Les utopies éducatives : si utopiques que ça ?
La France a pu longtemps se targuer d’un système éducatif performant, dont l’X est un des fleurons. La rapidité des évolutions mondiales et une certaine dégradation de l’appréciation portée sur ce système introduisent le doute dans l’opinion. Il s’agit dorénavant à l’école moins d’apprendre que d’apprendre à apprendre. La culture de la performance qui règne à l’X comme ailleurs en France est dans ces conditions peu adaptée à la recherche du bien collectif, dans une extension de la citoyenneté à la planète entière. L’éducation est à réinventer !
L’éducation d’aujourd’hui est-elle meilleure que celle d’hier ?
Pour un biologiste de l’évolution tel que moi, la question ne se pose pas tant en termes d’amélioration absolue de l’éducation, mais plutôt de savoir si le système éducatif est davantage adapté aux besoins du monde actuel, en comparaison avec celui du passé ou avec les exigences de l’avenir. Lors de la fondation de l’École polytechnique, l’idée de former des élites par la science constituait une révolution. Ce modèle répondait aux besoins d’une société en voie d’industrialisation. Napoléon, ayant également des impératifs militaires, fit de cette institution une école militaire. Le système éducatif s’était donc adapté aux transformations de l’époque.
Aujourd’hui, face aux défis cruciaux tels que le changement climatique, la biodiversité, l’intelligence artificielle et les conflits, il est impératif de s’interroger sur l’avenir de l’éducation. Un système éducatif qui évolue plus lentement que son environnement devient rapidement obsolète, souvent de manière imperceptible. Actuellement, le secteur éducatif est le seul domaine sans véritable structuration en matière de recherche et développement.
Quels sont, selon toi, les leviers pour une évolution adéquate ?
J’ai tenté d’obtenir des données sur l’investissement en R&D dans le domaine éducatif, mais elles demeurent inaccessibles, contrairement aux statistiques disponibles et significatives pour les secteurs de la santé ou de la défense. Dans le domaine de la santé, par exemple, l’État collabore avec le public et le privé au sein de structures telles que les CHU ou l’Inserm, qui se sont développées progressivement depuis les débuts de l’Institut Pasteur. De telles synergies restent extrêmement difficiles à mettre en œuvre dans le secteur de l’éducation.
Est-ce un problème propre à la France ?
Globalement, cette difficulté n’est pas spécifiquement française, même si certains pays parviennent mieux que d’autres à structurer leurs efforts en R&D éducative. La France accuse toutefois un certain retard. Nous avons longtemps entretenu l’idée d’un système éducatif parmi les meilleurs, mais de plus en plus d’élites françaises envoient aujourd’hui leurs enfants à l’étranger. Le principal obstacle réside, selon moi, dans le fait que nos écoles et universités ont évolué sous des contraintes strictement nationales, alors que les défis contemporains sont de nature planétaire. Il n’existe pas d’« université planétaire ». Bien que des efforts soient faits en partenariat avec l’Unesco ou avec l’université des Nations unies fondée dans les années 1970, cette dernière institution demeure méconnue. À l’échelle mondiale, nous manquons de capacité à mobiliser les compétences pour des enjeux d’intérêt commun, au-delà des intérêts privés ou nationaux.
Quel impact aurait une école à vocation planétaire ?
Une école de dimension planétaire transformerait en premier lieu l’enseignement de l’histoire, qui cesserait d’être centrée sur les nations pour embrasser l’histoire de l’humanité dans sa globalité. Les implications de cette approche dépassent largement une seule discipline. Il s’agirait de permettre aux individus de comprendre l’origine de l’humanité, notre situation actuelle et les perspectives futures, tout en intégrant les grandes questions contemporaines. Cela implique de développer chez chacun un pouvoir d’agir, une capacité à impacter son avenir et celui de son environnement. Cet apprentissage passe souvent par la synergie avec les actions collectives. Devons-nous rester en compétition sur des connaissances passées ou devons-nous encourager la coopération autour des savoirs de demain et de nos communs planétaires ?
“Développer chez chacun une capacité à impacter son avenir et celui de son environnement.”
Existe-t-il des exemples concrets ?
La Fondation Lego a étudié des modèles éducatifs innovants à travers le monde. L’un des exemples les plus marquants se trouve en Haïti, où les élèves sont formés à travers des défis pratiques plutôt qu’à travers un savoir purement théorique. À 6 ans, les enfants apprennent à planter une graine et à accompagner sa croissance ; à 10 ans, ils réparent des feux tricolores ; à 12 ans, ils programment un serveur de SMS ; à 14 ans, ils participent à l’autonomie énergétique de leur école en installant des panneaux solaires ; et à 16 ans, ils développent un détecteur sismique pour leur pays. Cette méthode, fondée sur des défis concrets et la coopération, a permis à ces jeunes de remporter des prix aux olympiades de géologie !
