Les X écrivains et leurs sources d’inspiration
De l’inspiration avant toute chose. Et le lecteur jugera si l’oeuvre le fait ou non rêver. Les noms des polytechniciens cités ne forment pas la liste exhaustive des X écrivains. À partir d’exemples, nous réfléchirons à la raison qui a déclenché leurs oeuvres et aux raisons de leur célébrité. Ces processus sont encore d’actualité.
REPÈRES
Quand Madame de Sévigné écrivait à sa fille, elle ne faisait pas de la littérature. Mue par le chagrin de l’absence, elle écrivait avec son coeur, son goût de l’observation et son exquise spontanéité. Sachant bien que ses missives étaient lues par des proches de leur destinataire, la Marquise remaniait parfois ses lettres… Mais c’est la renommée qui venait à elle.
LE MÉTIER TRANSCENDÉ, SOURCE D’INSPIRATION
Le rapport devient livre, le plus souvent essai, et parfois chef-d’œuvre littéraire
Prenant de la hauteur vis-à-vis de leur activité, certains X veulent faire connaître la » substantifique mœlle » de leur profession, témoigner d’un humanisme, d’une valeur universelle particulière à leur type de métier. Souvent, la matière première de celui-ci porte vers la nature, la solidarité dans l’action commune, vers la beauté intellectuelle ou matérielle, vers l’art. Alors, comme la chrysalide devient papillon, le rapport devient livre, le plus souvent essai, et parfois chef-d’oeuvre littéraire. Cette métamorphose est encore plus accusée si le métier choisi répond à une vocation, ou s’il la révèle.
Pierre Termier
C’est le cas de Pierre Termier (1878). D’abord attiré par les mathématiques, il découvre la géologie à l’École des Mines, s’y passionne et lui consacre désormais toute sa carrière. Dans ses principaux ouvrages (La vocation de savant, À la gloire de la terre, La joie de connaître), il est ce » poète de la Terre « , cet historien des Alpes dont il décrypta le passé tumultueux, qu’il ressuscita ensuite dans un style poétique et chaleureux. Ainsi, à partir du métier de géologue, nécessairement spécialisé, Termier parvient à une vision universelle, aux confins d’une ample genèse et de la poésie.
Henri Poincaré
L’air du temps
Appréciés, il fallait que ces différents ouvrages deviennent célèbres. Passion du métier, hauteur de vue, dons d’écriture ne suffisaient pas. Il fallait aussi que les textes correspondent à l’air du temps. La nécessaire recherche des gisements miniers pour répondre à l’exigence de l’industrialisation naissante ajoutait l’utilité à la beauté de la géologie que célébrait Termier.
Et les prises de conscience que Poincaré faisait faire à la communauté scientifique puis à l’industrie – voir l’importance scientifique des congrès Solvay – favorisaient le règne naissant de la science et de la technologie. La Science et l’Hypothèse préludait à la Théorie de la Relativité, qui bouleversa l’Histoire du XXe siècle. Quant à Tournier, il était le héraut poétique de » L’Aménagement du Territoire « , devenu jadis comme le Plan, » ardente obligation » nationale.
Il en est de même pour l’oeuvre philosophique d’Henri Poincaré (1873). Les percées en mathématiques et physique réalisées par ce savant semblent marquées chacune d’une extrême spécialisation.
Pourtant, leurs soubassements sont d’une non moins extrême généralité. En effet, ils reposent à leur tour sur des hypothèses que fait l’esprit de l’homme, aux frontières communes de son raisonnement, de sa perception spatiotemporelle et de l’expérimentation physique qu’il fait de la nature. Dans La Science et l’Hypothèse ou dans Science et méthode, Poincaré touche à l’universel. Mais aussi à l’Univers.
Gilbert Tournier
Autre exemple de sublimation d’une activité professionnelle, le beau livre de Gilbert Tournier (22) : Rhône, Dieu conquis. » Polytechnicien de formation, administrateur de carrière, poète de vocation « , tel le décrit André Allix, dans la recension qu’il fait de cette oeuvre dans la Revue de géographie de Lyon (d’après Persée : portail de revues en sciences sociales et humaines).
Décideur à La Compagnie nationale de Rhône, Gilbert Tournier décrit la majesté du fleuve, la puissance du flux érodant de ses eaux les pays qu’il baigne et fertilise, les efforts des hommes pour maîtriser ses crues violentes, l’histoire et l’économie des régions qui le bordent. La clarté du texte, l’apparente séparation des domaines de réflexion n’excluent pas le caractère très unifié ni le moelleux poétique de ce livre.
