L’essor mondial de la grande vitesse et les atouts de l’industrie française
REPÈRES
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Les conditions de succès de la grande vitesse ferroviaire n’ont pas changé depuis trente ans : distance optimale de 300 à 1 000 km ; population forte, agglomérations importantes ; pouvoir d’achat et niveau de vie adaptés aux coûts d’accession à un tel système ; niveau technologique du pays permettant d’assurer la maîtrise du système ; centres urbains bien identifiés où la pénétration ferroviaire est un avantage fort par rapport à des aéroports excentrés ; volonté politique forte et durable sur au moins une décennie.
Depuis les années 1980, où seuls le Japon et la France pratiquaient la grande vitesse, le paysage a bien évolué. Sur l’ensemble des corridors en exploitation, on peut considérer que le système a rencontré un grand succès, même s’il ne faut pas masquer le fait que, sur certaines lignes, la réalité du trafic n’est pas à la hauteur des espérances.
France et Japon
Le Tokaïdo fut ouvert en 1964 à 210 km/h et le TGV Paris-Lyon en 1981 à 260 km/h. Aujourd’hui, on dénombre dans le monde 17 000 km environ de lignes parcourues à 250 km/h ou plus, avec 2 000 rames en exploitation. Les vitesses commerciales de gare à gare sont supérieures à 250 km/h : 313 km/h de Wuhan à Guangzhou Nord sur 922 km (avant l’été 2011) ; 256 km/h d’Hiroshima à Kokura ; 253 km/h de Paris à Aix-en-Provence sur 730 km.
Plus de 7 milliards de voyageurs ont été transportés au Japon et 1,8 milliard en France. On compte 360000 passagers par jour entre Tokyo et Osaka sur la célèbre ligne du Tokaïdo, et environ 100 00 sur Paris-Lyon.
Le succès du TGV Paris-Lyon a pu amener dans les années 1990 à faire ensuite des prévisions de trafic très optimistes. On constate par exemple, dans le cas de Taïwan, un trafic notablement inférieur aux prévisions : 80 000 voyageurs par jour au lieu du double espéré. Cela ne permet pas de faire face aux remboursements de l’investissement de construction. Sur Paris-Londres la réalité n’est pas à la hauteur de la prévision, qui avait sous-estimé en particulier la réponse des ferries comme celle des low-cost.
Un transport de masse
Mais la grande vitesse a prouvé qu’elle était un transport de masse avec, en France, un total de plus de 100 millions de voyageurs en 2010 (dont 31 sur l’axe Sud-Est et 27 sur l’axe Atlantique), au Japon, 120 millions sur le seul Tokaïdo, et plus de 40 millions en Corée du Sud sur Séoul-Pusan.
En Chine, le coût de construction des lignes est de 15% de celui des LGV françaises
En général, les temps de trajet de gare à gare étant inférieurs à quatre heures sur la plupart des corridors, les reports de trafic de la route et du mode aérien sont significatifs. En France, environ 25 % d’augmentation par rapport au trafic de référence vient du mode routier. Quand le temps de trajet de gare à gare est inférieur à trois heures trente, le train dépasse 50% du marché « fer et aérien ». En dessous de deux heures, il y a domination quasi totale. Avec l’allongement des formalités dans les aéroports et les difficultés grandissantes d’accès, le choix s’est déplacé en faveur du rail depuis les années 1980.
Gagner des minutes
Se connecter aux extrémités
Les investissements énormes nécessités par le système ferroviaire à grande vitesse, qui permettent des gains de temps conséquents, doivent impérativement s’accompagner aux extrémités d’une optimisation des « intermodalités » avec les transports amont et aval : connexions avec des lignes ferroviaires régionales améliorées et performantes, avec les réseaux urbains de métro, tramway ou bus, avec les taxis ou les moyens de mobilité partagés.
On comprend donc les débats sur les vitesses commerciales maximales, quand, pour certains corridors à l’étranger où les distances sont longues (920 km pour Sydney-Melbourne), rouler à 350 km/h sera nécessaire pour offrir un temps de trajet suffisamment attractif. Les minutes gagnées peuvent peser lourd en termes de gain de trafic et de recettes. Elles sont à mettre, bien entendu, en face des surcoûts d’exploitation et d’entretien liés à une telle vitesse.
