Les X face à leur premier choix de carrière : Tendances et inquiétudes
J & R : Le choix d’une 4A, d’un corps ou d’un métier occupe beaucoup les polytechniciens dans leur 3e année ? Quelles sont les tendances actuelles ?
Charlotte Moulonguet : Tout d’abord, il me paraît essentiel de souligner la chance que nous avons. Les possibilités qui s’offrent à nous sont extrêmement diversifiées, en termes de localisation, de contenu, d’environnement de travail… Le revers de la médaille est la difficulté que certains ont à faire un choix. Problème de riches dira-t-on avec raison, mais parfois douloureux à vivre sur le moment !
Le désir de contribuer à rendre notre société plus juste et plus responsable est très présent dans nos promotions. Le manifeste pour un réveil écologique, signé par presque 700 jeunes polytechniciens, en est la preuve. Les chemins possibles pour mettre en œuvre ces aspirations sont encore une fois nombreux.
En termes de premier emploi, il semble que les élèves sont de moins en moins attirés par les grands groupes industriels, au profit des petites structures. La peur de ne pas avoir d’impact, de n’être qu’un rouage dans une énorme machine ou de contribuer à un système dans lequel ils n’ont plus confiance freine l’engagement de certains dans ces grandes entreprises. Nous avons également assisté dans ma promotion à une vraie recrudescence de l’attrait pour les corps de l’État.
Jérôme de Dinechin : Pour avoir recruté 140 ingénieurs de l’armement depuis 2012, j’ai pu observer que le choix se mûrit lentement. En sortant des concours, à peine 40 % savent ce qu’ils souhaitent faire. Au top des motivations : « rendre à mon pays ce que j’ai reçu », « valoriser mon niveau en sciences », « donner le meilleur de moi-même ». De l’altruisme, donc, et un besoin d’efficacité typiquement polytechnicien.
De l’autre côté, les recruteurs se pressent au portillon. Ainsi, lors de l’X‑Forum, les entreprises rivalisent d’ingéniosité pour attirer les jeunes talents dont elles ont tant besoin.
Comment cependant se rendre compte de la réalité du métier d’ingénieur, et comment savoir si l’on s’épanouira dans telle ou telle boîte ? Des métiers où l’on est sûr d’apprendre, où l’on est utile, où l’on conserve une diversité d’activités préservant l’avenir. Mais on ne fait pas l’économie de choisir pour soi, un jour.
J & R : De quoi disposent les élèves pour s’orienter et faire leurs choix ?
CM : Sur le campus, les élèves ont beaucoup de propositions de la DE, du SOIE, de l’AX, de la DFHM et des binets pour découvrir le monde de l’entreprise et les aider à faire leurs choix : amphis de présentation des 4A et des corps, visites d’entreprise, conférences de présentation d’entreprises organisées par la Kès et les binets, Forum de l’X, tables rondes…
Depuis la promo 2016 (avec une expérimentation chez quelques 2015), un mentoring par un ancien de la promo N‑10 est proposé à tous les élèves. Cela permet d’établir un contact plus direct entre les étudiants et le monde professionnel et c’est à mon avis de cela que nous avons le plus besoin sur le campus.
JDD : L’AX est maintenant bien présente sur le platâl, pour permettre aux X de bénéficier du réseau des anciens, de la solidarité entre camarades qui peut prendre des formes variées. Outre le mentoring déjà cité pour 120 élèves cette année (cf. La J & R n° 748), citons les apér’orientations ou rencontres thématiques sans but de recrutement direct. Les groupes X à thématique professionnelle sont bienvenus pour y témoigner, comme l’a fait X‑Mer récemment.
La veille de l’X‑Forum, l’AX Carrières organise également une journée CV au profit des élèves avec 250 CV examinés, des conférences sur l’employabilité comme Projets ou Réseau, et en soirée une vingtaine de conférences métiers sur le spatial, la finance, la recherche, l’IA, etc. Les élèves apprécient visiblement.
