L’espace : un enjeu économique, humain et géopolitique de demain
Depuis quelques années, l’espace devient un nouveau territoire indispensable aussi bien dans le domaine civil que militaire. Dual par nature, c’est aussi un levier de la souveraineté géopolitique pour les grandes puissances alors que de nombreux acteurs issus du civil tentent également de s’y imposer commercialement. André-Hubert Roussel (85), CEO d’ArianeGroup, rappelle que l’Europe dispose d’une industrie de pointe et d’ingénieurs au meilleur niveau mondial qui lui permettent de renforcer son positionnement et de poursuivre son développement pour garder les clés de l’accès à l’espace. Explications.
L’accès à l’espace est une composante majeure de la souveraineté et de l’indépendance stratégique des États. Ces enjeux essentiels partagés par ArianeGroup se traduisent notamment par la dualité civile et militaire. Qu’en est-il ?
ArianeGroup est né en 2016 de la fusion des activités spatiales et militaires des groupes Safran et Airbus. Aujourd’hui, notre groupe est le maître d’œuvre des deux grands systèmes de souveraineté française et européenne :
- le programme Ariane qui est le lanceur moyen-lourd européen qui a notamment la vocation de garantir l’autonomie de l’accès à l’espace pour l’Europe ;
- les systèmes d’armes missiles de la force de dissuasion française, qui sont lancés à bord des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins français.
Ces dimensions stratégiques sont appréhendées et gérées par ArianeGroup en tant que maître d’œuvre grâce à une organisation totalement intégrée, ainsi que des moyens industriels et des compétences pointues.
Militarisation de l’espace, complexification de la géopolitique mondiale qui se reporte sur l’espace, nouveaux arrivants… sont autant d’enjeux auxquels vous êtes confrontés. Comment appréhendez-vous ces sujets aujourd’hui stratégiques ?
Au cours des dernières décennies, l’espace est devenu un lieu stratégique sur le plan économique, scientifique et géopolitique. S’il a toujours été, les enjeux qu’il pose actuellement sont plus critiques que par le passé. Sur le plan économique, les systèmes de navigation, d’observation et de communication jouent un rôle essentiel. Cette réalité crée aujourd’hui des tensions et des rivalités géopolitiques d’une intensité inédite. Et notre dépendance aux smartphones qui nécessitent en moyenne une cinquantaine de connexions à des satellites au quotidien illustre parfaitement la complexité de la situation.
Au-delà, nous sommes aussi confrontés à la question de la durabilité de l’espace. En effet, depuis plusieurs années, nous assistons au développement de constellations en orbite qui non seulement génère un important trafic, mais entraîne aussi un risque accru de collision. À cela s’ajoute le sujet des satellites en fin de vie ou qui ne sont déjà plus utilisés qui gravitent dans l’espace. À l’époque de leur mise en service, cette problématique n’avait pas forcément été anticipée et avec l’explosion de l’activité spatiale, il est dorénavant essentiel d’aborder cette thématique aussi bien sur le plan civil et commercial, que militaire et défense. Ce sont des sujets qui nous intéressent particulièrement, car nous travaillons et développons des systèmes qui doivent prendre en compte l’ensemble de ces enjeux pour sécuriser nos lancements, déterminer les bonnes trajectoires, réduire le risque de collision… Dans ce cadre, nous capitalisons sur notre système GeoTracker qui permet d’observer l’arc géostationnaire. Nous avons ainsi signé un contrat de service avec le Commandement de l’espace français afin de mettre à leur disposition des informations relatives aux satellites et autres objets qui gravitent dans l’arc géostationnaire. Aujourd’hui, nous cherchons à faire évoluer ce système optique et sa capacité d’observation en capitalisant sur l’intelligence artificielle pour couvrir d’autres orbites terrestres, et notamment l’orbite moyenne et basse où le trafic est le plus dense. Nous avons aussi un contrat avec le Fonds européen de défense autour de l’amélioration des capteurs et senseurs afin d’affiner et de préciser notre connaissance de l’environnement spatial. L’idée est de développer une capacité européenne autonome, qui là aussi sera duale, civile et militaire.
Le programme Ariane est né de la volonté de bâtir une souveraineté européenne et une souveraineté de l’accès à l’espace, il y a déjà plus de 40 ans. Quelles sont les missions et projets phares qui vous mobilisent actuellement ?
En effet ! L’histoire d’ArianeGroup a commencé lorsque les États-Unis ont refusé d’autoriser l’exploitation commerciale du satellite de communication « Symphonie ».