Moins d’énergie, moins de CO2
La grande vitesse ferroviaire possède des atouts très forts dans le domaine du développement durable. Un train à grande vitesse consomme, par passager-kilomètre, cinq fois moins d’énergie qu’un avion. Son émission de CO2 se situe entre 15 % et 25 % de celle du transport routier, et entre 5 % et 20 % de celle du transport aérien. Il faut, bien sûr, prendre en compte l’origine de l’électricité consommée.
La ligne Valence- Marseille a économisé, en huit ans, 400 000 tonnes de CO2 par an
Le bilan est très favorable en France, il peut l’être beaucoup moins dans certains pays où l’électricité provient de centrales à charbon. De plus, il faut compenser l’émission de carbone pendant la construction par les économies venant des seuls transferts de la route et de l’avion, sur un délai raisonnable, en prenant en compte l’effet négatif du trafic induit (voyageurs qui, sans l’existence du TGV, auraient réglé leurs besoins de communication par téléphone ou Internet). Pour la ligne Valence- Marseille, ouverte en 2001, l’émission initiale a été compensée au bout de huit ans, avec 400 000 tonnes de CO2 économisées par an.
Cette approche, nouvelle, peut montrer que certaines lignes, envisagées plutôt « politiquement » en France, ne sont pas souhaitables selon ce critère.
Un développement mondial
Le développement à l’échelle mondiale se poursuit à un rythme soutenu, avec un peu plus de 17 000 km en exploitation et 9 000 en construction. En dehors de l’Europe et de la Chine, peu de projets émergeront dans les années à venir, essentiellement en raison des coûts élevés de ces projets, ainsi que du besoin de participations publiques et de fortes volontés politiques sur du long terme. Les montages financiers sont variés, depuis les financements entièrement publics jusqu’aux approches mixtes mêlant des contributions privées (PPP, partenariats public-privé) avec des durées de concession ou de délégation variant de dix à cinquante ou soixante ans, selon les cas.
Un réseau européen
L’Espagne a maintenant le réseau européen le plus long, de l’ordre de 2 400 km, avec une variété impressionnante de rames, dont certaines roulent à 330 km/h entre Madrid et Barcelone. La poursuite de son plan très ambitieux se ralentit néanmoins.
Des chantiers en attente
Les volontés politiques sont plus difficiles à obtenir dans des États fédéraux où un consensus entre fédéral et local est rarement atteint pendant une durée suffisamment longue. Cela explique en grande partie que les États- Unis, le Canada et l’Australie n’aient toujours pas mis en chantier des projets étudiés depuis les années 1980.
La Belgique a terminé son programme avec la liaison vers le Nord, complétée côté hollandais jusqu’à Amsterdam.
L’Italie a réalisé l’essentiel de son réseau avec la dorsale Turin-Naples de 1000 km. L’Allemagne intègre des sections de lignes à grande vitesse dans son réseau maillé.
Le Portugal avait démarré sa liaison avec l’Espagne, mais ce projet est actuellement au point mort.
La Pologne commence à étudier un projet entre Varsovie et Poznan-Wroclaw.
La Grande-Bretagne a pris goût à la grande vitesse et va sans doute envisager de réaliser progressivement une ligne High Speed 2 de Londres vers le Nord et l’Écosse à la fin de la prochaine décennie.
La France jouera un rôle prépondérant sur la toile d’araignée européenne
Le réseau européen comprendra, en 2020, plus de 10 000 km. La France, avec ses connexions sur six pays voisins, aura un rôle prépondérant au centre de cette toile d’araignée, ce qui devrait permettre à la SNCF d’être l’opérateur européen dominant sur ce marché de la grande vitesse, et à RFF de jouer un rôle de premier plan comme gestionnaire de réseau à grande vitesse.
La Turquie a commencé l’exploitation d’une ligne nouvelle à 250 km/h sur Ankara-Istanbul, au moins actuellement jusqu’à Eskisehir. Elle continue son programme sur Ankara-Konya, puis l’étendra sur Izmir et sur Sivas.
Doubler le Tokaïdo
Trois lignes en construction en France
La France vient de mettre en service, en septembre 2011, la liaison Rhin-Rhône Est. Elle est proche de 2000 km de ligne. Trois lignes sont en construction actuellement : la phase 2 de la LGV est-européenne jusqu’à Strasbourg et deux autres lignes en PPP (Tours-Bordeaux, Rennes-Le Mans), avec un total d’environ 700 km pour ces trois lignes.
Le Japon n’a plus que quelques sections à réaliser pour compléter sa dorsale de 2 000 km. Il doit chercher comment doubler sa ligne historique et saturée du Tokaïdo entre Tokyo et Osaka (515 km).