J & R : Concrètement, comment choisit-on son métier ?
JDD : Dans les faits, on choisit souvent en discutant avec quelqu’un qui a l’air heureux dans son job, et qui nous rend accessible un futur un peu effrayant. D’abord avec des camarades de promo, et j’ai été parfois surpris des effets de masse horizontaux : peu de continuité d’une promo à la suivante et, parfois, un engouement curieux pour telle destination… Ensuite avec les enseignants. Majoritairement issus du monde universitaire, ils sont les premiers ambassadeurs des parcours de formation par la recherche, même si une thèse est parfois un moyen de repousser l’échéance du choix.
Les cadres militaires de l’École et ceux croisés lors de la FHM, surtout si le commandant de promo a du leadership… La famille enfin, qui a parfois encouragé une vocation d’ingénieur et connaît chez tel parent, tel oncle, une trajectoire heureuse. Mais je ne voudrais pas m’engager dans une énumération, voire un modèle qui, par principe, ne peut s’appliquer aux X. En tout cas, on gagne à diversifier ses sources.
“Les X sont capables
de faire des choses qui
les ennuient, très bien
et très longtemps.
Le burn-out n’est pas loin.”
J & R : Que faudrait-il faire pour mieux discerner ?
CM : Je pense qu’il faut augmenter la surface de contact entre les élèves et le monde professionnel. Pas seulement à travers des présentations ou des visites d’entreprise mais surtout à travers des rencontres, du mentoring, des discussions gratuites entre élèves et professionnels de tous âges.
C’est en écoutant des personnes en poste parler de leur métier simplement, sans enjeu de recrutement, qu’il est possible de se projeter ou non. Nous sommes nombreux à avoir de grandes ambitions environnementales ou sociales pour le monde de demain ; nous sommes également nombreux à ne pas savoir comment décliner ces aspirations dans le monde professionnel qui nous entoure, sûrement car nous n’en avons pas une vision assez large ou assez pointue. Par ailleurs, augmenter ces échanges permettra également aux entreprises de mieux comprendre les aspirations des jeunes générations et de les prendre en compte dans leurs décisions.
Enfin, je pense qu’il ne faut pas avoir peur de sortir des sentiers battus. Le très réussi colloque organisé en novembre par l’AX et HEC Alumni sur le thème « Engagement sociétal et Carrière : Conciliation ou Utopie ? » donnait plusieurs beaux témoignages de parcours plus atypiques !
JDD : D’abord, dépassionner le débat. Le choix de 4A est engageant, notamment pour un corps ou une carrière de long terme. Mais il n’est pas si crucial dans notre époque où les carrières linéaires n’ont plus cours.
Ensuite, c’est le coach qui parle, cela vaut la peine de miser du temps et de l’énergie pour chercher et trouver sa passion, le service qu’on se sent appelé à rendre. Par exemple comprendre le monde, faire grandir, soigner, entraîner, transformer, etc. Où se sent-on le plus heureux, le plus rempli de vie ? C’est dans cette direction que nous donnerons le meilleur de nous-mêmes, au-delà du métier ou de la structure.
L’un des drames des X est qu’ils sont capables de faire des choses qui les ennuient, très bien et très longtemps, alors même que cela les consume de l’intérieur et les empêche de vivre vraiment. Le burn-out n’est pas loin.
Enfin, les X ont toujours su s’adapter pour prendre en charge les enjeux majeurs de leur époque : guerre, industrialisation, finance, révolution numérique… Ils ressentent aujourd’hui le besoin de remédier aux graves dérives de nos sociétés, et la recherche de sens pousse à rechercher des voies non conventionnelles. Mais in fine c’est dans l’action, dans l’engagement à la tête d’entreprises collectives que les X sont attendus précisément pour faire changer le monde.
Sur le même sujet : Engagement sociétal et carrière : conciliation ou utopie ? La Jaune et la Rouge n°751 Janvier 2020