L’État peut-il planifier l’innovation ?
La loi de programmation militaire (LPM) et le plan France 2030 posent tous deux la question de la capacité de l’État à planifier l’innovation. Encore faut-il savoir de quoi l’on parle, et avoir de sains principes pour traiter l’innovation dite « ouverte », celle qui est la plus difficilement maîtrisable, mais aussi la plus prometteuse. Quelques réflexions de praticien…
Pour rappel, France 2030 est un plan massif d’investissement dans l’innovation (54 Md€) annoncé par le Président de la République fin 2021 ; il vise dix objectifs clairement énoncés, parmi lesquels les réacteurs nucléaires innovants, la décarbonation de l’industrie, le spatial ou les fonds marins, et est piloté par le secrétariat général pour l’investissement (SGPI). L’approche est inédite comparée aux programmes d’investissement d’avenir (PIA) : la définition d’objectifs permet une mise en œuvre holistique et cohérente allant de l’amont (recherche fondamentale) à l’aval (déploiement). La LPM, quant à elle, prévoit de consacrer 10 Md€ à l’innovation sur la période. Pour répondre à la question initiale, il faut déjà préciser de quelle innovation il s’agit.
De quelle innovation parle-t-on ?
Ou plutôt, de quelles innovations parle-t-on ? Il faut en effet distinguer, comme le fait l’Agence de l’innovation de défense (AID) du ministère des Armées, l’innovation planifiée et l’innovation ouverte. La première dérive des feuilles de route programmées (« capacitaires » dans la terminologie du ministère des Armées), déclinées en feuilles de route technologiques. Le ministère des Armées est de ce point de vue comparable à toute grande organisation qui planifie sa recherche et développement selon ses besoins prévisibles. L’innovation ouverte, quant à elle, consiste à détecter et suivre des acteurs extérieurs à l’écosystème considéré, défense pour l’AID. Ce sont notamment des acteurs émergents (start-up) qui ne s’adressent pas nécessairement à la défense initialement ; le ministère des Armées diversifiera les plus prometteurs sur des cas d’usage défense, en finançant des projets par subvention ou marché public.
Le problème de l’innovation ouverte
Le plan France 2030, quant à lui, est majoritairement un plan d’innovation ouverte, de prise de risque et moins un plan de R&D sur la durée (qui relèverait des budgets ministériels ou des organisations privées). L’innovation planifiée est par essence programmée et, dans le cadre militaire, dérivera naturellement des orientations de la LPM. Quid de l’innovation ouverte, gisement complémentaire d’innovations porteuses de rupture potentielle par détournement ou assemblage d’innovations civiles ? Sa planification est moins directe, son intégration délicate ; avant d’exposer comment lier ouvert et planifié, revenons sur son utilité et la nécessité d’orienter cette innovation ouverte. Une démarche d’innovation ouverte de diversification peut aider une organisation dans sa recherche de rupture en lui permettant de dépasser deux obstacles majeurs : le fossé exponentiel creusé par l’accélération et la multiplication technologiques d’une part, la difficulté de créer de nouveaux concepts d’autre part (phénomène de fixation).
Qu’est-ce que le fossé exponentiel ?
L’excellent ouvrage d’Azeem Azhar, Exponential (septembre 2021), se résume ainsi : le rythme du développement technologique s’accélère (de façon exponentielle), le nombre des General Purpose Technologies (GPT, ou technologies polyvalentes) explose lui aussi (seulement deux, l’automobile et l’électricité au début du XXe siècle ; depuis lors, l’auteur dénombre sans être exhaustif le téléphone puis le smartphone, l’informatique, l’intelligence artificielle, l’énergie renouvelable, les biotechnologies, la blockchain, la fabrication additive).
Quel est le problème ? L’esprit humain s’adapte mal à une évolution exponentielle, car il est linéaire. De la même façon, les institutions, les organisations, ont du mal à suivre du fait de leur inertie cette accélération, liée à l’agrégation de technologies ou briques issues de secteurs différents, accélération propre à chaque GPT. Cette accélération constitue une menace potentiellement mortelle pour les grandes organisations. Ces dernières ont pourtant bien une solution pour tenter de survivre : pour ne pas boire le bouillon, il faut que l’organisation elle-même surfe sur la vague exponentielle.
Le cas de l’IA
Prenons l’exemple de l’intelligence artificielle. Certaines performances ne sont pas accessibles aujourd’hui (limitations logicielles et matérielles) ou ne sont pas satisfaisantes. Plusieurs postures sont possibles si cela coûte trop cher aujourd’hui : abandonnons car c’est impossible à atteindre ou regardons dans x années, lorsque les technologies seront prêtes ; élaborons le concept et le cas d’usage dès maintenant, en pariant sur l’accessibilité de la technologie dans le futur plus ou moins proche, mais qui arrivera probablement plus tôt que pressenti.
