va­lua­tions com­pa­rables, la conges­tion, carac­té­ri­sée par des retards impor­tants, résulte pour par­tie d’un sys­tème de navi­ga­tion aérienne par­cel­li­sé et inadap­té ; elle se concentre éga­le­ment dans un poly­gone Londres – Amster­dam – Ham­bourg – Franc­fort – Paris, dans un domaine qui relève sur­tout du court-courrier.

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Ain­si les poli­tiques de trans­port sui­vies au cours des trois der­nières décen­nies, aus­si bien au niveau des États (sur­tout) qu’à celui de l’U­nion euro­péenne (plus mar­gi­na­le­ment), ont-elles abou­ti à une situa­tion où les modes de trans­port qui se sont le plus déve­lop­pés sont aus­si ceux qui sont les plus géné­ra­teurs de nui­sances et où les niveaux atteints par celles-ci, ain­si que la conges­tion, pèsent d’un poids très lourd, et cela en dépit des mesures prises dans les dif­fé­rents modes (normes de bruit et de pol­lu­tion de plus en plus sévères, amé­lio­ra­tion de l’ef­fi­ca­ci­té éner­gé­tique, réduc­tion des taux d’ac­ci­dents, etc.).

Ain­si, sans vou­loir trop noir­cir le tableau ou céder à la ten­ta­tion d’une vision apo­ca­lyp­tique du sys­tème de trans­port euro­péen, on peut cepen­dant carac­té­ri­ser celui-ci par une sorte de crise lar­vée et ram­pante ; l’im­pact impor­tant et crois­sant des nui­sances et de la conges­tion risque, si les ten­dances pas­sées devaient se pro­lon­ger, de finir par por­ter atteinte aus­si bien à la qua­li­té de la vie qu’à la com­pé­ti­ti­vi­té éco­no­mique de l’es­pace euro­péen. Les poli­tiques de trans­port, notam­ment au niveau euro­péen, se trouvent ain­si bru­ta­le­ment interpellées.

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La politique européenne des transports en question

Les évo­lu­tions qui pré­cèdent résultent de très nom­breux fac­teurs que l’on ne peut, dans le cadre de cet article, pré­tendre exa­mi­ner exhaustivement.

En pre­mier lieu, il ne faut, bien sûr, pas mécon­naître les pro­grès consi­dé­rables accom­plis dans les domaines rou­tiers et aériens : l’a­mé­lio­ra­tion de la qua­li­té des véhi­cules sur le plan de la fia­bi­li­té, du confort, de la rapi­di­té et de la sécu­ri­té, la dimi­nu­tion des coûts de ceux-ci liée aux pro­grès tech­no­lo­giques et à la concur­rence entre construc­teurs, celle de l’ef­fi­ca­ci­té éner­gé­tique et de la pro­duc­ti­vi­té, favo­ri­sée en par­ti­cu­lier dans le sec­teur rou­tier par le déve­lop­pe­ment du réseau d’au­to­routes, pas­sé en trente ans de 15 000 km à plus de 50 000.

Les poli­tiques de libé­ra­li­sa­tion qui ont conduit à des baisses de prix notam­ment pour le trans­port rou­tier de mar­chan­dises, résul­tat d’une concur­rence qui, si elle est saine dans son prin­cipe, est sou­vent exa­cer­bée, accom­pa­gnée qu’elle est d’une trans­gres­sion signi­fi­ca­tive des régle­men­ta­tions sociales ou de sécu­ri­té, qui joue au détri­ment de ceux qui les respectent.

La per­sis­tance, mal­gré les mises en garde inlas­sa­ble­ment (et inuti­le­ment ?) répé­tées des res­pon­sables fer­ro­viaires, d’im­por­tantes dis­tor­sions de concur­rence en matière de régle­men­ta­tions sociales, de fis­ca­li­té ou de tari­fi­ca­tion de l’u­sage des infra­struc­tures, aux­quelles s’a­joute, sauf excep­tion (notam­ment la Suède), la non prise en compte des effets externes dans la for­ma­tion des prix de trans­port, fausse ain­si le libre choix des uti­li­sa­teurs, prin­cipe que per­sonne ne son­ge­rait à remettre en cause.

