Les X dans la guerre : huit portraits commentés
Marie François joseph de MIRIBEL
(1851), 1931–1893
Statue du général de Miribel à Hauterives dans la Drôme.
La petite ville de Hauterives est surtout connue pour le merveilleux Palais du facteur Cheval, superbe travail d’artisan inventif pour une vision utopique. Mais, à quelques pas de ce Palais, Hauterives fait aussi mémoire, par une statue en gloire, du général de Miribel, qui y décéda.
Ce soldat avait combattu dans toutes les guerres de la seconde moitié du XIXe siècle. Miribel croyait avec force en Dieu et Dieu lui apporta son aide contre les Russes en Crimée, contre les Autrichiens en Italie, contre les Juaristes au Mexique, contre les Prussiens en France, contre les Communards à Paris.
Les campagnes se succédaient, parfois stoppées par quelque blessure suivie d’une courte convalescence, souvent célébrées par quelque remise de décoration, régulièrement relatées dans les journaux pour quelque exploit lors d’un combat hors normes.
Et Miribel fut nommé chef d’état-major général des armées en 1890. Le couronnement de sa carrière.
COMMENTAIRE
Miribel connut un moment de vraie gloire à Puebla, mais qu’allions-nous faire là-bas ? Et lui, se posait-il cette question ? Et quand il fut efficace pour participer à la défaite des Communards, le fit-il sans états d’âme car, soldat discipliné, il obéissait à un gouvernement démocratiquement légitime ?
En parcourant la liste des terrains d’affrontement qui furent proposés aux X soldats, de la campagne de Russie aux guérillas de la décolonisation, le lecteur de 2017 pourra évidemment hausser les sourcils car aujourd’hui nous ne portons pas le même regard sur les raisons ou les méthodes de certaines de nos interventions militaires passées.
René ROY
(1914), 1894–1977
Photo de tranchée, du fonds Rouquerol de l’X. © COLLECTIONS ÉCOLE POLYTECHNIQUE (PALAISEAU)
Quand René Roy passe le concours d’entrée à l’X, en juin 1914, il sait déjà que la guerre s’annonce avec évidence. Il sait aussi que la vocation de l’École est restée « militaire » comme au siècle précédent.
La promotion 1914 va suivre une formation militaire accélérée sans rejoindre la Montagne Sainte-Geneviève. Plus de 900 X périrent durant cette guerre et chacune des promos comprises entre 1909 et 1914 va perdre un quart de ses effectifs. Seules les promotions du Premier Empire, de 1802 à 1809, avaient subi de telles coupes dans leurs effectifs.
Dans l’anthologie de textes sur « la Grande Guerre des Écrivains » qu’Antoine Compagnon (70) a publiée, il est un sentiment souvent exprimé : celui du respect mérité par les jeunes officiers partageant avec leurs soldats les dangers des corps-à-corps et des pluies d’obus dans les tranchées.
Pour sa part, Roy fera partie des blessés graves. Il s’était d’abord battu à Craonne en 1915, à Verdun en 1916. Et au Chemin des Dames en 1917, il perd la vue.
Roy reprend cependant les cours scientifiques en 1918. Il sort premier de sa promotion et choisit les Ponts. Il y vivra une carrière dense et animée. Ce savant exceptionnel avait su continuer, malgré ses blessures, à marcher Vers la lumière.
Roy, auteur de nombreux ouvrages d’économie, d’économétrie et de statistique, avait aussi écrit un livre de réflexion portant ce titre (Fasquelle éditeurs, 1930).
COMMENTAIRE
Parler des X dans la guerre, c’est aussi évoquer les X qui ont combattu sans avoir choisi le métier des armes.
Et ils ont aussi eu à affronter la question de leur avenir professionnel, souvent une carrière stoppée par la guerre, parfois l’inévitable obligation de changer de métier ou d’orientation.
Serge RAVANEL
(1939), 1920–2009
Le chant des partisans.
Admis à l’X en juin 1939, Serge Asher y est appelé pour une scolarité mettant l’accent sur les responsabilités de futur officier. Après l’armistice, il continue sa « formation » dans le Limousin avant d’être convoqué dans les chantiers de jeunesse puis en novembre 1940 à Lyon, où l’X a déménagé.