La première approche est dangereuse : il est difficile pour l’être humain de prédire l’évolution exponentielle (tendance à surestimer ou sous-estimer). Dans le cas de l’intelligence artificielle, les élites dirigeantes d’une grande organisation auront une intuition voire des souvenirs que telle famille d’algorithmes évolue disons tous les deux ans. Malheureusement, maintenant c’est tous les six mois. Continuer à faire un coup de sonde tous les deux ans sera dans ce cas insuffisant. Pour avoir une chance de survivre à l’ère exponentielle, il faut adapter sa propre organisation et ses processus internes afin de contrer la tendance naturelle à la linéarité. Pour cela, l’innovation ouverte de diversification peut constituer un avantage, soit pour créer la rupture (vision opportuniste du fossé exponentiel), soit pour s’en prémunir.
Détection et captation
En effet, si cette innovation ouverte ne consiste pas uniquement à exécuter des « POC » (proof of concept) en stock, mais plutôt à détecter et capter en flux, un premier apport sera d’avoir un rappel régulier, et de première main, de l’accélération technologique. Concrètement, cela se traduit par exemple par la rencontre régulière des fondateurs de start-up pour mieux comprendre leurs feuilles de route et leur environnement concurrentiel, ainsi que des études de marché ciblées. Cela fait partie de la fonction connaissance et anticipation (veille) de l’approche de l’innovation ouverte, le cercle bleu ci-dessus (cf. La Jaune & la Rouge n° 769 de novembre 2021).
Mais le cycle d’action, celui de conduite de projet d’innovation (maquette, démonstrateur), représenté en rouge ci-avant, peut également aider l’organisation à ne pas subir la vague exponentielle.
Concepts et connaissances
En effet, les portefeuilles d’innovation ouverte de l’AID aboutissent à des feuilles de route exploratoires, en matière de concepts. Si les thématiques « de chasse » ont été indiquées par leurs clients internes (états-majors, DGA), les cas d’usage ne sont pas nécessairement définis, plus proches de demandes que de besoins clairement exprimés.
Concrètement, pour une thématique telle que « gestion de flottes de véhicules autonomes », l’organisation planificatrice, celle qui conçoit les feuilles de route capacitaires, sera en difficulté pour explorer les nouveaux concepts sans a priori : cherche-t-on une capacité d’engagement (offensif) ou de protection (défensif), ou les deux ? On voit ici l’intérêt d’étendre la base de connaissances sur un portefeuille d’innovation, en faisant réagir par l’exécution et la diffusion de maquettes et démonstrateurs ; c’est bien ce qui est recherché par l’intrication de la logique de veille et de conduite de projet représentée par le double cercle bleu et rouge ci-avant. Quel rapport avec le danger exponentiel ?
Innovation ouverte et défixation
En donnant à voir à ses clients (internes ou externes) ce qu’elle a détecté (veille) ou ce qu’elle a exécuté (projets), une cellule d’innovation ouverte pourra produire une défixation, au sens cognitif, de son organisation – autrement dit une rupture avec les concepts ou croyances établies. Cela peut prendre plusieurs formes : diffusion de production de veille, couvrant à la fois les thématiques prioritaires cadrant « la chasse » et aussi, par sérendipité, « des curiosités » ; production de maquettes et démonstrateurs destinés avant tout à faire réagir les clients et, ce faisant, à les défixer. Côté France 2030, la même approche est déployée progressivement depuis 2023 sur certaines thématiques testées (quantique, réacteurs nucléaires innovants par exemple).
Lier l’innovation ouverte et l’innovation planifiée
Il y a donc deux étapes pour planifier l’innovation ouverte. Pour être opérante, l’innovation ouverte doit d’abord être orientée sur des irritants, ou « des obstacles sur lesquels bute l’organisation malgré ses efforts ». Ce sont les objectifs de France 2030, ou les « thématiques d’innovation ouverte » de l’AID. La seconde étape est d’éviter l’écueil de découpler l’innovation planifiée, sérieuse, et l’innovation ouverte, source de démonstrateurs sans suite.
Les processus d’une grande organisation (budget, produits, RH, etc.) sont en effet conçus pour une innovation planifiée, et seule cette dernière est en mesure de tenir des efforts sur la durée. Les maquettes et démonstrateurs sont avant tout des objets « jetables » destinés à faire réagir les planificateurs, au même titre que les livrables de veille (bulletins d’innovation, études de marché, notes de tendances). Dans le cadre du ministère des Armées, cela signifie que les productions de la cellule détection et captation du pôle innovation ouverte doivent irriguer en permanence le capacitaire chargé de la planification de la R&D, selon le schéma suivant :
Cela permet au capacitaire de s’acculturer et d’orienter les capteurs de l’AID en matière de veille et de production de démonstrateurs, et de se poser la question dès cette étape de la planification d’un programme de technologie de défense trois-quatre années à l’avance. Sans cette anticipation, une approche en série (prototypage et montée en TRL sans influencer le planificateur) est condamnée à l’échec : au moment de transférer l’innovation vers le planifié, le budget de l’année n+1 aura déjà été programmé… trois ans auparavant.
