Lettre à un camarade qui, comme 44 % des Français, veut créer une entreprise
Cher Camarade,
Comme toi, il y a dix ans, nous avions eu envie de créer notre entreprise. X 88, nous avions profité de notre stage de fin d’études aux Ponts pour réaliser une idée : emmener des passagers en ballon au-dessus de sites remarquables.
Tout cela venait de l’X car nous y avions créé le binet X‑Aérostat et nous nous étions dit pourquoi ne pas démocratiser cette magnifique sensation que donne le vol en ballon et permettre à tous de voler pour quelques euros. Et nous voilà partis hors des sentiers, pour gravir notre propre petite montagne. L’expérience fut et reste fabuleuse.
Dix ans plus tard, nous avons implanté vingt ballons de trente places dans le monde dont ceux de Paris (www.aeroparis.com) et Berlin qui connaissent un véritable succès populaire. S’y ajoute un dernier au-dessus des temples d’Angkor au Cambodge. Nous avons aussi développé différents produits aérostatiques dont l’Aéro2, le ballon mobile deux places (www.aerophile.com).
Nous sommes une petite PME d’une vingtaine de personnes et nous exportons près de 80 % de notre production avec cinq millions d’euros de chiffre d’affaires. Nous avons toujours de nouveaux projets de développements en essayant de dispenser à tous la bonne parole de l’aérostation.
Alors, cher camarade, quel est l’objet de cet article ?
Comme toi, quand nous avons créé notre boîte, nous n’avions strictement aucune idée de ce qui allait nous attendre en bien ou en mal. Comme toi, nous étions un peu comme ces poilus en pantalon rouge imaginant être à Berlin le lendemain. En clair, nous étions extrêmement naïfs : nous croyions en l’État de droit. Alors, si ces quelques lignes peuvent t’être utiles à quelque chose et te permettre sans renoncer à ton projet de sortir de la tranchée en bleu horizon, nous en serions ravis.
Pour la Patrie, les Sciences et la Gloire
La création d’entreprises est un sujet toujours d’actualité. Quelle que soit l’orientation politique du gouvernement, chacun y va de ses mesures. Les trompettes et tambours sont là, mais que vas-tu réellement vivre ?
Premier temps : la mécanique quantique
Tu viens de quitter ton nid douillet, tu viens de sauter dans le vide : te voici chef d’entreprise. D’abord, rassure-toi : le système t’adore, enfin un magnifique pigeon docile. Tu ne coûtes rien, tu rapportes même beaucoup, tu as une mauvaise image donc on peut te taper dessus, personne ne dira rien, tu représentes un tout petit pourcentage de l’électorat et surtout tu es légaliste, tu vas appliquer fidèlement tout ce qu’on t’impose.
Tout d’abord, chaque député depuis cent ans y va de sa petite loi pour protéger le bon peuple exploité par les ignobles profiteurs. Récemment, la loi de la modernisation sociale, la loi dite NRE et les 35 heures sont les plus beaux exemples de l’intelligence administrative. Les lois s’empilent, se contredisent, se multiplient, elles rendent impossibles l’adaptation nécessaire au marché. Tant pis, personne n’est responsable sauf toi. Je ne parlerai pas des lois sociales et du droit du travail qui mériteraient à eux seuls un magnifique article et peuvent te permettre à peu de frais d’être à coup sûr passible du pénal.
Malgré tes arrogantes études, tu ne te doutais absolument pas de la complexité des réglementations administratives. Tu as la plus grande difficulté à réaliser une feuille de paye correcte et à calculer les charges sociales chaque trimestre. Pris dans le maquis des réglementations et des lois, tu peines à identifier celles qui s’appliquent effectivement à ton cas et à en suivre les changements incessants. Et bien que ton unique objectif soit de toujours payer le juste montant dans le délai imparti pour éviter toutes contestations et embêtements, tu te rends compte soudainement que cette gageure est parfaitement irréalisable.
Aucun spécialiste n’est en mesure de te dire exactement ce qu’il faut payer mais plutôt que, selon la doctrine et la jurisprudence, tel montant est préférable à tel autre ; mais, de toute façon, cela ne te protège en aucun cas d’un redressement. Ainsi, récemment, le responsable de recouvrement des Urssaf a avoué que 95 % des redressements étaient dus à des erreurs de bonne foi et seuls 5 % à une réelle volonté de fraude.
