L’espéranto, une proposition… actuelle !
Les faits
L’espéranto est une langue créée de toutes pièces par le médecin polonais L. Zamenhof en 1887. Contrairement à toutes les autres langues parlées dans le monde, l’espéranto est une langue dotée d’une grammaire très simple, exprimée en 16 règles, sans exception, et d’un vocabulaire de base limité, mais permettant des variations et des nuances très évoluées et quasi infinies, sur le principe du meccano, grâce à un système de préfixes et de suffixes simple à mémoriser et néanmoins très subtil. C’est en fait la seule langue du monde qui soit bâtie et utilisable comme un langage informatique, ce qui lui donne des avantages considérables :
- grande facilité d’apprentissage (en deux heures, vous aurez intégré les principes de base et la grammaire – en quelques heures de plus, vous aurez acquis une connaissance suffisante de la langue pour comprendre une conversation simple ou lire des textes sur tous les sujets : comparez avec l’anglais, l’allemand…),
- relative facilité pour maîtriser totalement la langue dans ses moindres finesses (ce que chacun de nous ne réalise que dans une, voire au mieux deux langues, tant est complexe l’apprentissage des exceptions et du vocabulaire : voyez de combien d’années d’apprentissage un enfant a besoin pour parfaitement maîtriser sa langue maternelle)1,
- grande précision des traductions en – et à partir de – l’espéranto : les traducteurs maîtrisent en effet complètement les deux langues (leur langue maternelle et l’espéranto), et les effets d’altération sont donc quasiment éliminés (cf. textes traduits deux fois ou plus, et profondément méconnaissables, en raison de l’empreinte du style ou de distorsions de sens…)2,
- langue vivante et poétique, en partie en raison du grand nombre de possibilités qu’il y a d’exprimer une même phrase : comme au meccano, la redondance et la flexibilité, combinées avec la simplicité des règles et éléments de base, permettent d’engendrer rapidement une grande créativité.
En résumé, à l’heure où les langues constituent les dernières frontières les plus infranchissables entre les hommes, et où l’Europe s’élargit à 25 pays (avec 20 langues différentes !) l’espéranto a les qualités d’une langue pont idéale… OK, me direz-vous, mais on a déjà l’anglais, n’est-ce pas ?
L’anglais
L’anglais est incontestablement la langue qui s’impose aujourd’hui dans tous les échanges internationaux, et dans toutes les écoles, comme l’indispensable vecteur… L’anglais devient une langue mondiale, et il serait aujourd’hui vain de vouloir changer cet état de fait, qui s’accélère encore par le développement d’Internet et des moyens de (télé) communication… L’anglais est-il pour autant la seule solution à tous les problèmes de langues dans le monde ? Je ne le crois pas, pour plusieurs raisons :
- l’anglais devient une langue mondiale, certes, mais rien ne dit qu’elle devienne rapidement la langue universelle que tout le monde sur terre est appelé à parler à l’exclusion de toute autre. Il semble au contraire que les langues maternelles ont encore de beaux jours (siècles ?) devant elles…3,
- » l’anglais international » qui sert de langue de communication entre étrangers de pays différents est un plus petit dénominateur commun, c’est-à-dire une langue d’une grande pauvreté grammaticale, que les Anglais de souche eux-mêmes considèrent avec un certain dédain, et qui montre ses limites dans les discussions complexes.
Lors de telles discussions, le recours à des interprètes est certes utile, mais lui aussi limité, surtout lorsque le vocabulaire est très spécialisé (ce qui est souvent le cas en univers professionnel). À titre d’exemple, j’ai travaillé à un appel d’offres international, pour lequel notre offre devait être rédigée en tchèque. Notre équipe, constituée de Français, de Tchèques, d’Anglais et d’Allemands a naturellement adopté l’anglais comme langue commune de travail. Certains documents techniques ont donc été traduits du français ou de l’allemand (ou du tchèque !) vers l’anglais, dans lequel ils furent éventuellement travaillés et amendés, puis vers le tchèque… Le texte de l’offre finale a dû être entièrement retraduit en raison des nombreuses pertes de substance et altérations de sens (voire incohérences) que les multiples traductions avaient générées : c’était devenu un mauvais patchwork… Une des raisons en était la faiblesse des textes en anglais international qui servaient de versions de travail intermédiaires : par exemple, la pauvreté du vocabulaire employé rendait mal compte des nuances et engendra de nombreuses erreurs d’interprétations.