Louis Armand
Louis Armand (24) transcende ses métiers d’ingénieur des Mines, de décideur ferroviaire puis de président d’Euratom pour écrire Plaidoyer pour l’Avenir (avec Michel Drancourt), puis Le défi européen. Il met notamment en évidence la nécessité pour de nombreuses entreprises de parvenir à une » taille critique » pour affronter une concurrence devenant mondiale, souligne l’accélération du processus liant une découverte scientifique à ses effets industriels.
Auguste Detœuf
Rappelons aussi Auguste Detœuf (02), industriel notoire de l’entre-deux-guerres, qui écrit ses Propos d’O.L. Barenton, Confiseur, recueil de » pensées » pleines de sagesse et d’humour sur les métiers, la gestion des entreprises et la conduite des hommes.
Louis Leprince-Ringuet
Ingénieur des télécommunications devenu physicien, Louis Leprince-Ringuet (20 N) prend lui aussi appui sur son métier mais pour méditer sur l’homme et ses préoccupations essentielles. Le champ de ses réflexions est immense, des corpuscules à l’univers, du purement matériel au très humain, du progrès technique au social et au devenir de la cité, du citoyen à l’homme intérieur. La variété des titres de ses livres l’atteste : Des Atomes et des Hommes, Science et Bonheur des hommes, Le Bonheur de chercher, Le Grand Merdier ou l’espoir pour demain ? La Potion magique, L’Aventure de l’électricité, Les Pieds dans le plat, Noces de diamant avec l’atome, Foi de physicien.
LES SCIENCES POLITIQUES ET LE GOÛT DE LA CITÉ
Leprince-Ringuet nous introduit déjà dans » la grande question » de la destinée de l’homme et du devenir de l’humanité… Entre cette recherche philosophique et spirituelle, et les métiers de l’homo faber ou de l’homo sapiens, les Sciences politiques offrent une zone intermédiaire à deux faces, somme toute assez complémentaires. L’une est centrée sur la recherche, sinon d’un mieux-être, du moins de la » satisfaction des besoins « , conséquence des échanges régis par la loi de l’offre et de la demande. L’autre face est plus directement tournée vers la justice sociale et, au-delà, vers le respect de la dignité de l’homme.
X‑Crise
Dans l’entre-deux-guerres, le groupe » X‑Crise » fournit de nombreuses réflexions en sciences politiques. De celui-ci émergent en particulier le démographe Alfred Sauvy (20S) et l’économiste Jacques Rueff (19S).
Le premier inventera plus tard le concept de tiers-monde et publiera notamment Richesse et Population, Théorie générale de la population, Écarts de langage et L’Économie du Diable.
Quant à Jacques Rueff, ses œuvres sont souvent très techniques. Les plus connues sont Des Sciences physiques aux sciences morales, La crise du capitalisme, L’Ordre social.
L’analyse des mécanismes permettant la satisfaction des besoins exige des savoirs de plus en plus fins en statistiques, en économie, en démographie, exige de connaître l’histoire des cycles et des crises. Bien des Polytechniciens y ont réfléchi, ainsi que sur les enjeux : création et répartition des richesses, vie des entreprises et qualité de leur gestion, et donc leur survie et l’emploi des salariés.
Face à cette compétence à la dimension parfois prosaïque, abordons le second aspect, celui de la vie dans la cité, du vivre ensemble, et nous touchons à » la grande question précédente « .
Méditer sur l’homme et ses préoccupations essentielles
La noble et vraie politique est le dernier degré d’approximation possible pour contribuer à rendre les gens heureux citoyens. Au delà, la vie de chacun avec ses choix essentiels, intimes, passe sous tutelle : il y a risque évident de totalitarisme. Pour le meilleur comme pour le pire, les grands choix politiques et sociaux reposent bien sur une vision de l’homme. » Il n’y a qu’une querelle qui vaille, celle de l’homme « , écrivait de Gaulle.
Frédéric Le Play
Il n’y a qu’une querelle qui vaille, celle de l’homme
Prenons le meilleur. La Réforme sociale, que publie en 1863 Frédéric Le Play (1825), est plus qu’un essai. Ce livre est une véritable profession de foi dans la dignité humaine. Il aura un grand retentissement dans le monde des entreprises et contribuera à l’élaboration de la doctrine sociale de l’Église. Au siècle suivant, Jean Girette (18) écrit Je cherche la justice, vibrant appel à l’établissement des vraies conditions d’un dialogue social. Sa grande expérience managériale et son sens évangélique lui inspirent ce livre.