La Corée du Sud a terminé la construction de son axe principal, entre Daegu et Pusan, et va lancer le développement de la nouvelle ligne vers Mokpo.
Taïwan exploite sa ligne Taïpeh-Kaohsiung.
En Inde, les projets sont nombreux, mais à un stade d’étude actuellement peu avancé, la priorité étant le fret et les dessertes de banlieue des mégapoles.
En Chine, diminuer les tarifs… et la vitesse
Le programme le plus important se situe en Chine. 7300 km sont déjà en exploitation, dont 2 800 km prévus pour des vitesses de 300 à 350 km/h, après la mise en service, à l’été 2011, de la totalité de Beijing-Shanghai.
Le poids de la Chine
La Chine compte 950 trains, soit en exploitation, soit en construction ou commandés, qui devraient être tous réellement en service fin 2012, fondés pour les vitesses supérieures à 300 km/h, sur trois technologies : Velaro Siemens, E2 japonais et le Zefiro Bombardier non encore opérationnel.
Près de 5 000 km sont en construction. Sur Wuhan- Guangzhou Nord, la vitesse commerciale de gare à gare atteignait, en décembre 2010, un record de 313 km/h sur 922 km, cela jusqu’à un terrible accident, survenu à l’été 2011, en raison d’un problème de signalisation, qui a mis à jour un manque de fiabilité et de rigueur dans la qualité des réalisations : conséquence, la vitesse de pointe est réduite à 300 km/h au lieu de 330–350, et même à 200 km/h au lieu de 250 sur certains axes (les trains roulent actuellement à 305–315 km/h sur Beijing- Shanghai, au lieu des 380 prévus). Le ministère des Chemins de fer espère ainsi réduire les coûts exorbitants du système en exploitation, moins fatiguer le matériel et les voies, et réduire les tarifs, très contestés par la majorité de la population.
Une compétition acharnée
Vitesse à la française et système pendulaire
Le système pendulaire est parfois opposé au TGV à la française. Il permet de rouler plus vite dans les courbes, mais a globalement peu percé. Il présente des avantages comme la réduction du temps de trajet et surtout en termes de confort, en réduisant fortement l’accélération transversale dans les courbes. En revanche, il se traduit par une augmentation des coûts d’entretien globaux, pour le matériel roulant comme pour la voie, ainsi que par une diminution de capacité de la ligne, en raison des différences de vitesse entre trains.
En dehors de la Chine et de l’Europe, on voit peu de grands projets à venir dans la décennie. Le Maroc réalise une liaison sur l’axe Tanger- Rabat, en cours de travaux, avec comme fournisseur Alstom pour des TGV Duplex, et un financement français décisif.
Le projet des Lieux saints, en Arabie Saoudite, était le grand projet concurrentiel de l’année, avec une compétition serrée entre technologies française et espagnole, après élimination des Chinois qui semblaient au départ favoris : malheureusement, le groupe espagnol, avec une offre de train Talgo, vient d’être officiellement désigné comme vainqueur.
Au Brésil, un projet toujours envisagé, mais très coûteux et difficile, est le corridor Rio- Sao Paulo.
En Russie, Moscou-Saint-Pétersbourg démarre à 220 km/h sur ligne existante (la liaison avec Helsinki étant aussi ouverte à cette vitesse), et la réalisation d’une ligne nouvelle est envisagée peut-être à la fin de la décennie.
Aux États-Unis, espoir des acteurs français depuis trente ans, l’arrivée de l’administration Obama a fait croire de nouveau à des possibilités, mais en définitive elle n’a fait que stimuler une incremental approach (amélioration progressive de lignes existantes), visant des dessertes à 180 km/h. Elle ne va certainement pas se traduire par des réalisations de systèmes proches du modèle européen, avec l’arrêt pour la troisième fois du projet en Floride, et les difficultés du projet très coûteux en Californie.
On pourrait voir resurgir à l’avenir des projets qui avaient été lancés à la fin des années 1980 au Canada (Québec-Montréal-Ottawa-Toronto- Windsor) et en Australie (Sydney-Canberra- Melbourne).
