Les X aux premiers rangs de la science
Au XIXe siècle, les savoirs scientifiques étaient subdivisés par l’Académie en deux classes distinctes. La première, la « classe des sciences mathématiques », regroupe les sections de géométrie, mécanique, astronomie, géographie- navigation et physique générale.
“ 80 % des académiciens sont d’anciens élèves de l’X ”
La domination des polytechniciens y est écrasante : 80 % de ces académiciens sont d’anciens élèves de l’X.
En sus de deux officiers de marine, membres de la section de navigation au titre d’explorations scientifiques, les rares non-polytechniciens se trouvent dans la section de physique générale et se révèlent tous trois être des disciples de savants polytechniciens : un médecin élève de Biot (1794) et Gay- Lussac (1797), un normalien élève d’Arago (1803) ainsi qu’Alexandre Becquerel, formé par son père Antoine (1806).
REPÈRES
Un aperçu du paysage scientifique français en 1865 nous est donné par l’« état de l’Académie » qui, chaque année, ouvre les Comptes rendus de l’Académie des sciences de Paris. Certes, au cours du XIXe siècle, l’Académie a progressivement perdu le monopole qu’elle avait pu exercer sous l’Ancien Régime mais, en 1865, elle joue néanmoins toujours un rôle central.
Un seul X dans la “ classe des sciences physiques
CUMULARDS
Les académiciens pratiquent volontiers le cumul. Prenons l’exemple de Joseph Bertrand (1839), l’un des savants les plus influents de l’époque, auquel l’empereur commande en 1867 un rapport sur les progrès les plus récents de l’analyse mathématique. Ce dernier est non seulement membre de l’Académie, dont il deviendra en 1874 secrétaire perpétuel pour les sciences mathématiques, mais aussi professeur à l’X, à l’ENS et au Collège de France.
La seconde classe de l’Académie, celle des « sciences physiques », regroupe les sections de chimie, minéralogie, botanique, économie rurale, anatomie-zoologie et médecine-chirurgie. La plupart de ces domaines ne sont que peu, ou pas du tout, enseignés à l’École polytechnique ; il n’est donc pas surprenant de ne trouver qu’un seul polytechnicien (en chimie) parmi les 34 membres de cette classe, pour la plupart formés dans les facultés de médecine, les pharmacies ou au Muséum d’histoire naturelle.
La classe des sciences physiques n’est cependant pas complètement indépendante de l’X : plusieurs académiciens y sont d’anciens élèves de Gay-Lussac et trois d’entre eux enseignent à l’École polytechnique.
Réciproquement, les chaires de physique générale du Muséum et de la faculté de médecine de Paris sont traditionnellement attribuées à des polytechniciens.
Un paysage polarisé
En résumé, le paysage scientifique français est, en 1865, polarisé entre le monde polytechnicien des sciences mathématiques et celui, non polytechnicien, des sciences physiques.
Les polytechniciens-académiciens occupent par ailleurs les principales institutions des sciences mathématiques : le bureau des Longitudes, l’Observatoire de Paris, ainsi qu’une grande partie des chaires de l’École polytechnique, de la faculté des sciences de Paris, du Collège de France, de l’École normale supérieure, de l’École des mines et du Conservatoire des arts et métiers.
Ils dirigent également les principaux périodiques publiant des recherches en sciences mathématiques.
A contrario, d’autres lieux de sciences sont peu investis par les polytechniciens, comme le Muséum, la faculté de médecine, la manufacture des Gobelins.
Un petit monde
Ces lieux forment le petit monde de la science académique française en 1865. Un monde concentré dans le Quartier latin, mais qui contraint tout de même les savants à quelques excursions dans des arrondissements limitrophes pour rejoindre l’Institut ou l’Observatoire. Les places y sont rares.
Ce petit monde voit se nouer des alliances familiales qui favorisent en retour sa reproduction. Ainsi en est-il de la dynastie de Joseph Bertrand. Son oncle par alliance, le physicien Jean-Marie Duhamel (1814), cumule lui aussi ses fonctions d’académicien avec un professorat à l’X, à la faculté des sciences et à l’ENS.
Sa sœur est l’épouse de Charles Hermite (1842), un autre académicien qui deviendra en 1869 professeur à l’École polytechnique et à la faculté des sciences en remplacement de Duhamel.
Ingénieurs et savants
D’autres acteurs participent cependant à élargir les horizons du monde de la science académique.
