Les voies fluviales, clé du développement des ports
Les ports sont naturellement tournés vers le large, mais leur articulation avec leur arrière-pays, Hinterland comme disent les Allemands et les géographes, n’en est pas moins déterminante pour leur performance économique. Dans ces conditions, l’avenir des voies fluviales, outre qu’elles relèvent de l’eau elles aussi, conditionne l’avenir de nos ports.
Le transport fluvial a conforté depuis vingt ans sa place au sein des chaînes logistiques multimodales, au service de l’économie et de l’aménagement du territoire. Cette croissance des activités fluviales se heurte désormais à un plafond de verre, cantonnant l’activité à une échelle finalement marginale au global en France, mais vitale pour nombre de filières industrielles et logistiques, ainsi que pour nos ports maritimes. Avec près de 10 % de part de marché en pré et postacheminement maritime au départ du Havre et de Marseille, le transport fluvial est devenu un élément clé de la performance des compagnies maritimes et des ports. À Paris, sa présence historique en fait le poumon économique de la ville. Sur Rhône-Saône, il est le partenaire incontournable des industriels, dans l’Est il ouvre vers l’Europe. Dans le Nord, le transport fluvial trouve un nouveau souffle bientôt relayé par la liaison Seine-Escaut. Mais en définitive, avec le réseau le plus important d’Europe, le fluvial français plafonne à une part de marché de 3 ou 4 % sur le plan national, là où nos voisins européens dépassent très largement la part de 10 %, et plus de 30 % dans les ports du nord de l’Europe. L’action de l’État est à cet égard déterminante en tant qu’investisseur (infrastructures portuaires et fluviales), qu’aménageur (politique foncière) et régulateur (règles d’exercice, préservation de conditions saines de concurrence, tarification d’usage), que donneur d’ordre (commande publique) et enfin en tant qu’animateur du développement (au travers des différents établissements dont il a la charge).
REPÈRES
En vingt ans, le trafic fluvial, exprimé en tonnes kilométriques, a progressé de près de 40 %. Consolidant ses positions sur ses trafics historiques et gagnant des parts de marché sur des trafics spécialisés (produits chimiques, biocarburants…), il affiche également une hausse continue dans le transport de conteneurs. Pendant cette période, la profession a opéré une mutation profonde, avec une consolidation des acteurs et une industrialisation des modes de production de ses services qui l’ont fait gagner en productivité et en compétitivité, avec une concentration de l’activité sur les axes dits à grand gabarit qui sont en même temps les débouchés de nos ports maritimes.
Le rôle des organisations par axe
Garantir la croissance de l’offre portuaire, notamment sur le réseau à grand gabarit, représente un enjeu national. Le renforcement et la structuration du maillage portuaire intérieur répondent à des besoins et à des intérêts aujourd’hui largement compris et partagés, pour à la fois drainer finement le marché et diminuer le plus possible les parcours terminaux routiers. Pour répondre entre autres à ces défis, la France a d’ailleurs vu se développer depuis 2012–2013 des offres portuaires « axiales » par la mise en réseau des ports maritimes et fluviaux sur les principaux bassins, au travers de différentes alliances : Haropa (axe Seine), Medlink (axe Rhône-Saône), Norlink (axe Dunkerque-Lille), des plateformes multimodales multisites comme en Lorraine (Nancy-Frouard, Nouveau Port de Metz et Thionville-Illange). Ces initiatives des opérateurs portuaires ont depuis lors été relayées au niveau politique par la désignation de délégués au développement sur les bassins du Rhône, de la Seine et du Nord. Les alliances portuaires qui prennent des formes juridiques très variées, mais qui ne vont pas à ce jour jusqu’à l’intégration à l’exception notable et à venir de l’ensemble Haropa, constituent à la fois un gage de productivité pour des entités qui doivent appuyer leur développement sur des économies d’échelle et une réponse en termes de services. Ces alliances ne sont cependant pas sans danger, car elles peuvent être porteuses de dilution des intérêts à la fois locaux et économiques, de rationalisation financière fondée sur le seul critère de la rentabilité de court terme et de risques sociaux.
“Un défaut de raccordement à grand gabarit au réseau européen.”
La reconquête de leur hinterland fluvial par les ports maritimes suppose de travailler en convergence sur la fiabilité de l’infrastructure fluviale, la fluidité du passage portuaire, l’innovation dans le cadre d’un modèle économique, et c’est sans doute là le défi le plus grand qui soit soutenable.