S’a­gis­sant de la poli­tique com­mune euro­péenne des trans­ports, bien que l’ins­tau­ra­tion d’une telle poli­tique figu­rât dans le trai­té de Rome, celle-ci est pra­ti­que­ment res­tée lettre morte, du fait de la carence, dans ce domaine, du sys­tème déci­sion­nel com­mu­nau­taire (pro­po­si­tions de la Com­mis­sion, déci­sions du Conseil des ministres). Carence est bien le mot qui convient puisque, pro­cé­dure excep­tion­nelle et à cer­tains égards tra­gi­co­mique, la Cour de jus­tice euro­péenne a, en 1985, pro­non­cé, à la requête du Par­le­ment euro­péen, un « constat de carence » à l’en­contre du Conseil, inca­pable d’ar­bi­trer entre des orien­ta­tions ou des inté­rêts natio­naux divergents.

Après trente ans d’im­mo­bi­lisme et de carence, la déci­sion de 1985 et la mise en œuvre du « mar­ché unique » devaient redon­ner une impul­sion nou­velle à la Poli­tique com­mune des trans­ports (PCT) ; il a cepen­dant fal­lu attendre décembre 1992 pour que soit publié le pre­mier Livre blanc de la Com­mis­sion sur le « déve­lop­pe­ment futur de la poli­tique des trans­ports ». L’o­rien­ta­tion prin­ci­pale de ce Livre blanc était l’ou­ver­ture et la libé­ra­tion des mar­chés de trans­port et le déve­lop­pe­ment de la concur­rence à l’in­té­rieur de chaque mode de trans­port, consi­dé­ré plus ou moins iso­lé­ment des autres.

D’har­mo­ni­sa­tion inter­mo­dale, il n’é­tait pra­ti­que­ment pas ques­tion. En quelque sorte, au lieu de pro­gres­ser paral­lè­le­ment sur deux pieds : libé­ra­li­sa­tion et har­mo­ni­sa­tion inter­mo­dale, on a avan­cé à cloche-pied, sur le seul pied de la libé­ra­li­sa­tion. Les résul­tats ont été inégaux selon les sec­teurs : celle-ci est deve­nue qua­si com­plète dans le trans­port rou­tier de mar­chan­dises et dans l’aé­rien, tri­bu­taire cepen­dant de l’é­pi­neuse ques­tion des « cré­neaux aéro­por­tuaires » ; dans le domaine fer­ro­viaire, les « avan­cées » ont été plus miti­gées : la sépa­ra­tion de la ges­tion des infra­struc­tures de celle des ser­vices, conçue avant tout comme moyen d’ou­ver­ture à la concur­rence au niveau de ceux-ci, sépa­ra­tion qui n’est d’ailleurs pas sans géné­rer de sérieux incon­vé­nients, s’est heur­tée aux réti­cences de cer­tains réseaux et de cer­tains États et le déve­lop­pe­ment de la concur­rence fer­ro­viaire intra­mo­dale est res­té jus­qu’à pré­sent très limité.

La struc­ture actuelle, mar­quée par l’ac­cen­tua­tion des dés­équi­libres entre les modes, l’aug­men­ta­tion des nui­sances et de la conges­tion ain­si que par une crois­sance des trans­ports plus forte que la crois­sance géné­rale, est pour par­tie le résul­tat de cette politique.

Avec l’af­fir­ma­tion des concepts de déve­lop­pe­ment durable et, plus pré­ci­sé­ment de mobi­li­té durable pour les trans­ports, il est appa­ru de plus en plus que libé­ra­li­sa­tion et concur­rence ne pou­vaient à elles seules consti­tuer les maîtres mots de la PCT.