“ Un monde concentré dans le Quartier latin ”
Dans les années 1860, de très nombreux polytechniciens mènent en effet une activité scientifique de premier plan en parallèle de leurs fonctions d’ingénieurs des différents corps de l’État ou d’officiers de l’artillerie ou du génie.
Il serait difficile de donner, en quelques lignes, un panorama général de leurs contributions ; nous proposons plutôt d’examiner de plus près le concept de « sciences mathématiques » en suivant quelques trajectoires de polytechniciens qui débutent leurs activités scientifiques aux alentours de 1865.
La théories de l’ordre
Nous allons tout d’abord suivre les traces de l’un des polytechniciens les plus talentueux de sa génération, Camille Jordan (1855) qui, à l’âge de 17 ans, est reçu premier à l’École polytechnique. En raison de ses maigres talents en dessin, Jordan sort finalement second de l’École.
“ Les X mènent leurs activités scientifiques en parallèle de carrières d’ingénieurs ou d’officiers ”
Il intègre le corps des Mines et prépare une carrière académique en soutenant en 1861 deux thèses à la faculté des sciences de Paris.
En raison de ses fonctions d’ingénieur des Mines, ce n’est qu’à partir de 1865 que Jordan commence réellement à publier les travaux qui lui vaudront d’être célébré comme l’un des principaux fondateurs de la théorie des groupes et de la théorie de Galois.
Il s’agit de s’intéresser davantage à l’« ordre » et à la « situation » des choses qu’à leurs proportions ou mesures. Par exemple, les racines de certaines équations algébriques, les équations cyclotomiques peuvent être ordonnées selon un polygone régulier dont les symétries révèlent des propriétés fondamentales de l’équation considérée.
L’ordre de parcours des sommets d’un tel polygone peut par ailleurs s’interpréter sous l’angle de la mécanique des corps solides (rotation, translation, mouvement hélicoïdal) comme du point de vue de la théorie des nombres (notion de corps fini). Cette approche peut être généralisée aux polyèdres étudiés en cristallographie et en optique ou encore aux systèmes de molécules de la chimie.
Plus encore, elle permet des analogies avec les symétries des surfaces associées aux équations différentielles. En développant une telle approche transversale aux différentes branches des sciences mathématiques, Jordan va peu à peu identifier le caractère fondamental du concept de groupe auquel il consacrera en 1870 son célèbre Traité des substitutions et des équations algébriques.
Un aspirant mathématicien dans les années 1860
Camille Jordan en 1855, par son oncle, le peintre symboliste Puvis de Chavannes.
Comment un jeune aspirant mathématicien comme Jordan choisit-il ses sujets de recherche ? Les travaux de jeunesse de Jordan abordent des domaines très variés : équations algébriques, équilibre des corps flottants, polyèdres, cristallographie, surfaces algébriques, fonctions elliptiques, etc.
Toutes ces recherches sont en réalité menées pour concourir aux problèmes régulièrement mis à prix par l’Académie. Mis en place au XVIIIe siècle, le système des prix avait initialement une fonction de planification de la recherche scientifique. Dans les années 1860, ce système participe à orienter les travaux des jeunes chercheurs et à sélectionner les rares élus qui pourront poursuivre une carrière académique.
Échaudé à plusieurs reprises par le Grand Prix des sciences mathématiques, Jordan a poursuivi une stratégie alternative : en publiant une grande monographie sur la théorie des substitutions, il s’est finalement vu attribuer en 1870 le prix Poncelet qui récompense un savant pour l’ensemble de son œuvre.
Il peut dès lors commencer à concourir pour une place à l’Académie. Favori de Bertrand, Jordan est en butte à l’hostilité d’Hermite et ne sera élu à l’Académie que dix ans plus tard. Il pourra dès lors envisager de mettre fin à ses fonctions d’ingénieur.
Autres trajectoires
Plusieurs autres polytechniciens débutent leurs activités scientifiques aux alentours de 1865. Rares sont ceux qui, comme Émile Mathieu (1854), optent pour une carrière d’enseignant dès leur sortie de l’École. Après avoir concouru en vain pour le Grand Prix, ce dernier vise le prix Poncelet en publiant un important traité de physique mathématique.
“ Le monopole de l’X s’effrite lentement à partir des années 1890 ”
Il ne sera pourtant jamais lauréat de l’Académie et verra, avec une certaine aigreur, sa carrière confinée à un poste en lycée à Nancy. Contrairement à Mathieu, la plupart des polytechniciens mènent leurs activités scientifiques en parallèle de carrières d’ingénieurs ou d’officiers.