Pierre Massé
Issu du corps des Ponts et Chaussées, Pierre Massé (16) publie en 1959 Le choix des investissements, critères et méthodes, ouvrage majeur. Peu après, il devient Commissaire général au Plan et publie Le Plan ou l’Antihasard. Après son départ du Commissariat, il écrira entre autres La crise du développement et plus tard Des pas sur le sable et Aléas et progrès, entre Candide et Cassandre.
Roman et poésie
Les ouvrages cités sont des essais. Le métier ou le goût de la cité peuvent aussi conduire, mais plus rarement, au roman voire à la poésie. L’auteur prend alors appui sur la réalité vécue avec passion mais se laisse guider par l’imagination que stimule cette réalité. Ainsi Philippe Gillet (43), dit Saint-Gil, récemment décédé. Pour Christian Marbach : » Saint-Gil utilisait les matériaux que lui avait procurés sa vie professionnelle. » Quant au poète, il écrira Dialogues à une voix puis Romantismes. Le cas de Jean-Jacques Servan- Schreiber (43) est particulier. Il est journaliste, voilà son métier. Mais ses convictions politiques sur » la vie de la cité » sont très fortes et il publie en 1957 Lieutenant en Algérie, expression de son anticolonialisme ardent.
LE SENS DE L’EXISTENCE ET LA PHILOSOPHIE
Fort heureusement, la métaphysique, la vie spirituelle, la recherche du vrai bonheur ou le souvenir des moments heureux n’induisent pas que les Polytechniciens à écrire. La spécificité de leur inspiration s’estompe donc un peu.
Auguste Comte
Mémoires
Parmi les questions ultimes, il y a aussi la recherche de sa vérité à soi. À travers les ambiguïtés de la vie et parfois de soi-même, la cause que j’ai défendue était-elle juste ? Ai-je bien rempli ma mission, mes choix étaient-ils les bons ? Les » Mémoires » s’imposent alors. Les militaires comme Joffre et Foch, les explorateurs comme ceux de la Campagne d’Égypte ou comme Hyacinthe de Bougainville (1799) ont eu recours à ce genre littéraire.
Parmi les X philosophes voici Auguste Comte (1814). Ses Cours de philosophie positive en font l’une des célébrités littéraires du XIXe siècle. Plus tard et à sa manière, Henri Poincaré, déjà cité, est aussi un philosophe. Malgré les bouleversements des sciences qui auraient pu la périmer, sa réflexion épistémologique reste encore d’actualité.
Gratry
Le Père Gratry (1834), prêtre académicien de grande influence, est mieux connu pour la richesse pastorale de ses écrits que pour ses essais d’explications mathématiques en théologie.
Ainsi, les sources d’inspiration des Polytechniciens sont en majorité de nature professionnelle, y compris quand il s’agit du sens de la cité. Elles sont plus rarement marquées par les questions ultimes sur l’homme. Tout cela est assez normal : beaux chemins de leurs accomplissements humains, leurs métiers les passionnent. Et plus on s’éloigne des métiers souvent très typés des X, moins leur inspiration est spécifique. Reste alors la muse.
LA MUSE OU LE SEUL PLAISIR D’ÉCRIRE
Après l’engagement professionnel, le témoignage et les questions ultimes, voici enfin le plaisir d’écrire en se laissant seulement guider par une fugitive ou persistante inspiration.
Promotion 1882
Une époque féconde
Autre romancier de cette époque, Louis-Édouard Pollet (1888) dit Michel Corday. Parfois plus que coquine, sa muse lui suggère Vénus ou les deux risques, Les Embrasés et Les Révélées. L’Indochine inspire à Henry Daguerches, c’est-à-dire Charles Valat (1895), plusieurs romans dont Kilomètre 83 est le plus connu. À Roger Poidatz (13), dit Thomas Raucat, nous devons L’honorable partie de campagne, grand succès aux nombreuses éditions.
Dans le roman, Marcel Prévost (1882) prend un évident plaisir, un peu machiste certes, à peindre la condition féminine de son temps (Lettres à Françoise, Féminités) et surtout Les Demi-Vierges, qui passa même à la scène. Son œuvre littéraire est fort abondante.