Mais faut-il vraiment se plonger alors dans les études scientifiques ? Ce n’est qu’en mai 1941 que Serge Asher prend des contacts encore timides avec une résistance encore bien modeste. Ces longs mois d’études et de maturation politique avaient fini par persuader Asher qu’il peut et doit passer à l’action effective.
Une fois qu’il s’est jeté à l’eau (ce qui lui arrivera d’ailleurs un jour au sens propre pour échapper à la Gestapo en plongeant dans l’Arve…), il va connaître le temps des bombes, des voyages clandestins en s’attachant sous les planchers des wagons, des faux papiers avec divers faux noms, dont celui de Ravanel trouvé dans un roman de Frison-Roche, des codes, des opérations en groupes, des trahisons, des arrestations et des évasions, des blessures, des disputes et négociations entre réseaux, des contacts difficiles avec les services du général de Gaulle à Londres ou ceux des Alliés, des arrière-pensées relatives à l’avenir de la France après la Libération.
Après la guerre, Asher gardera son nom de résistant – Ravanel. D’abord intégré dans l’armée, il en démissionne en 1950 et entame une carrière d’ingénieur et de consultant.
COMMENTAIRE
On peut trouver dans l’histoire bien des périodes où des polytechniciens ont témoigné de cette volonté de refus. Avec des expressions qui allaient du chahut pas toujours opportun à de vrais combats sur des barricades, ou à l’engagement militaire jusqu’au sacrifice.
Les X engagés dans la libération d’un pays annexé, exploité, parfois martyrisé en ont apporté la preuve.
Raoul François DAUTRY
(1900), 1880–1951
Entré dans l’armée après l’X, Raoul Dautry en démissionne très vite pour rejoindre la Compagnie du chemin de fer du Nord. Le voici parti pour une carrière exceptionnelle de cheminot, manager clairvoyant autant intéressé par les questions techniques que sociales.
Affiche du film de Jean Dréville,
La bataille de l’eau lourde, 1948.
Dès 1914, le réseau dont il est responsable est ou détruit, ou réquisitionné pour permettre l’exode des réfugiés. Dautry entre « dans la guerre ». Il y fait merveille, s’attirant la reconnaissance de Joffre et de Foch. On lui doit notamment « la ligne des cent jours » qui servira lors de la contre-offensive de la Somme.
En 1940, Dautry, devenu trop tard ministre de l’Armement, aura eu le temps de demander que l’eau lourde fabriquée en Norvège soit évacuée de ce pays menacé par l’avancée allemande.
Et il fera transférer en Grande-Bretagne le 16 juin 1940 dans des conditions rocambolesques le stock disponible en France, de nouveau juste à temps.
Les cinéphiles qui ont aimé La Bataille de l’eau lourde de Dréville ou Bon Voyage de Rappeneau seront heureux de ce rappel.
Après son départ du gouvernement, en 1940, il se retire aussitôt à Lourmarin. S’il ne rejoint pas de Gaulle à Londres ou à Alger, il reste en contact avec lui et le Conseil national de la Résistance.
Aussi sera-t-il nommé, à la Libération, dans divers postes de responsabilité, notamment comme ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme puis comme Administrateur général du CEA.
COMMENTAIRE
Comme bien d’autres, les polytechniciens entrent souvent dans la guerre sans combattre eux-mêmes, tout en s’engageant délibérément dans les activités de défense, et dans des domaines variés, logistique ou production, conception ou espionnage.
Ainsi Citroën transformant ses usines pour fabriquer obus et armements en 1914.
Ainsi d’innombrables Résistants rejoignant les rangs de l’Armée des ombres après 1940.
Jean François Arsène KLOBB
(1876), 1857–1899
Klobb tué par les troupes de Voulet. Couverture illustrée du journal Corriere Illustrato della Domenica, Milan, 3 septembre 1899.
Klobb est né à Ribeauvillé, dans le Haut- Rhin en 1857. Après la défaite de 1870, sa famille choisit de rester française, comme le feront un tiers des Alsaciens et Mosellans, comme le fera la famille d’Alfred Dreyfus (1878).