Rares sont ceux qui, comme Jordan, parviennent à obtenir des positions académiques leur permettant de quitter leurs corps d’origine. Beaucoup ne sont rattachés au monde académique que par les fonctions de répétiteurs ou examinateurs qu’ils exercent à temps partiel à l’École polytechnique.
Tel est le cas d’Edmond Laguerre (1853). Officier d’artillerie depuis 1854, ce dernier commence à publier ses recherches mathématiques à partir de 1865. Lauréat du prix Poncelet en 1876 et élu à l’Académie en 1885, il fait néanmoins toute sa carrière dans l’armée.
La fin d’un monde
Si Jordan est un bon témoin du monde polytechnicien des sciences mathématiques, l’orientation très abstraite de ses travaux annonce aussi que la fin de ce monde est proche. Au tournant des XIXe et XXe siècles, la dynamique de spécialisation des sciences fragilise l’idéal d’universalité que l’École polytechnique a hérité du siècle des Lumières.
À mesure que le monde des sciences mathématiques se fragmente en disciplines autonomes, la figure de l’enseignant-chercheur, spécialiste d’une discipline, supplante celle de l’ingénieur-savant généraliste.
Dans ce nouveau contexte, on imaginerait difficilement trouver dans les rangs de l’Académie des officiers supérieurs à l’image des généraux Poncelet (1807) et Piobert (1813) ou du maréchal de France Vaillant (1807), tous membres de l’Académie en 1865.
Le Verrier (1831) a réformé la formation polytechnicienne pour la rendre moins théorique. CLAUDE GONDARD (65)
Une remise en question
Si cette évolution a eu lieu sur plusieurs décennies, elle a néanmoins été ressentie de manière très brutale en France.
La défaite de 1870 face à la Prusse a en effet été perçue comme la preuve d’un déclassement scientifique. En réponse, la Troisième République a brandi haut l’étendard de la science comme facteur de progrès.
Avec l’expansion des facultés des sciences, les grandes réformes de l’enseignement ont remis en cause les liens privilégiés qu’entretenait jusqu’alors l’École polytechnique avec les sciences les plus théoriques.
La défaite de 1870 a également eu pour conséquence d’accentuer le caractère militaire de l’X dont les effectifs ont été doublés pour alimenter les armes savantes.
Dans ce contexte, certains élèves brillants, désireux de mener une carrière académique, ont commencé à préférer l’École normale supérieure à l’X, comme Gaston Darboux en 1861 ou Émile Picard en 1874. Ces derniers seront plus tard élus à l’Académie où, même dans la section de géométrie, la plus mathématique de toutes les sciences mathématiques, le monopole de l’X s’effrite lentement à partir des années 1890.
Déclin ou changement de nature ?
Pour cette raison, cette période a souvent été décrite comme une période de déclin du rôle joué par l’École polytechnique dans les dynamiques des savoirs scientifiques.
Des recherches récentes amènent cependant à nuancer ce jugement en pointant certains biais rétrospectifs des travaux d’histoire des sciences du dernier tiers du XXe siècle. Ces derniers ont en effet souvent trop fortement mis l’accent sur certaines catégories d’acteurs, comme la figure du professeur d’université qui émerge à la fin du XIXe siècle.
Or, la période 1870–1950 ne voit pas seulement les sciences se spécialiser, mais aussi le développement de la recherche industrielle qui amène un véritable changement de nature de la science, souvent résumé par le terme de « technoscience ».
Tandis que, dans les années 1860, les savants arpentaient en quelques minutes le petit monde de la science du Quartier latin, ce monde change d’échelle et de nouveaux lieux de sciences apparaissent : Expositions universelles, ateliers industriels, laboratoires des entreprises, champs de bataille, etc.
De nombreux polytechniciens ont été les acteurs de ces évolutions, qu’ils aient occupé des fonctions d’officiers, d’ingénieurs ou de savants.
THÉORIE VS UTILITÉ
Si la tension entre « théorie » et « utilité » est consubstantielle de l’identité de l’École polytechnique depuis sa création, de fortes pressions se sont exercées tout au long du XIXe siècle pour que la formation polytechnicienne fasse plus de place aux applications.
En 1850, le rapport Le Verrier (1831) avait conduit à une réforme visant à rendre la formation polytechnicienne moins théorique et plus adaptée aux enjeux industriels et aux besoins des écoles d’application.