La fiabilité de l’infrastructure fluviale
Nos axes fluviaux sont marqués par une discontinuité du gabarit des voies navigables, des faiblesses structurelles sur plusieurs ouvrages et un défaut de raccordement à grand gabarit au réseau européen, autant de goulots d’étranglement qui freinent le maillage cohérent de tout réseau d’infrastructure performant. L’urgence, outre la réhabilitation de plusieurs ouvrages d’art, revient à la fiabilisation de l’écluse de Méricourt sur la Seine (qui conditionne à elle seule toute la fiabilité de l’axe Seine et la desserte du grand port maritime du Havre) ou de celle de Sablons sur le Rhône ; elle se décline également au travers de réhabilitations et d’aménagements sur les itinéraires, ainsi qu’en zone maritime (accès direct mer-fleuve, dragage…). Les investissements à consentir paraissent très relatifs au regard du potentiel fluvialisable et de la durée de vie des ouvrages considérés, et il est clair que les investissements à consentir devront être orientés plus qu’auparavant vers la fiabilisation et le développement de la solution fluviale, prenant le relai dans la décennie à venir des investissements consentis dans les ports maritimes depuis le début du siècle, en voie de parachèvement.
La performance du passage portuaire
Cette performance doit conjuguer l’efficacité, la fluidité et la compétitivité. Elle se résume principalement au traitement de la rupture de charge dans les ports maritimes et réside dans des paramètres d’organisation et de tarification mais aussi dans des leviers physiques liés à l’infrastructure. Nous croyons indispensable que les ports français adoptent les mêmes principes que ceux des ports du nord de l’Europe, qui sont à l’origine de leur attractivité. Un accès direct fluvial pour les bateaux fluviaux en complément des solutions existantes ; à cet égard, les ports n’ont pas à choisir et encore moins à organiser les chaînes de transport, mais ont vocation à offrir et encourager une pluralité de services. Une organisation des terminaux maritimes permettant un accueil adapté des bateaux fluviaux (à cet égard, la question de savoir s’il faut mettre en place des terminaux dédiés doit être étudiée). Un coût du passage portuaire pour le fluvial facturé aux compagnies maritimes comme pour les autres modes d’évacuation terrestre. Des incitations pouvant aller jusqu’à la fixation de parts modales minimales, contractualisées avec l’ensemble des acteurs de la place portuaire pour l’évacuation terrestre.
Une plus grande intégration des procédés opérationnels
La compétitivité de la solution fluviale passe par la mise en place de services soit communs soit coordonnés sur l’axe : alignement des plages travaux entre zone maritime et zone fluviale, interconnexion des services d’information fluviale avec les systèmes portuaires et ceux des chargeurs (c’est la transition numérique et la réalisation à terme de ports connectés), de services mutualisés conformes à des standards techniques et de gestion communs (bornes électriques, valorisation et traitement des déchets…).
Une stratégie qui encourage l’innovation de transition
Il faut réaffirmer que l’amélioration du bilan carbone des chaînes logistiques internationales dépend largement de la performance des pré et postacheminements terrestres et elle conduit à devoir massivement faire appel au transport fluvial par préférence à la route pour les acheminements longue distance comme pour la logistique urbaine. Les ports et ensembles portuaires doivent se positionner comme des acteurs majeurs de la décarbonation des transports et il nous semble que le transport fluvial leur en fournit l’occasion. Mais le développement du transport fluvial ne pourra se faire sur le fondement de modèles inchangés. Le secteur a pleinement intégré l’objectif du zéro émission, qui ne se réalisera pas sans une mobilisation de l’ensemble de l’écosystème maritime et fluvial dans le cadre d’un échéancier réaliste. L’innovation doit également concerner l’ingénierie contractuelle avec des mesures d’incitations économiques et tarifaires au travers des cellules organisation transport et des droits de port sur la totalité des axes.
Assurer la soutenabilité des ports mais aussi de leurs acteurs
La création de valeur vers laquelle il faut tendre doit certes bénéficier à la structure portuaire, mais aussi et surtout aux acteurs des différentes places dont la solidité financière actuelle découle largement. Ce principe doit trouver une traduction dans les niveaux de service rendu (précisément définis et mesurés) et dans des tarifications d’usage fixées et mises en œuvre au regard de l’objectif public et sociétal d’une répartition modale équilibrée et soutenable. Même s’il pourrait être tentant de s’appuyer largement sur les recettes foncières en les faisant progresser, il faut rappeler que, notamment en zone urbaine, la valeur du foncier en bord à voie d’eau est beaucoup plus importante que celle des plateformes en cœur de terre dont les flux ne peuvent être traités qu’en routier, ce qui conduit à devoir utiliser la tarification foncière comme effet de levier pour fluvialiser les trafics. La question de la fiscalité du foncier, notamment celle qui est applicable aux entrepôts logistiques, doit à cet égard faire l’objet d’une attention toute particulière suivant la même logique. La question sociale aussi, car l’intégration portuaire repose la question du cadre social de rattachement pour les opérateurs logistiques et de manutention sur les plateformes portuaires de l’intérieur des terres, à laquelle l’extension de la convention collective nationale unifiée ne saurait être une réponse.