Cas concret de mécanique quantique
Prends deux individus, chefs d’entreprises, légalistes, employés par la même société, nés le même jour de la même année, mariés, deux enfants, habitant le même quartier, recevant au franc le franc exactement le même jour les mêmes revenus, ayant les mêmes comptable, expert-comptable, commissaire aux comptes, qui font exactement à la virgule près les mêmes déclarations au même moment. Imagine, comble de raffinement, que leur nom de famille commence par la même lettre et qu’ils sont tellement proches alphabétiquement qu’ils se sont retrouvés binôme à l’X. Imagine qu’on applique à leur revenu un taux constant pour calculer leurs cotisations sociales. Alors en mécanique newtonienne avec ces hypothèses tu en déduis qu’ils payent le même montant.
Eh bien, aujourd’hui, j’ai l’honneur de t’annoncer que l’administration française, en avance sur son temps, a décidé d’appliquer la mécanique quantique ! Non seulement on ne va pas leur demander de payer la même chose car les chiffres sont quantiques mais en plus les interlocuteurs sont plus furtifs que les positrons. Le téléphone (je ne parle pas d’Internet, il n’y a pas de connexions entre le monde quantique et le monde réel) peut sonner des heures, la probabilité de choper quelque chose est digne d’une chambre à bulles.
Les courriers, tels des bouteilles jetées à la mer, même en recommandés, ont peu de chance de toucher le rivage. Et pendant ce temps-là, la machine infernale s’est mise en route et plus rien ne va l’arrêter : injonction d’huissier sur lettre recommandée, pénalités de retard de pénalités de retard, suite de suite de suite…
Si, sur un simple calcul proportionnel, la machine à calculer ne trouve pas la même chose que l’ordinateur de l’administration, imagine une seconde le calcul d’une taxe professionnelle ou d’un précompte et multiplie cela par une quinzaine de taxes et d’impôts payés annuellement qui ont le génie, bien que basés sur les mêmes chiffres, ceux de la société, d’arriver à trouver les combinaisons les plus originales ; ça y est, tu commences à réaliser la réalité et la faiblesse de ta position…
Or, il se trouve que tu n’as pas que cela à faire, tu dois aussi t’occuper de tes clients, fournisseurs, banquiers, etc.
Deuxième temps : la bonne foi de l’administration
Devant cette immense complexité des textes, des règlements et l’impossibilité d’obtenir des organismes qui les appliquent une décision claire, dans des délais raisonnables, tu t’entoures d’une foultitude de conseillers qui te coûte une fortune et tu essayes de les interpréter tant bien que mal, et surtout tu payes.
Dans un monde où tout est écrit et son contraire, et peut parfois, comble du raffinement, s’appliquer rétroactivement, des inspecteurs (pas tous, tout de même), dont l’objectif est de faire du chiffre, interprètent obligatoirement négativement tes choix, parfois même en pure mauvaise foi mais de toute façon en toute impunité. Cette insécurité juridique permanente est intolérable car avant tout arbitraire.
Lorsque tu vas subir ton premier contrôle quelques mois après ta création, dis-toi que tu es présumé coupable et lorsqu’en face de toi, tu as un contrôleur un peu trop zélé, tu es totalement démuni car il a un pouvoir total sur toi. Notre société, Aérophile, a quand même eu l’honneur et l’avantage en moins de dix ans de recevoir la visite de trois contrôleurs fiscaux et un contrôleur des Urssaf, une visite toujours agréable qui signifie trois à six mois de présence de nos amis, ayant comme seul objectif d’être l’Hercule Poirot qui percera l’évasion fiscale miraculeuse. Pourtant, chez nous aucun redressement ne fut signalé sauf à Cheverny (voir ci-dessous).