Ballast ou dalle
Construisant principalement en viaduc et tunnel, les Japonais ont surtout posé des voies sans ballast (dites aussi « sur dalle »). La France s’en est tenue à la voie ballastée, que la SNCF a poussée à la perfection. On peut se demander si les vitesses supérieures à 330 km/h seront compatibles avec ce type de voie, et si la voie sur dalle ou sans ballast, posée maintenant quasi systématiquement en Allemagne et en Chine, ne sera pas préférable à long terme, car la voie ballastée nécessiterait un entretien très coûteux. Mais le choix d’une voie sans ballast exige un surinvestissement immédiat, qui n’est porteur d’économies d’entretien qu’à long terme. La difficulté vient du fait que les réponses sur la fiabilité et la pertinence économique comparées ne seront connues qu’à moyen terme, et que des choix sont à faire dès à présent sur certains projets.
De son côté, le cœur à pointe mobile pour les appareils de voie (aiguillages), développé en France depuis les années 1980 et fleuron de notre exportation industrielle ferroviaire, est unanimement jugé indispensable dès que l’on dépasse les 220 km/h.
Des trains nouveaux et variés
Face aux projets mondiaux, les constructeurs européens et japonais ne sont plus seuls en compétition. De nouveaux venus apparaissent, parfois à partir de transferts initiaux de technologie. Les appels d’offres à venir, en dehors de l’Europe et de la Chine, seront très ouverts et férocement disputés.
CHR‑3 Siemens (Chine). ©Siemens
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Alstom domine jusqu’à présent le marché et dispose de la palette la plus large et la plus variée : versions successives des TGV à un seul niveau (y compris le KTX coréen et l’AVE S‑100 en Espagne); trains internationaux Eurostar et Thalys ; Duplex et AGV (dont le premier contrat a été signé avec NTV, entreprise italienne privée). Alstom a également dans sa manche les Pendolino « pendulaires » (certains roulant à 280 km/h), en Espagne les S‑104 et S‑120 construits en commun avec CAF, et en Chine une automotrice électrique dérivée du Pendolino.
Chez Siemens, le Velaro, version plus récente de l’ICE 3 allemand, est décliné en version espagnole (S‑103), russe (Sapsan) et chinoise (CRH‑3).
Bombardier, qui a participé en France à la construction de voitures TGV et en Espagne avec Talgo au développement de l’AVE S‑102, dit « Pato », dont il fournit la locomotive, développe maintenant son nouveau train Zefiro que l’on verra apparaître bientôt en Chine.
Le Japon, qui a mis en service en 2011 sur JR East le E5, nouveau train capable de rouler à 320 km/h, cherche à exporter un train fondé sur le N 700 qui est en exploitation sur JR West (déjà adapté à Taïwan).
En Espagne, Talgo prépare un futur train, Avril, pouvant rouler à 350 km/h.
Les constructeurs européens et japonais ne sont plus seuls en compétition
CAF, associé en Espagne à Alstom dans les S‑104 et S‑120, fournit en Turquie les rames roulant à 250 km/h et prépare son propre train capable de rouler à 350 km/h, Oaris.
En Corée, Rotem a développé, suite à son expérience et au transfert de technologie fait par Alstom sur le KTX, le Hanvit 350, prévu pour une vitesse de 350 km/h, qu’il a l’intention de promouvoir.
La Chine, enfin, a bénéficié de transferts de technologie pour trois familles de trains pouvant rouler à 300 km/h et plus : le CRH‑3 fondé sur le Velaro Siemens, le CRH‑2 basé sur le E2 Kawasaki japonais et le Zefiro type 380 de Bombardier avec un objectif de vitesse de plus de 350 km/h.
China Southern a produit un train purement chinois, le CHR-380 A, qui aurait roulé à 486 km/h en décembre 2010 (sans présence d’observateurs étrangers).
Coordonner l’approche commerciale
La grande vitesse ferroviaire est entrée dans une phase de maturité sur plusieurs continents. La réalisation des projets se heurte aux capacités de financement des États concernés, un apport public étant dans tous les cas nécessaire.
Orchestrer un « lobbying » efficace et s’appuyer sur un financement attractif
Pour l’industrie française et européenne, le moment est crucial avec une concurrence devenant très dure et élargie, car les industries asiatiques vont se présenter de plus en plus avec vigueur sur les projets non européens.
Une approche bien coordonnée entre tous les acteurs intéressés du système français, depuis le gestionnaire du réseau, l’exploitant et l’ingénierie de référence, jusqu’aux industriels concernés, orchestrant un lobbying efficace et s’appuyant sur des financements attractifs, sans oublier les indispensables facteurs diplomatiques, comme cela avait été bien réussi en Corée du Sud dans les années 1990, sera peut-être une des clefs du succès.