Les villes globales fragilisées par les inégalités :
La confrontation approfondie du modèle théorique de « ville globale » au cas de Paris conduit à relativiser le poids de « l’économie urbaine globale » dans l’économie de cette métropole, tout en confirmant son dynamisme et son impact croissants, mais en montrant l’importance maintenue d’autres secteurs économiques.
REPÈRES
L’idée de « ville globale » a connu un succès mondial avec le livre de Saskia Sassen, The Global City (1991). On en a souvent retenu surtout l’analyse de l’apparition d’un nouveau type économique de ville concentrant les activités financières, les sièges sociaux des multinationales, les services avancés aux entreprises, ainsi que les infrastructures d’informatique, des moyens de télécommunications et de transport permettant à ces villes globales de se constituer en réseau à l’activité permanente dominant l’économie mondiale.
On a moins souvent retenu l’analyse de Sassen montrant que cette nouvelle économie urbaine produisait une dualisation sociale et spatiale de ces villes, avec un contraste entre les cadres hautement qualifiés et hautement rémunérés de cette nouvelle économie, et le nouveau prolétariat tertiaire de leurs serviteurs, dans les entreprises ou dans les services de consommation de la vie quotidienne.
Les classes moyennes n’ont pas disparu
Les professions intermédiaires ont progressé continûment
Les cadres et professions intellectuelles supérieures ont vu leur poids et leurs effectifs progresser fortement et la plus forte contribution a été celle des cadres d’entreprise. Mais, à l’opposé de la hiérarchie sociale, le poids des employés a reculé sensiblement, alors que celui des ouvriers s’effondrait.
Enfin et surtout, la disparition annoncée des classes moyennes, héritage du « fordisme » selon Sassen, n’a pas eu lieu. Au contraire, les professions intermédiaires ont progressé continûment, en poids comme en effectifs.
Commerce et services
Parmi les employés, ceux qui avaient les emplois les plus stables et les rémunérations les meilleures, les employés administratifs d’entreprise ont très fortement reculé, alors que les plus précaires et les moins bien payés, les employés de commerce et les personnels des services directs aux particuliers ont sensiblement progressé.
La disparition de l’ouvrier parisien
Les ouvriers parisiens n’ont guère bénéficié de cette prospérité, ils sont devenus chômeurs, employés précaires ou retraités ; leurs enfants sont devenus eux aussi chômeurs, employés précaires, professions intermédiaires pour la minorité qui a connu une certaine mobilité sociale ; et le travail ouvrier n’a pas disparu, il a été délocalisé au Maroc, en Roumanie, en Chine, en Inde, où les salaires et la protection sociale sont beaucoup plus faibles et les conditions de vie beaucoup moins bonnes.
Les catégories moyennes, constituées par les professions intermédiaires et une partie des cadres et professions intellectuelles supérieures selon les catégories socioprofessionnelles de l’INSEE, ont connu, non pas un déclin numérique, mais une progression notable.
Cependant, elles ont aussi connu dans des proportions croissantes et aujourd’hui non négligeables la précarité de l’emploi et le chômage, qui étaient antérieurement surtout le lot des catégories populaires.
Une progression des cadres
Seules les catégories supérieures (la partie vraiment supérieure des cadres, les professions intellectuelles supérieures et les chefs d’entreprise) ont vu leur situation s’améliorer encore en termes de revenus, cependant que le nombre des cadres d’entreprise connaissait une progression considérable. Cette progression du revenu, ainsi du reste que du patrimoine, des catégories supérieures, s’oppose à la stagnation ou à la baisse du revenu des plus pauvres.
Contrairement à la mode des titres dramatiques (ghetto, fracture, etc.), la métropole parisienne est pourtant une ville où la ségrégation, tant socio-économique qu’ethno-raciale, est assez modérée selon les critères de comparaison internationale.
Les catégories séparées des autres par la ségrégation sont les cadres et les professions intellectuelles supérieures, suivies des ouvriers, cependant que les professions intermédiaires et les employés le sont moins.
Une polarisation de l’espace
Il y a cependant une tendance lente mais continue sur deux décennies à la polarisation de l’espace de la métropole parisienne entre catégories supérieures et catégories populaires.
Une progression du revenu et du patrimoine des professions supérieures
Et cette tendance est encore plus nette si l’on isole, parmi les catégories supérieures, les seuls cadres d’entreprise, voire parmi eux ceux qui travaillent dans le secteur financier (Godechot 2013).
La métropole parisienne n’est donc pas une ville duale spatialement, la ségrégation y est encore modérée. Mais les tendances d’évolution spatiale sont, elles aussi, marquées par une bipolarisation préoccupante.
D’un côté, les espaces dominés par les catégories supérieures sont de plus en plus exclusifs, et les catégories supérieures s’éloignent en moyenne des catégories populaires.