Avant le récent Livre blanc de sep­tembre 2001, deux étapes méritent d’être mentionnées.

Dans le cadre du trai­té de Maas­tricht, l’U­nion euro­péenne s’est vue, à l’ins­ti­ga­tion de la Com­mis­sion, dotée de com­pé­tences nou­velles concer­nant le déve­lop­pe­ment des Réseaux de trans­ports tran­seu­ro­péens (RTE).

En 1996, la Com­mis­sion, dans un Livre vert sur la « tari­fi­ca­tion effi­cace et équi­table de l’u­sage des infra­struc­tures, intro­duit à la fois l’i­dée d’in­ter­na­li­sa­tion des coûts externes » et le concept de « coût mar­gi­nal social ». Ces « inno­va­tions » auraient pu consti­tuer une véri­table avan­cée dans la défi­ni­tion d’une véri­table PCT ; cepen­dant elles sont, jus­qu’à pré­sent, res­tées d’une por­tée pra­tique très limitée.

Enfin, la Com­mis­sion publie en sep­tembre 2001 un nou­veau Livre blanc inti­tu­lé : La Poli­tique euro­péenne des trans­ports à l’ho­ri­zon 2010 : l’heure des choix.

Celui-ci marque un chan­ge­ment assez net de tona­li­té et d’o­rien­ta­tion par rap­port au pré­cé­dent. À par­tir d’un constat sans com­plai­sance de la situa­tion actuelle, il pré­co­nise une poli­tique plus volon­ta­riste pour lut­ter contre les consé­quences néga­tives déve­lop­pées plus haut et les dis­tor­sions fis­cales et sociales ; en un mot, il pro­pose de ne pas s’en remettre seule­ment au mar­ché et à la concur­rence tels qu’ils fonc­tionnent actuel­le­ment. On aborde (enfin !) le pro­blème de l’har­mo­ni­sa­tion intermodale.

Après libé­ra­li­sa­tion et concur­rence, les maîtres mots deviennent : « décou­plage et rééquilibrage ».

Le « décou­plage » d’a­bord : il s’a­git, selon des orien­ta­tions déjà esquis­sées lors du Conseil euro­péen de Göte­borg, de frei­ner pro­gres­si­ve­ment la crois­sance de la demande glo­bale de trans­port par rap­port à la crois­sance géné­rale de l’é­co­no­mie européenne.

Le « rééqui­li­brage » cor­res­pond, lui, à une rup­ture des ten­dances pas­sées consa­crant la dimi­nu­tion des parts de tra­fic des modes de trans­port « éco­philes » (rail, navi­ga­tion inté­rieure, oléo­ducs, navi­ga­tion mari­time à courte dis­tance) ; concrè­te­ment, il est pro­je­té de reve­nir en 2010 aux parts modales de 1998.

Cet objec­tif peut, à pre­mière vue, paraître modeste et hors de pro­por­tions vis-à-vis d’un objec­tif de réduc­tion forte de la conges­tion et des nui­sances ; il est cepen­dant rela­ti­ve­ment ambi­tieux au regard des ten­dances de longue période obser­vées dans le passé.
Les outils à uti­li­ser pour par­ve­nir à ces objec­tifs seraient de trois ordres :

  • la tari­fi­ca­tion, en har­mo­ni­sant entre les modes et les pays les prin­cipes tari­faires rete­nus pour celle de l’u­sage des infra­struc­tures et en impu­tant pro­gres­si­ve­ment aux uti­li­sa­teurs le coût des effets externes ;
  • les inves­tis­se­ments dans les réseaux tran­seu­ro­péens, sup­pres­sion des gou­lots d’é­tran­gle­ment, amé­lio­ra­tion des grands cor­ri­dors inter­na­tio­naux et des liai­sons trans­fron­ta­lières ain­si que l’ac­ces­si­bi­li­té des régions péri­phé­riques, en pri­vi­lé­giant, dans une cer­taine mesure, le che­min de fer, les voies navi­gables, le trans­port mari­time et le trans­port intermodal ;
  • la « revi­ta­li­sa­tion » du rail (ouver­ture à la concur­rence, créa­tion pro­gres­sive d’un réseau dédié au fret, pour­suite du déve­lop­pe­ment du réseau et des ser­vices à grande vitesse pour les voya­geurs) et des modes alter­na­tifs à la route.