Les enjeux
N’étant ni linguiste, ni universitaire, ni fonctionnaire international, ni lié à un quelconque groupe de pression dans ces domaines, je m’exprime ici à titre personnel de citoyen de notre planète bleue, ayant un peu roulé sa bosse…4
Si l’on admet que l’anglais n’est pas appelé à devenir rapidement l’unique langue maternelle de tous les peuples développés du monde, alors la qualité d’échange entre les langues (et donc entre les hommes et les nations) est un enjeu de taille, pouvant avoir des conséquences culturelles, économiques et politiques (guerres…) sur les populations du globe.
Une manière évidente d’y contribuer est l’apprentissage, par une partie croissante de la population, de plusieurs langues étrangères, dont l’anglais – vecteur universel : nos pays européens ont fait entre eux dans les dernières décennies d’importants progrès dans ce sens, et c’est tant mieux5. Mais cette politique restera limitée à une faible partie de la population dans certains pays moins riches ou plus éloignés culturellement (Asie, pays arabes…). Dans de tels pays, comme dans les nôtres, l’apprentissage d’une langue universelle plus facile permettrait une bien meilleure pénétration, et à terme un meilleur niveau d’éducation global.
Un autre axe d’amélioration est le développement de techniques de traduction plus fiables permettant de réduire les » pertes en ligne » constatées dans les échanges internationaux… et les coûts de traduction6 !
En quoi l’espéranto peut-il être utile ?
TABLEAU B COMPARAISON DE QUATRE SYSTÈMES INTERNATIONAUX DE COMMUNICATION INTERNATIONALE |
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1) Système ONU : utiliser un nombre restreint de langages, entre lesquels il y a traduction simultanée et traduction des documents de travail. 2) Système multinational : utiliser un seul langage ethnique (en général l’anglais). 3) Système de l’Europe à 15 : utiliser tous les langages de tous les pays membres (traduction simultanée et traduction des documents de travail). 4) Système espéranto : utiliser l’espéranto comme langue pont (langue de travail orale et écrite). |
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Sur les critères suivants, notés de – (pas de nuisance) à *** (nuisance extrême) | ||||
ONU | Multinat. | EU | Espéranto | |
a) Durée préalable d’étude de la langue (pour les participants) | ** | ** | - | * |
b) Investissement préalable pour l’institution | ** | * | *** | * |
c) Coûts de traduction induits | ** | - | *** | - |
d) Perte/distorsion d’information en ligne | ** | * | *** | * |
e) Perte de temps/d’efficacité | ** | - | *** | - |
f) Handicap linguistique oral (participants) | ** | *** | - | *** |
g) Handicap linguistique lecture (participants) | ** | *** | - | ** |
h)Discrimination/inégalités engendrées | ** | *** | - | - |
i) Influence d’un nombre croissant de langues | ** | - | *** | - |
Tableau inspiré des informations/sources disponibles, n’engageant que l’auteur. |
Langue facile à enseigner, elle permettrait de faire bénéficier un plus grand nombre d’une langue universelle (indépendamment du déploiement de l’anglais). Certains pays l’ont bien compris, qui ont aujourd’hui une politique d’éducation intégrant l’espéranto, comme la Pologne, qui en 2002 a choisi l’espéranto comme une des trois langues prioritaires de Radio Polonia, et l’enseigne dans un certain nombre d’écoles, la Hongrie (on peut y faire un doctorat en espéranto !), ou la Chine, qui a des émissions de radio tous les jours en espéranto, et des programmes éducatifs locaux. Radio-Vatican émet trois fois par semaine en espéranto, et d’autres États amorcent des démarches dans ce sens, parfois non dénuées d’arrière-pensées (échapper à la toute-puissance anglo-saxonne, défendre des langues minoritaires menacées, etc.).
De nombreuses personnes et lobbys sont donc actifs dans ce domaine, et tentent de promouvoir leurs idées : vous avez peut-être ainsi lu le manifeste L’égalité des langues – une nécessité pour l’Europe, publié dans les journaux français et européens en 20037, ou plus récemment Parlez-vous européen ? en 20048, publié par l’Association d’espéranto de l’Union européenne, il y développe l’idée que l’égalité des citoyens, quelle que soit leur langue maternelle, est politiquement indispensable dans une Europe élargie comme dans la communauté mondiale, et qu’une langue neutre comme l’espéranto peut contribuer à assurer cette égalité. D’autant que l’espéranto serait un excellent accélérateur du plurilinguisme en Europe : loin de menacer les langues maternelles, il peut constituer à la fois un complément universel et une ouverture facile vers les autres langues.
Limites et écueils
Le principal défaut de l’espéranto est son alphabet initial, trop complexe pour certains claviers d’ordinateurs et emails (lettres cˆ, gˆ, hˆ, jˆ, sˆ, u˘). Ces lettres peuvent heureusement aussi s’écrire » ch « , » gh « , etc., ou peuvent être téléchargées sur les sites espérantistes, ce qui devrait à terme normaliser la situation.