De l’autre, une partie des espaces populaires connaît une augmentation de la concentration locale des catégories populaires précaires et des chômeurs, et ce sont aussi pour la plupart les quartiers où l’on trouve une forte concentration d’immigrés. Ces quartiers, dont une bonne partie est sous les projecteurs de ladite « politique de la ville », ont connu une aggravation significative de leur situation en termes de précarité, de chômage, de difficulté d’accès à l’emploi pour les jeunes, de dégradation des conditions de scolarisation et de difficultés accrues de rapports aux institutions publiques, dont la police.
La ville dont on ne parle pas
Quant aux espaces « moyens-mélangés », qui accueillent une partie très importante de la population, ils constituent la ville dont on ne parle pas parce qu’elle est sans trop d’histoire.
Une partie voit cependant sa vie sociale fragilisée par la forte montée de la précarité dans les classes populaires et dans les classes moyennes qui y résident. Certains de ces espaces socialement fragilisés appartiennent au périurbain, mais une bonne partie est située au cœur de la ville, dans la zone dense de la métropole, dans Paris ou en banlieue proche.
Des inégalités urbaines plus intenses
Des immigrés modérément ségrégés
La ségrégation ethnoraciale, qui, selon certains, aurait remplacé la ségrégation socioéconomique, a été elle aussi modérée, par comparaison avec les villes des États-Unis, mais elle a été cependant significative, et sensiblement supérieure à la ségrégation qui résulterait des seules caractéristiques socioéconomiques des immigrés. Elle a légèrement augmenté au cours des années quatre-vingt-dix. La grande majorité des immigrés, y compris ceux originaires du Maghreb, d’Afrique subsaharienne ou d’Asie, habite des quartiers mélangés où les immigrés ne sont pas majoritaires.
L’un des effets de la dominance de « l’économie globale » sur la métropole parisienne est la hausse considérable des prix fonciers et immobiliers, ces marchés étant tirés vers le haut par la demande de bureaux de prestige d’entreprises financières et des services avancés à haute rentabilité, par la demande de logements de luxe des cadres d’entreprise à hauts revenus et par des achats immobiliers de riches étrangers, résidences secondaires ou placements dans l’immobilier.
Cette dynamique du marché immobilier tend à accentuer les contrastes sociaux et spatiaux. Les catégories les plus modestes et les immigrés ouvriers et employés ont de plus en plus difficilement accès au logement locatif privé dans les zones centrales, les politiques de réhabilitation réduisant progressivement le poids du « logement social de fait » que constituaient les logements anciens de mauvaise qualité.
Même les classes moyennes, et particulièrement les jeunes, ont de plus en plus de mal à accéder au logement dans Paris ou la très proche banlieue. Les ouvriers ou les employés modestes qui accèdent à la propriété ne peuvent guère le faire qu’en banlieue très éloignée, comme dans l’est de la Seine-et-Marne.
Le prestige du centre et de la banlieue ouest
L’appropriation résidentielle des espaces centraux, ou de la proche banlieue ouest, par les catégories supérieures n’est pas seulement analysable comme productrice d’entre-soi excluant, elle est aussi l’appropriation des espaces présentant des qualités urbaines supérieures, en termes de bâti, de qualité du cadre de vie, d’équipements et d’accès aux services marchands et non marchands pour la partie centrale des beaux quartiers, d’accès aux espaces verts et d’environnement préservé pour les espaces résidentiels des banlieues chic moins centrales.
Les espaces dominés par les plus aisés sont de plus en plus exclusifs
C’est là qu’on trouve en particulier les établissements scolaires publics les plus prestigieux et les mieux dotés. C’est aussi là qu’on trouve la plus forte concentration d’établissements hospitaliers publics de haut niveau et de médecins et spécialistes d’exercice libéral.
Ces inégalités urbaines qui se traduisent en inégalités sociales proviennent d’abord de la constitution historique d’un stock de ressources urbaines particulièrement riche et bien entretenu dans les zones centrales.
Dans les beaux quartiers moins centraux, l’accessibilité et la disponibilité des ressources marchandes sont facilement garanties pour une clientèle hautement solvable.
Une redistribution sociale en danger
Une forme localisée de redistribution sociale urbaine
Les politiques publiques de production des biens et services urbains ont cependant atténué dans le passé ces inégalités sociales, au point que certaines banlieues ouvrières, parce qu’elles étaient industrielles, ont pu pratiquer une forme localisée de redistribution sociale urbaine, en finançant, à partir des ressources fiscales sur les entreprises, des politiques actives de services locaux pour les populations modestes. Ce modèle du « socialisme municipal » a partiellement contrecarré la logique inégalitaire du marché urbain.
Il est cependant aujourd’hui en difficulté, du double fait de l’augmentation des besoins sociaux de par l’appauvrissement d’une bonne partie de la population, et de l’affaiblissement des ressources, dû à la désindustrialisation et aux réformes de la fiscalité locale qui ont de plus en plus limité les possibilités de redistribution sociale locale. Il est aussi en difficulté de par le caractère local et fractionné de ces politiques, inadaptées à l’échelle métropolitaine des inégalités actuelles.