De la même promotion, Édouard Estaunié nous offre aussi une carrière littéraire très riche et très longue. Nous lui devons en particulier Les choses voient, L’empreinte et L’infirme aux mains de lumière. À ces deux académiciens, on prête l’invention des deux mots » demi-vierge » pour le premier, et » Télécommunications » pour le second. Mais, si Saint-Gil écrit ses romans tirés de sa vie professionnelle, Prévost quitte la fonction publique pour se consacrer entièrement à l’écriture, tandis qu’Estaunié reste haut fonctionnaire aux PTT.
Maurice d’Ocagne
Du pseudonyme Pierre Delix, retenons quelques vaudevilles et La candidate, en sachant que le masque patronymique cache le mathématicien Maurice d’Ocagne (1880). (Cf. Dictionnaire biographique d’Imago Mundi.) Essayistes ou romanciers, tous écrivent sur ce qu’ils vivent ou sur ce que l’époque leur offre de voir, chacun avec sa propre réceptivité. Rares sont les historiens, malgré Barante (1798) puis le baron Seillière (1886).
Armand Silvestre
Armand Silvestre (1857) est poète, mais aussi conteur et librettiste. Poète, il publie de nombreux recueils. Préfacées par George Sand, voici Rimes neuves et vieilles. Plus tard, il écrit notamment Les ailes d’or. Conteur, il est poussé par une muse souvent gaillarde, à en juger par plusieurs titres ! Homme de théâtre et librettiste, la littérature anglaise l’inspire parfois : Shakespeare lui souffle La Tempête, il écrit Henri VIII, avec musique de Saint-Saëns.
André Blanchard
André Blanchard (26), du corps des télécommunications, était aussi érudit et surtout un poète, posant sur la vie le regard d’une inquiète nostalgie transfigurée d’espérance. Si loin qu’on aille, Ton Silence, Ô Joie, De Nuit et d’Oubli, Ultra-Sens jalonnent son oeuvre.
Georges Soulès
Georges Soulès (27) – Raymond Abellio – à la pensée gnostique, est célèbre comme romancier (Heureux les pacifiques, Les yeux d’Ézéchiel sont ouverts, La fosse de Babel), comme philosophe (La structure absolue), et pour ses mémoires. Citons enfin le Livre du Bicentenaire : » L’éditeur Gallimard s’est honoré en publiant dès réception trois manuscrits de l’ingénieur général Marcel Sala (35) : Le tout-puissant, Le Fer noir et La Porte aux Marionnettes. »
LES TROIS ORDRES
Se laisser seulement guider par une fugitive ou persistante inspiration
Cette étude est incomplète à plus d’un titre : n’y figurent pas les X écrivains contemporains. Il y en a pourtant d’excellents, mais laissons les encore progresser. D’autre part manquent les écrivains non publiés et ceux qui publient » à compte d’auteur » : pourtant, ils existent, nombreux. Certains écrivent pour sentir pleinement ou ressentir qu’ils ont bien vécu, ou encore pour témoigner devant leurs descendants de ce que fut leur époque si mouvementée en la force de leur âge. La transmission des valeurs et leur éventuel renouvellement jouent aussi.
Si le concours d’entrée de notre École est à base de sciences exactes, la liste, même incomplète, des X écrivains montre bien que sans cesse l’humain nous appelle ou nous rattrape, et que l’homme ne devient complet que s’il conduit sa vie vers l’épanouissement entre les trois ordres si chers à Pascal : le géométrique, l’humain et le prophétique.
2 Commentaires
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J’avoue être surpris de faire une liaison de plus avec l’Ecole.
j’ai personnellement écrit un certain nombre de manuscrit « complet », type roman.
Je n’ai jamais réussi à les faire publier par les « éditeurs » officiels.
Longtemps j’ai pensé que ce filtre était définitif et n’ai pas cherché à les publier à compte d’auteur.
Néanmoins je sais que en l’abscence de publication, le courage, la volonté, la pudeur ? m’empêche de conclure de nouveaux ouvrages.
Ne pourrait-àn pas ouvrir un site « entre camarade » où nous pourrions mettre en ligne nos travaux pour établir des relations entre camarades dans la même situation.
Merci de m’avoir lu,
amicalement,
Surprise !
Surpris que ce n° de la revue trouve un espace pour informer les lecteurs de la création de X‑Oenologie (contre lequel je n’ai rien!)mais pas une ligne pour rappeler l’existence du groupe X‑Auteurs qui regroupe 140 camarades dont beaucoup sont publiés et dont l’objectif répond exactement aux besoins exprimés par Marc Destailleurs