C’est une coopération européenne franco-allemande qui a poussé la création du programme Ariane à l’origine. L’ambition était alors d’avoir une autonomie stratégique pour ne plus dépendre des grandes puissances mondiales sur les sujets relatifs à l’espace. Depuis, le programme Ariane s’est développé avec le dernier en date Ariane 5, qui est la dernière version en service. Actuellement, nous sommes aussi fortement mobilisés sur le projet James-Webb Telescop, le plus grand télescope spatial, dont le lancement est prévu pour le 18 décembre prochain. Ariane 5 va assurer cette mission pour le compte de la Nasa dans le cadre d’une coopération entre les États-Unis et l’Europe.
Notre actualité est bien évidemment surtout marquée par le développement d’Ariane 6 qui est plus polyvalente. Si Ariane 5 a permis de mener à bien de grandes missions scientifiques géostationnaires et d’exploration, Ariane 6 va permettre d’appréhender de manière beaucoup plus large l’ensemble des orbites et notamment les constellations, quelle qu’en soit l’orbite. Elle aura aussi vocation à mener des missions d’explorations et des missions géostationnaires qui restent un volet très important dans le monde de l’espace.
Ariane 6 volera pour la première fois en 2022 et devrait être totalement opérationnelle dès 2024. Elle va remplacer progressivement Ariane 5 pendant les trois prochaines années.
Et nous travaillons déjà sur les systèmes de transport spatial du futur. En effet, nous devons d’ores et déjà penser les systèmes de demain qui permettront de se déplacer d’une orbite à l’autre, de multiplier les échanges entre la Terre et l’espace… À partir de là, nous sommes mobilisés sur de nombreux projets, comme une nouvelle famille de lanceurs réutilisables, mais aussi d’importants développements qui vont contribuer à préparer concrètement l’avènement du transport spatial de demain.
La France fait partie des rares pays qui maîtrisent les systèmes balistiques dans le monde. Plus particulièrement, comment cela se traduit-il dans le cadre du programme M51 ?
La dissuasion permet à la France de siéger en tant que membre permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU aux côtés de la Chine, des États-Unis de la Fédération de Russie et de la Grande-Bretagne. C’est, par ailleurs, une illustration concrète de la volonté de disposer d’une autonomie stratégique, telle qu’elle avait été souhaitée par le général De Gaulle.
Conçu pour être lancé depuis des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins français, le missile M51 en est un élément clé. ArianeGroup en assure la maîtrise d’œuvre industrielle tout au long de son cycle de vie, du développement au démantèlement en passant par la fabrication et le maintien en condition opérationnelle. Ce programme exige une combinaison d’expertises de pointe, car c’est une composante essentielle de la force de dissuasion océanique française.
Aujourd’hui, la crédibilité de cette dissuasion française passe par l’évolution de ce système en anticipant la progression des défenses des autres acteurs. Dans cette continuité, plus de 40 % de nos ingénieurs sont mobilisés par les nouveaux développements et les améliorations requises. Plusieurs essais sont assurés de façon permanente et régulière pour démontrer la capacité de ces systèmes, mais aussi valider les nouveaux développements et leur résilience. À cela s’ajoute la question du démantèlement et de la gestion de l’ensemble du cycle de vie de ces systèmes d’armes et missiles qui, rappelons-le, ont été conçus pour être utilisés en cas de dernier recours.
Les systèmes balistiques représentent un concentré du savoir-faire technologique de pointe de notre groupe que nous développons et maintenons depuis des dizaines d’années. Cela couvre plusieurs domaines extrêmement variés et pointus comme l’électromagnétisme, la mécanique, les mécaniques des fluides, la propulsion solide, le guidage/pilotage/navigation, la cybersécurité…
C’est un monde passionnant qui regroupe des compétences diverses au service de notre souveraineté et qui suscite de plus en plus l’intérêt des jeunes ingénieurs, et plus particulièrement des polytechniciens.
Et pour conclure ?
La course de l’accès à l’espace s’accélère sous l’impulsion et la pression des États-Unis et de la Chine. La France et l’Europe doivent se mobiliser sur tous les plans – académique, industriel, politique, économique – pour garantir sa souveraineté. Il est évident que nous avons besoin d’une ambition spatiale européenne renouvelée. L’idée n’est pas de nous inspirer ou de suivre les traces des grandes puissances, mais de créer notre propre voie !