La deuxième couronne
Les espaces les plus pauvres en ressources urbaines sont en deuxième couronne, dans les zones d’urbanisation plus récente, dans les grands ensembles et dans les banlieues pavillonnaires périphériques, espaces qui sont à la fois plus éloignés, plus mal équipés localement et moins bien desservis par les transports, pour l’accès aux emplois comme aux ressources urbaines de l’ensemble de la ville. Le déplacement progressif des emplois vers la deuxième couronne pourrait faire espérer une amélioration progressive des ressources locales permettant un rattrapage, mais d’une part les localisations pour les entreprises sont assez sélectives spatialement et ne semblent guère profiter aux espaces les plus populaires, d’autre part les réformes fiscales déjà évoquées tendent à réduire les possibilités d’action locale, les politiques publiques de péréquation des ressources des collectivités locales ne réduisant que très partiellement les inégalités entre communes.
Un avenir soutenable ou insoutenable ?
BIBLIOGRAPHIE
- Olivier GODECHOT, « Financiarisation et fractures sociospatiales », L’Année sociologique, 2013.
- Chris HAMNETT, Unequal City. London in the Global Arena, Londres, Routledge, 2003.
- Monique PINÇON-CHARLOT, Edmond PRETECEILLE et Paul RENDU, Ségrégation urbaine. Classes sociales et équipements collectifs en région parisienne, Paris, Éditions Anthropos, 1986.
- Edmond PRETECEILLE, « La ségrégation sociale a‑t-elle augmenté ? La métropole parisienne entre polarisation et mixité », Sociétés contemporaines, 2006.
- Edmond PRETECEILLE, « La ségrégation ethnoraciale a‑t-elle augmenté dans la métropole parisienne ? », Revue française de sociologie, 2009.
- Saskia SASSEN, The Global City, New York, London, Tokyo, Princeton University Press, 1991.
Les politiques publiques modérant la ségrégation et les inégalités urbaines ont pu faire l’objet par le passé d’un relatif consensus au nom de l’idéal républicain.
Le durcissement des oppositions entre l’interprétation néolibérale de la crise financière et économique ouverte en 2008 (qui prône une réduction drastique des dépenses publiques et la priorité absolue à la compétitivité des entreprises) et l’interprétation néokeynésienne (qui prône la régulation des dérives financières et la recherche, par des politiques publiques ambitieuses, de nouveaux modes de croissance économiquement, socialement et écologiquement soutenables) met la métropole parisienne au milieu du gué.
Les débats actuels, complexes, sur les nouveaux modes de gouvernance métropolitaine permettront-ils de faire face à ces enjeux sociaux et urbains majeurs ?
Commentaire
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Une fiscalité locale renforçant les inégalités..
Saluons la modération d’un chercheur émérite…
Pour notre part, quelques élément d’analyse, il est vrai plus caricaturaux (c’est à Neuilly-sur-Seine et dans les communes les plus favorisées de l’Ouest parisien que l’impôt foncier est le plus léger), nous conduisent à penser (voir http://julien-de-prabere.fr/a_nos_elus.pdf) qu’il serait plus que temps de remettre à plat la fiscalité locale.
Enfin, nos ministres pourraient prétendre à des politiques de la ville, de l’habitat ou de la construction et, plus généralement, de l’aménagement du territoire avant d’oser évoquer l’égalité des territoires…
À l’heure où nos GPS, nous délivrent des itinéraires à la minute près (en conjuguant même des coûts de consommations et des temps), ne serait-il pas possible d’évaluer des accessibilités (sommes d’opportunités pondérées par des coûts généralisés de transport) et par exemple, de quantifier les facilités comparées d’accès à l’emploi, aux services d’éducation, de formation, de culture de santé ou de loisirs à Paris, Courbevoie, Boulogne, Neuilly, Argenteuil, Sarcelles ou Mantes-la-jolie ?
Ne pourraient-on pas évaluer, pour les entreprises,(comme le font les surfaces commerciales pour leurs clients potentiels avec des effectifs de catégories sociales et professionnelles à l’ilot) et comparer les visibilités à l’international ou possibilités de recrutement de cadres à La Défense, Lille, Marseille, Morlaix, Limoges ou Saint-Flour ? Apprécier les clientèles potentielles comparées d’un cabinet médical selon son implantation sur le territoire ?
Puissent effectivement nos élus sortir des sentiers battus et errements en vigueur en donnant à nos collectivités enfin rassemblées autour de pôles ou métropoles les moyens, non plus d’empiler des taux, mais de mobiliser les ressources indispensables le plus près possible des réalités des territoires…
Ne serait-il pas temps de sortir nos impôts dit « locaux » de Bercy et Beauveau ?