Dans un contexte de programme scolaire déjà chargé, la question se pose vite de savoir ce que l’on pourrait écarter. Est-ce que l’apprentissage des compétences de demain doit se faire au détriment des savoirs d’hier ?
À l’heure de l’intelligence artificielle, si les connaissances que l’on acquiert sont déjà intégrées dans les machines, quid de l’employabilité des élèves ? Il existe aujourd’hui dix fois plus de publications scientifiques qu’il y a cent ans, et mille fois plus qu’il y a trois siècles, selon l’OCDE, la durée de vie d’une compétence technique est passée de trente ans hier à seulement deux ans aujourd’hui. Ce qui devient essentiel, c’est d’apprendre à apprendre, dans une démarche de just-in-time learning. Nous ne pourrons plus acquérir, lors de la formation initiale, toutes les compétences nécessaires pour une carrière entière. Il nous faudra donc un « GPS » de la connaissance ; voire, pour être plus poétique, un « GPS des rêves ». Savoir ce que l’on sait est déjà complexe, mais savoir ce que l’on doit savoir deviendra d’autant plus important et difficile.
Pour ce type d’outil de documentation et de partage, je crois profondément en la logique de l’open source et du commun. Tout comme Wikipédia a su référencer la connaissance de façon inégalée, un équivalent pour les compétences devient une nécessité pressante. Les compétences dites « du XXIe siècle » (les 4C : pensée critique, créativité, collaboration et communication) sont en réalité mal nommées, car elles ont toujours été importantes, même dans les siècles passés. Mais elles seront plus fondamentales que jamais, car ce sont précisément celles que les machines ne possèdent pas (empathie, citoyenneté, réflexion éthique). Rien de fondamentalement nouveau ici, depuis Socrate ou Maria Montessori, mais il est indispensable que ces compétences soient placées au cœur du système éducatif.
Comment peut-on apprendre à apprendre ?
Cela repose d’abord sur la réflexivité : identifier les situations d’apprentissage les plus efficaces et comprendre les facteurs favorables ou défavorables. La compréhension du fonctionnement cérébral et des bases neuronales de l’apprentissage, incluant l’importance du sommeil et de la concentration, contribue également à cet apprentissage. Distinguer les caractéristiques de l’apprentissage humain de celui des machines est aussi essentiel, pour en saisir les limites respectives. Le développement de l’esprit critique est également fondamental : il s’agit de savoir évaluer la fiabilité des sources et d’adopter une attitude de discernement, même vis-à-vis de sources réputées fiables.
Comment l’X se situe-t-elle par rapport à ce modèle d’apprentissage ?
L’École polytechnique se distingue par sa pluridisciplinarité, une richesse qui permet aux étudiants d’explorer des domaines variés, favorisant ainsi l’ouverture intellectuelle. Cette diversité aide à lever les inhibitions et révèle aux élèves leur capacité à raisonner et à apprendre au sein de champs très différents. Cependant, certains aspects fonctionnent moins bien. Le travail collectif, par exemple, n’est pas aussi encouragé qu’il pourrait l’être. Par ailleurs, le manque de diversité socioculturelle au sein des promotions restreint les interactions, limitant ainsi la portée des échanges à des groupes relativement homogènes.
Les stages à l’étranger offrent un moyen de sortir de cet entre-soi polytechnicien, mais ils ne suffisent pas. Le principal écueil de notre système repose sur une logique de compétition exacerbée, que je qualifie de modèle « best-in-the-world » : il s’agit d’être le meilleur élève, le meilleur chercheur, d’intégrer la meilleure école. Cette compétition est devenue internationale et exerce une pression toujours plus forte sur les jeunes, amplifiée par des classements tels que celui de Shanghaï, qui ont instauré une dynamique de performance accrue dans nos institutions.
Cette logique de classement à l’entrée et à la sortie n’existe pas à Harvard ou Oxford, mais en France elle ne se limite pas à Polytechnique ; elle s’étend à d’autres grandes institutions, comme l’ENA ou les études de médecine. Ce modèle compétitif favorise les dérives jupitériennes, que l’on observe aussi bien dans notre classe politique que parmi certains professeurs de médecine, où un élitisme exacerbé conduit parfois à un détachement de la réalité sociale.
Quelle alternative pourrait exister avec ce modèle « best-in-the-world » ?
Ce système impose nécessairement des sacrifices personnels, parfois au détriment d’autres dimensions essentielles de la vie, telles que l’épanouissement personnel, les engagements citoyens ou la vie affective. Lorsqu’on est poussé à tout sacrifier pour être le meilleur, l’individu peut se retrouver dans une situation de pression constante, ce qui n’est pas sans conséquence. À cet égard, on observe les mêmes dérives dans le monde du sport de haut niveau. Un documentaire récent diffusé par Arte, à l’occasion des Jeux olympiques, met en lumière ce phénomène en montrant comment les jeunes athlètes sont de plus en plus poussés à leurs limites physiques par les exigences de la compétition. Le nombre d’accidents sportifs a explosé, multiplié par dix en seulement une vingtaine d’années, en raison des exigences physiques extrêmes auxquelles ces jeunes doivent faire face.