Mal­gré le carac­tère posi­tif de la plu­part des orien­ta­tions pro­po­sées, le Livre blanc n’est pas dénué de cer­taines faiblesses :

  • le carac­tère un peu sur­pre­nant des pro­jec­tions de tra­fic, notam­ment dans un scé­na­rio ten­dan­ciel où la crois­sance glo­bale des trans­ports de pas­sa­gers serait infé­rieure de 40 % à la crois­sance du PIB alors qu’elle lui était supé­rieure de près de 40 % dans le passé ;
  • la qua­si-absence de prise en compte des effets de l’élargissement ;
  • la sous-esti­ma­tion de l’im­por­tance des actions à mener pour abou­tir à un véri­table décou­plage : si l’on se refuse, comme cela paraît nor­mal, à accep­ter une dégra­da­tion de la qua­li­té (qu’il est d’ailleurs pré­co­ni­sé d’a­mé­lio­rer) il faut se résoudre à aug­men­ter les prix rela­tifs du trans­port, et cela de façon consi­dé­rable, compte tenu de la faible élas­ti­ci­té glo­bale du sec­teur vis-à-vis de son niveau de prix ;
  • plus géné­ra­le­ment la fai­sa­bi­li­té éco­no­mique et poli­tique des objec­tifs visés, fai­sa­bi­li­té qui se heur­te­ra évi­dem­ment à des inté­rêts puis­sants, notam­ment dans le sec­teur de l’in­dus­trie et des services.

Mais là où le bât blesse sur­tout, c’est en ce qui concerne les moyens de mise en œuvre des orien­ta­tions proposées.

En pre­mier lieu, la Com­mis­sion pro­pose 60 mesures, d’im­por­tances très inégales et quelque peu hété­ro­clites, que cer­tains sont allés jus­qu’à qua­li­fier d’in­ven­taire « à la Pré­vert », dont on mesure mal quelles seront leurs contri­bu­tions res­pec­tives aux objec­tifs pour­sui­vis, en l’ab­sence de toute ten­ta­tive de quantification.

En second lieu, et c’est pro­ba­ble­ment le plus impor­tant, force est de consta­ter que la répar­ti­tion actuelle des pou­voirs de déci­sion entre l’U­nion euro­péenne, les États ou les niveaux infé­rieurs (régions, com­munes, etc.) n’est guère adap­tée à la mise en œuvre d’une poli­tique volon­ta­riste et cohé­rente à l’é­chelle de l’Europe.

Aujourd’­hui les pou­voirs de déci­sion concer­nant les inves­tis­se­ments en infra­struc­tures se situent pour l’es­sen­tiel au niveau des États et des régions, voire au niveau local ; les res­sources du bud­get com­mu­nau­taire ne per­mettent à l’U­nion euro­péenne que de jouer un rôle tout à fait mar­gi­nal (ain­si les res­sources bud­gé­taires de l’U­nion euro­péenne pour le finan­ce­ment des inves­tis­se­ments en infra­struc­tures ne repré­sentent même pas 1 % de leur mon­tant glo­bal). De même, sur le plan des condi­tions d’u­sage des infra­struc­tures (tari­fi­ca­tion, fis­ca­li­té), les pou­voirs de déci­sion se situent aujourd’­hui essen­tiel­le­ment au niveau des États.