Le cas du calcul quantique
Cette démarche a permis au pôle innovation ouverte de l’AID d’aider le capacitaire à changer sa stratégie sur le calcul quantique, initialement exclu du champ de l’intérêt défense. Cette défixation a amené la DGA à proposer à la stratégie nationale quantique (France 2030) d’opérer le levier de la commande publique : il s’agit du partenariat d’innovation Proqcima, annoncé en mars 2024 et visant à équiper la France d’un ordinateur quantique universel. L’innovation, initialement ouverte, a été intégrée de facto dans l’innovation planifiée. Se pose une dernière question : la prise de risque, notamment celle associée à l’innovation ouverte, dans un cadre planifié, vaut-elle le coup ?
Financer l’innovation : une prise de risque indispensable
Dans Doing Capitalism in the Innovation Economy (2018), William Janeway constate que l’innovation consiste en une série d’échecs successifs qui, statistiquement, seraient insurmontables en suivant une pure logique de marché. Il note par ailleurs que l’innovation radicale, par essai-erreur, est rarement générée par les entreprises industrielles dominantes. Selon lui, deux phénomènes permettent de fournir un financement suffisant (en quantité ou maintenu dans la durée) permettant de dépasser ce mur infranchissable.
D’une part l’intervention de l’État dont la logique n’est pas un retour sur investissement court ou moyen terme, mais celle d’une mission d’intérêt supérieur ou général (mission-driven versus ROI-driven). On pensera ici à la décision stratégique du général de Gaulle de se doter de l’arme nucléaire ou au développement de la Silicon Valley sous l’impulsion du DoD. Les objets du plan France 2030 relèvent également de cette approche mission-driven. D’autre part l’emballement irrationnel des marchés financiers qui conduit à une bulle spéculative. Cette bulle permet de financer des entreprises franchissant des jalons technologiques ouvrant de nouvelles possibilités. Cette bulle finira par éclater comme toute bulle, mais elle aura permis de surmonter ce mur du son indépassable autrement.
Les vertus du risque de « gaspillage économique »…
Ce rôle particulier échu à l’État financeur appelle à ne pas évaluer son action d’investisseur de long terme avec les critères de retour financier à court ou moyen terme. L’optimisation, l’efficiency est l’ennemi de l’innovation. Or, dans toutes les révolutions industrielles passées, le gain de productivité (qui aurait pu motiver la recherche et l’investissement privé) n’a jamais été immédiat. L’apport de l’électricité n’a pas été évident lorsque sa production a été rendue possible, mais seulement lorsque le réseau électrique a été abondamment disponible, dispensant les usines de générer leur propre électricité et permettant une standardisation accrue des machines.
“L’optimisation est l’ennemi de l’innovation.”
Le « gaspillage économique » (economic waste), qui est un risque à prendre, se justifie dans deux cas qui correspondent aux deux mouvements déjà décrits plus haut : lors des processus incertains de découverte scientifique (en amont) et lors de l’exploitation spéculative des inventions en découlant pour des applications commerciales (en aval). L’inefficacité n’est naturellement pas une vertu en soi, mais on voit le danger d’évaluer les actions d’investisseur stratège de l’État avec les mêmes et seuls critères que ceux d’investisseurs court-termistes (« utile et productif »).
Encore un effort !
Pour programmer l’innovation au-delà de celle planifiée, il existe donc des principes simples afin d’orienter l’innovation ouverte d’une grande organisation sur ses pain points et d’influencer suffisamment tôt les cercles planificateurs pour favoriser une intégration et un passage à l’échelle. Dans le cas du ministère des Armées, la nouvelle direction de l’anticipation stratégique de la DGA pourrait faire le lien entre le capacitaire et le pôle innovation ouverte de l’AID, notamment en l’orientant activement. Quant au plan France 2030, l’énonciation d’objets clairs constitue indéniablement le fondement d’un pivot des méthodes du SGPI, héritées des PIA.
L’approche écosystémique et holistique se rapproche de la démarche capacitaire ; par exemple, chaque objectif du plan comporte un volet « compétences et métier d’avenir », à l’image d’une capacité militaire qui prévoit la formation en sus des programmes d’armement. La suite logique serait de pousser le raisonnement et de compléter la capacité d’investissement par une capacité de planification, pour dérouler de véritables stratégies de passage à l’échelle et de déploiement sur la durée en sus du dérisquage et des démonstrations, pour les secteurs où il n’existe pas d’administration planificatrice : pensons par exemple au cas du New Space.