“Évoluer vers un modèle « best-for-the-world ».”
Le système éducatif pourrait évoluer vers un modèle « best-for-the-world ». Il s’agit d’aller au-delà des indicateurs de performance uniques, qu’il s’agisse des classements, des notes ou des résultats financiers, car optimiser un unique critère entraîne presque toujours des dérives. Si l’on se limite à des métriques simples, on perd de vue les conséquences éthiques ou humaines, notamment en ce qui concerne la santé des jeunes et l’impact environnemental de nos actions. Un système axé sur le bien collectif serait plus inclusif et mieux adapté aux enjeux actuels, valorisant des compétences qui contribuent positivement à la société.
La vie associative à l’X représente une véritable occasion de collaboration, faisant partie intégrante de la formation informelle des élèves. Cependant, pour ceux engagés dans une démarche d’hyperclassement visant l’intégration des corps d’élite, s’investir pleinement dans cette dimension associative est souvent difficile. Ils se trouvent ainsi face à un choix entre une approche « best-in-the-world » et un engagement communautaire. À mon sens, les frontières entre formation formelle et formation informelle continueront à s’effacer. En témoigne la valeur croissante accordée aux activités extraprofessionnelles dans les processus de recrutement : le fait d’avoir fondé une association ou exercé des responsabilités collectives devient un atout majeur pour l’employabilité.
Ce modèle éducatif est très différent de celui avec lequel nous avons grandi, et il est également plus complexe à appréhender. Comment changer les esprits ?
La meilleure façon de favoriser ce changement d’état d’esprit est de commencer par des discussions en famille. Pour un père, par exemple, le dialogue avec sa fille peut s’avérer particulièrement efficace. Encourager les échanges intrafamiliaux sur ces questions est essentiel, car la famille reste l’une des institutions les plus durables et influentes. Ces conversations aident à comprendre pourquoi le modèle éducatif d’hier répondait aux besoins de son époque, tout en préparant à envisager les raisons pour lesquelles il doit évoluer pour demain. Ensuite, pour ceux qui valorisent la rationalité scientifique, comme les polytechniciens, les arguments fondés sur les faits sont percutants. Le rapport du GIEC, par exemple, expose clairement les réalités du changement climatique, l’effondrement de la biodiversité et la crise de durabilité de notre monde.
En théorie des jeux, on sait que, lorsqu’il existe des biens communs dont tous dépendent, il peut être tentant de surconsommer ou de polluer en ignorant les conséquences collectives. Il est donc crucial de questionner notre trajectoire collective : comprendre d’où nous venons, où nous nous situons et où nous allons. Par le passé, la menace était souvent perçue comme provenant de « l’autre ». Les frontières des cités se sont progressivement étendues, englobant la famille, la nation, voire l’Europe, mais les murs n’ont jamais disparu. Dans la cité d’Athènes, seulement 15 % de la population était considérée comme citoyenne, dans un modèle restrictif et guerrier. Aujourd’hui, cependant, où le défi principal concerne les limites planétaires, nous devons penser différemment. « L’autre » n’est plus un danger ; il devient au contraire une partie intégrante de la solution.
Faut-il alors changer les paroles de La Marseillaise en « Aux arbres, citoyens… » ?
J’irais même plus loin et parlerais de « planétoyen ». La citoyenneté est l’un des concepts les plus vertueux de notre société, mais elle reste limitée. Aujourd’hui encore, des populations entières, comme les enfants et les migrants, ne bénéficient pas de la citoyenneté. Même si nous réunissions tous les êtres humains, les murs de notre cité continueraient à nous séparer de la nature. Mais nous pourrions imaginer une extension de cette citoyenneté, ou « planétoyenneté », vers d’autres espèces. Dans un futur proche, nous pourrions même être capables de comprendre les langages des dauphins ou des baleines, grâce aux avancées récentes de l’IA. À ce moment, nous pourrions tout à fait intégrer des populations non humaines dans la planétoyenneté, mais j’imagine que je vais perdre quelques camarades sur cette hypothèse !
Et que dire alors de la devise de l’École polytechnique : « Pour la Planète, les Sciences et la Gloire » ?
Personnellement, je ne suis pas convaincu par la notion de gloire. Je pense que nous devrions agir par devoir, et non par quête de reconnaissance. Ma fille m’a d’ailleurs offert un livre sur Louis Braille, qui incarne bien cet esprit. Louis Braille a inventé le système éponyme de lecture de signes en relief, répondant à un besoin essentiel, qui remplaçait un système inadapté de lecture de lettres en relief. Il a partagé son invention librement, sans chercher à en tirer profit en déposant un brevet.