À sa sortie de l’X, il choisit l’artillerie de marine. Sauf un passage en Guyane, sa carrière se déroule pour l’essentiel au Soudan français, un territoire qui deviendra le Mali. C’est en tant que commandant à Tombouctou, qui vient d’être conquis par Joffre (1869), qu’il organisa les premières unités méharistes, refoula les Touaregs vers Gao.
C’est aussi là qu’il va être appelé à devenir un des acteurs du drame de la mission dirigée par Voulet et Chanoine.
Ces deux officiers qui connaissaient bien la région ont convaincu Paris de les envoyer vers le centre de l’Afrique, pour étendre la zone d’influence française. Ils se lancent dans une expédition de conquête en utilisant des méthodes d’une rare brutalité.
Quand les incendies de villages et les massacres commis sont rapportés aux autorités françaises, celles-ci décident d’y mettre fin et demandent à Klobb de rejoindre leur mission et d’en prendre le commandement.
À l’été 1899, Klobb part avec une petite troupe, rejoint le détachement Voulet-Chanoine près de Zinder ; il leur fait connaître les décisions du gouvernement, mais Voulet refuse de les accepter, et le 14 juillet, il fait assassiner Klobb, qui s’était pourtant engagé à ne pas ouvrir le feu.
Certains tirailleurs se rebellent alors contre leurs chefs, et successivement Voulet puis Chanoine sont abattus.
COMMENTAIRE
Pendant un siècle et demi, les officiers polytechniciens ont participé à pratiquement toutes les campagnes militaires de la France, en Europe mais aussi en Afrique du Nord, en Afrique noire, à Madagascar, en Indochine. Je pourrais ajouter l’Égypte, Saint- Domingue, le Mexique.
Ce texte n’a pas pour objectif de présenter une thèse ambitieuse sur la colonisation elle-même, et ses divers aspects mais donne l’occasion de rappeler quelques noms de polytechniciens qui y ont participé au service de leur pays : Lamoricière (1824), Rigault de Genouilly (1825), Faidherbe (1838), Doudart de Lagrée (1842), Dolisie (1879) ou Klobb.
Louis Ferdinand FERBER
(1882), 1862–1909
Le dernier vol du capitaine Ferber (avec détail) par Rovel (X 1868), © COLLECTIONS ÉCOLE POLYTECHNIQUE (PALAISEAU)
Sur les registres de 1882, un artilleur. Mais un artilleur plus vite passionné par les débuts de l’aviation que les perfectionnements des canons. Il se renseigne sur les expériences de l’Allemand Otto Lilienthal ou des frères Wright aux États- Unis, il veut placer la France dans le développement de ce moyen de transport.
Il s’attache à motoriser ses aéroplanes, ce qui lui permet d’effectuer parfois des bonds. Il comprend et apprivoise les gestes du pilotage, dès lors que l’on veut faire voler un « plus lourd que l’air ». Il prend alors part à de nombreux meetings.
Le 27 mai 1905, il réussit avec son appareil, le premier véritable « vol stable en Europe », et en 1909 à Reims, il réussit à parcourir 30 kilomètres.
Ferber est assez scientifique pour approcher les mystères des sciences indispensables à l’avionique. Il est assez technicien pour mettre au point des grues de lancement, et définir les paramètres des moteurs qu’il monte sur ses drôles d’engins volants.
Grand lecteur de Jules Verne, il est aussi conscient de la nécessité de communiquer pour prouver l’efficacité de ses prototypes et, devenu pilote expérimenté, fait partager aux foules sa propre foi dans le futur de l’aviation.
Ferber se tue le 22 septembre 1909 au cours d’une démonstration à Boulogne-sur- Mer.
COMMENTAIRE
L’actualité quotidienne continue à nous rappeler la mutation continuelle des technologies utilisées pour la défense et la guerre. L’aviation est un excellent exemple de ces progrès, et de la course continuelle entre la puissance de l’obus et la résistance de la cuirasse (je cite ici le Verne De la Terre à la Lune).
Qui peut douter de la nécessité continuelle de protéger son pays dans un environnement en perpétuelle transformation ?
Et qui peut douter de notre besoin continu de former dans ce but des pionniers comme ceux dont on peut lire les noms dans les annuaires de l’École ?
Joseph Albert TOUFLET
(1871), 1853–1885
Il y a une dizaine d’années, Dominique Saint- Jean (1967), en mission de coopération au Salvador, a obtenu la remise en état du monument funéraire consacré à Touflet.