Un autre écueil pour les non-Européens pourrait être l’origine du vocabulaire de base, quasi exclusivement européen9… mais en fait, cette caractéristique en fait une langue facilement assimilable par tous les Européens, et les non-Européens apprécient la simplicité de la grammaire et les constructions lexicales proches du chinois.
Enfin, l’argument souvent avancé selon lequel l’espéranto serait une langue artificielle dépourvue de poésie et de nuances fait sourire quiconque a un peu étudié la langue : au contraire, l’espéranto inspire de nombreux ouvrages de poésie, soit des traductions de poètes du monde entier, soit des créations directes.
Trois propositions concrètes
Nous l’avons vu, l’espéranto n’est pas une langue morte ! Parlée aujourd’hui par plusieurs millions de personnes à travers le monde (et pas seulement des polyglottes utopistes !), soutenue par plusieurs États, en développement constant ces dernières années, elle peut intéresser deux cibles :
- les pouvoirs publics et institutions internationales, car c’est un outil fiable et économique de traduction d’une langue nationale à une autre,
- chacun de nous, car c’est une langue très facile à maîtriser par tous pour communiquer avec un nombre croissant d’étrangers du monde entier.
Pour ma part, j’aimerais reprendre ici trois propositions très concrètes, qui me paraissent intéressantes, réalisables, peu coûteuses, et susceptibles d’être mises en œuvre rapidement en France sans difficulté particulière.
Proposition 1
Autoriser l’espéranto comme langue optionnelle au baccalauréat. Cette mesure développerait l’intérêt pour cette langue, et lui apporterait la reconnaissance dont elle manque encore dans notre pays pour être prise au sérieux par le grand public10.
Proposition 2
Faire des essais de traductions multinationales en utilisant l’espéranto, par exemple dans les institutions européennes… Une fois la crédibilité de la méthode démontrée, nul doute que ses multiples intérêts (notamment la réduction des coûts) en favoriseront le développement.
Proposition 3
Cher camarade, ami lecteur, prends deux heures de ton précieux temps et tente l’expérience. Va par exemple sur le site www.lernu.net11. Tu pourras ainsi te faire par toi-même une opinion, et décider si, toi aussi, tu te mets à considérer l’espéranto comme une proposition… actuelle !
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1. Un dictionnaire espéranto n’a besoin que de 16 000 entrées pour couvrir la quasi-intégralité du vocabulaire encyclopédique d’une langue comme le français… Et permet même d’exprimer de nombreux mots/concepts n’existant pas de façon simple dans notre langue (cf. tableau A).
2. À l’heure où l’Europe passe à 25, et où les besoins et les problèmes de traduction se multiplient, il est intéressant de comparer les différents systèmes de communication internationale disponibles (cf. tableau B).
3. De 1950 à 2000, la proportion mondiale d’anglophones de naissance a même sensiblement diminué, passant de 11 % à 6 %, en raison de la croissance démographique des régions non-anglophones.
4. Employé par un grand groupe international, j’ai vécu avec ma famille et travaillé trois ans en Angleterre (en anglais), puis à Prague (avec interprète) et depuis trois ans en Allemagne (en allemand).
5. Malgré ces efforts, moins de 1 % de la population française est bilingue français-anglais…
6. Les traductions et interprétations représentaient un tiers du budget administratif de l’Union européenne à 15… Et combien plus dans l’Europe à 25 ?
7. Notamment : La Repubblica, 15 mars 2003 ; Le Monde, 14 juin 2003 ; die Zeit, 4 décembre 2003.
8. Le Monde, 26 septembre 2004.
9. Selon un recensement de 1989, les mots espéranto viennent : 40 % du vocabulaire international tiré du latin et du grec (ex. : telefono), 20 % de deux langues (dont les deux tiers du français et de l’anglais, ex. : blua = bleu), 13 % du français (ex. : diri = dire), 12 % du latin (ex. post), 12 % de l’allemand (ex. : nur = seulement), de l’anglais, du russe ou d’autres langues… et seulement 0,8 % ont été inventés par Zamenhof lui-même ! (ex. : kio = quoi). Au total, on estime que près de 80 % des mots espéranto sont aisément compréhensibles par un francophone sans formation particulière.
10. Cette proposition n’est pas très originale : elle est une promesse du candidat Chirac lors de la campagne présidentielle de 2002 ! (cf. Le Monde, 14 juin 2003, p. 5).
11. Ou www.esperanto-france.org, ou www.esperanto.net. Pour ceux qui veulent creuser le sujet, voir aussi l’excellent livre de Claude Piron, Le défi des langues : du gâchis au bon sens, L’Harmattan, 1994.