La mise en œuvre d’une poli­tique telle que pré­co­ni­sée dans le Livre blanc sup­po­se­rait sans doute que l’U­nion euro­péenne soit dotée de com­pé­tences et de pou­voirs ren­for­cés, par exemple pour har­mo­ni­ser les rede­vances d’u­sage des infra­struc­tures, pour ins­ti­tuer des « éco­taxes », pour inter­ve­nir plus effi­ca­ce­ment dans le déve­lop­pe­ment des infra­struc­tures, avec des enve­loppes finan­cières vrai­ment significatives.

Sur ce der­nier plan, on peut consta­ter que des déci­sions prises au plus haut niveau (Conseil euro­péen) ne sont pas (ou peu) sui­vies d’ef­fet faute de moyens finan­ciers adé­quats : l’exemple le plus mar­quant concerne, dans le domaine du déve­lop­pe­ment de réseaux tran­seu­ro­péens, com­pé­tence confé­rée à l’U­nion par le trai­té de Maas­tricht, la mise en œuvre des 14 pro­jets décla­rés solen­nel­le­ment prio­ri­taires au som­met d’Es­sen en 1994, qui pié­tine ou avance très lentement.

Face à cette situa­tion, et pour prendre à bras-le-corps des pro­blèmes de trans­ports qui deviennent de plus en plus pré­gnants, on peut donc se deman­der légi­ti­me­ment si des pou­voirs plus impor­tants ne devraient pas être dévo­lus à l’U­nion euro­péenne pour lui per­mettre d’a­gir plus efficacement.

Cela sup­po­se­rait aus­si que soit fait un effort de cla­ri­fi­ca­tion dans la répar­ti­tion des com­pé­tences entre l’U­nion euro­péenne et les États membres, même si à l’é­vi­dence il ne peut s’a­gir que de com­pé­tences par­ta­gées. Cette répar­ti­tion des com­pé­tences devrait évi­dem­ment se faire dans le res­pect du prin­cipe géné­ral de sub­si­dia­ri­té ; mais peu d’a­na­lyses ont été menées jus­qu’à pré­sent sur ce thème.

Paral­lè­le­ment, il faut que l’U­nion euro­péenne soit dotée des moyens juri­diques et finan­ciers cohérents.

Ce ne sont pas d’ailleurs les seuls : dans un autre ordre d’i­dées on ne peut qu’être frap­pé par la fai­blesse des sou­bas­se­ments de la PCT dans les domaines éco­no­miques et sta­tis­tiques. Les sta­tis­tiques euro­péennes res­tent sou­vent encore la simple jux­ta­po­si­tion de sta­tis­tiques natio­nales sans mise en cohé­rence de celles-ci. De même, dans le domaine des études éco­no­miques, la fai­blesse est grande au niveau com­mu­nau­taire ; dans cet esprit, la créa­tion d’un Ins­ti­tut euro­péen d’é­co­no­mie des trans­ports serait sans doute un grand pro­grès per­met­tant une plus grande conti­nui­té dans celui des connais­sances que l’u­sage qui consiste à recou­rir épi­so­di­que­ment à des consul­tants. Ces consi­dé­ra­tions peuvent paraître nous éloi­gner du sujet, mais elles nous y ramènent : peut-on fon­der sérieu­se­ment une stra­té­gie et une poli­tique des trans­ports euro­péennes sans un sub­stra­tum solide d’a­na­lyses économiques ?

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Que conclure ?

En conclu­sion peut-on espé­rer que les orien­ta­tions expri­mées dans le der­nier Livre blanc se tra­dui­ront concrè­te­ment par un tour­nant dans la poli­tique euro­péenne des trans­ports, en termes de rééqui­li­brage, voire de décou­plage, en limi­tant les nui­sances et la conges­tion à un niveau accep­table, contri­buant ain­si à la qua­li­té de la vie et à la com­pé­ti­ti­vi­té de l’é­co­no­mie européenne ?

Le lec­teur aura com­pris mon adhé­sion aux objec­tifs, mais aus­si mon scep­ti­cisme rela­tif quant aux moyens d’y par­ve­nir ; mais je lui lais­se­rai le soin d’ap­por­ter sa propre réponse à la question.

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