La promotion 1871 est celle de Ferdinand Foch. Elle est aussi celle d’Albert Touflet, un cocon méconnu, sauf au Salvador. Touflet commence sa carrière militaire dans l’artillerie.
En 1881, il est envoyé avec son ami Montessus (1871) au Salvador pour y enseigner l’art français de la guerre. Montessus quitte le Salvador en 1885 et deviendra un expert mondial sur la séismologie des Andes mais Touflet reste sur place.
Le dictateur du Guatemala, Justo Rufino Barrios, veut alors annexer son voisin. Après des premiers revers, l’armée salvadorienne se replie sur des positions qu’elle fortifie, à Chalchuapa. L’instructeur français ne peut pas se contenter de rester spectateur des combats.
Il aide au renforcement des fortifications, à la mise en place des batteries, à l’exécution des tirs. La valeur des troupes salvadoriennes surprend l’armée de Barrios, et l’assaut mené par le dictateur lui-même le 2 avril 1885 échoue.
Barrios est tué, les troupes guatémaltèques s’enfuient, le Salvador est sauvé.
COMMENTAIRE
Depuis la création de l’École, des X ont toujours été appelés à apporter le concours de la France à des armées étrangères, par leur enseignement ou à l’occasion de livraisons d’armes et de matériels.
Voici quelques exemples du XIXe siècle. Bernard (1794) a renforcé les fortifications des États-Unis contre un possible assaut britannique, Crozet (1807) a créé le Virginia Military Institute, Fabvier (1802) a été un des héros de l’indépendance grecque.
Verny (1856) a construit un arsenal et Bertin (1858) des navires au Japon, Lamoricière (1824) a défendu les États du pape contre le Piémont ou Garibaldi, Brunet (1857) a lutté avec des samouraïs contre l’empereur Meiji et Touflet est mort à Chalchuapa pour le Salvador.
Guillaume Henri DUFOUR
(1807), 1787–1875
Guillaume-Henri Dufour par Claude Gondard (65). © CLAUDE GONDARD
Un X dans la guerre. Quel magnifique sujet si on choisit d’évoquer à ce propos le général suisse Dufour ! Les accords entre la France et la Confédération helvétique permettaient en 1807 à un jeune Suisse de présenter le concours d’entrée à Polytechnique dans les mêmes conditions qu’un Français.
Voici donc notre fils d’horloger devenu interne au Collège de Navarre. Après l’école d’application de Metz, il commence une carrière dans l’armée impériale. Mais, la Restauration le met en demi-solde puis le renvoie.
Dufour rentre à Genève et y cherche un emploi. Et le voici engagé dans une carrière époustouflante. Sa formation exceptionnelle pour l’époque, sa connaissance des problèmes militaires, sa maîtrise des technologies, ses qualités pédagogiques reconnues, son honnêteté et sa discrétion lui permettent de jouer un rôle éminent dans la vie publique.
Et la guerre, me direz-vous ? Nous y voici.
En 1847 éclate le conflit du Sonderbund, lorsque certains cantons décidèrent de faire sécession. Le gouvernement fédéral fait appel à Dufour, qui s’est déjà illustré et fait respecter par ses travaux d’urbanisme à Genève, le lancement de « la carte Dufour », la modernisation de l’armée suisse.
En quelques semaines, ce stratège accompli réduit les cantons rebelles en les attaquant dans l’ordre le plus efficace ; il sait tenir compte de leurs caractéristiques de localisation et d’engagement dans le conflit.
Il obtient successivement leur reddition. Tacticien, il gagne sans trop de pertes, de part et d’autre. Négociateur loyal, il sait se servir à bon escient de la menace comme du pardon.
En quelques mois, il ramène la tranquillité en Suisse.
COMMENTAIRE
Parler des X dans la guerre, c’est parler des X avant la guerre, pendant la guerre, après la guerre. Au soir de sa vie, Dufour dessina lui-même sa future tombe, un simple carré de terre avec deux stèles côte à côte, pour sa femme et pour lui.
Sur la sienne, cette courte inscription accompagne nom, prénoms et dates : « Helvetorum Dux », c’est-à-dire général des Suisses. Et cette devise : « Honneur et franchise. »