Un crime de sang bénéficie d’une prescription de dix ans mais un bon repas au restaurant dont tu as perdu la note est redevable à perpétuité. Un prisonnier cela coûte, un abus de bien social cela rapporte…
« Si j’en avais tenu compte, je n’aurais pas pu vous redresser »
Lorsque nous avons créé notre entreprise, j’ai écrit au Service de législation fiscale (SLF) à Bercy pour demander à quel régime de TVA je devais soumettre ma nouvelle activité de grand ballon captif. Fort logiquement, après quelques mois, il m’a répondu que le taux applicable était de 5,5 puisque notre ballon répond parfaitement à la définition du manège forain.
Ainsi, je suis le concurrent direct des grandes roues. Hélas ! cette recommandation ne m’a pas mis à l’abri de l’arbitraire. Je crée une filiale, Aérocheverny, au château de Cheverny (Loir-et-Cher) et y subis un contrôle fiscal. À mon grand étonnement, le fiscalator réfute ce taux de 5,5 et me redresse à 20,6 % prétextant que cette lettre certes valable pour Chantilly ne l’est pas pour Cheverny et me donne cinq magnifiques arguments pour nier la qualité de manège forain au ballon :
1) le ballon n’est pas déplaçable (sûrement plus qu’un grand huit),
2) je ne suis pas un professionnel de la fête foraine (Walt Disney non plus),
3) le ballon n’utilise pas d’énergie extérieure en montée (je lui souhaite de ne jamais prendre l’ascenseur en descente sans énergie extérieure),
4) le château de Cheverny n’est pas un parc d’attraction (la place de la Concorde non plus),
5) enfin, les passagers ne sont pas passifs (étrangement malgré mes recherches, je n’ai trouvé aucune définition de la passivité des passagers dans aucun texte de loi).
La loi évidemment prévoit un recours mais manque de chance, il s’agit du n + 2 du fiscalator.
J’ai donc rencontré son supérieur hiérarchique qui, après m’avoir écouté un très court instant, m’informe que l’administration gagne 95 % des procès au tribunal administratif.
En rentrant au bureau, j’avais déjà reçu le recommandé rejetant mon recours. Je passe en Commission départementale, n’ayant qu’un avis consultatif, et je demande devant tout le monde au fiscalator pourquoi il n’avait pas tenu compte de la lettre du SLF. Il m’a répondu froidement : « Si j’en avais tenu compte, je n’aurais pas pu vous redresser. »
La boucle est bouclée. Un an après, je reçois une mise en demeure de payer l’équivalent d’un tiers de mon chiffre d’affaires soit 500 000 francs alors qu’Aérocheverny ne faisait que 30 000 francs de bénéfice par an. Mon passif exigible est supérieur à mon actif disponible.
Je suis dans l’obligation de déposer le bilan de la filiale et le fiscalator a sans doute été promu pour ses excellents résultats.
Juste avant le dépôt de bilan, je réécris au fameux service de législation fiscale qui six mois plus tard me répond que j’avais parfaitement raison et me retire tous mes redressements. Mais trop tard ! J’ai dû licencier six personnes, j’ai aussi perdu l’ensemble des investissements et des efforts réalisés et évidemment arrêté de payer charges sociales et autres impôts dans le Loir-et-Cher. Drôle de logique !
Troisième temps : touche pas au grisbi
Imaginons maintenant que ton entreprise ne marche pas trop mal et que tu décides de te verser un salaire. Si ton entreprise te paie 100, il te restera 31 après avoir déduit les charges sociales et l’impôt sur le revenu.
Si ton entreprise décide de verser des dividendes, le même calcul amène 40.
Cela ne tient pas compte de toutes les taxes acquittées par l’entreprise elle-même. Ainsi, sur notre ballon de Chantilly, la taxe professionnelle représentait un mois de chiffre d’affaires sur les huit que compte la saison.
En phase de démarrage, il est extrêmement difficile de créer de la forte valeur ajoutée permettant de supporter de tels coûts ; cela te conduira à percevoir un salaire très faible pour pouvoir démarrer l’activité. Néanmoins, l’aspect financier n’est pas le plus exaspérant dans le système français, il faut bien que quelqu’un paie nos pantoufles !
Quatrième temps : petits meurtres entre amis
Tu te bats déjà depuis cinq ans, tu n’as pas fait fortune, tu es épuisé, tu as résisté, tu t’es battu, tu as remporté quelques batailles, intellectuellement, tu es satisfait de ton expérience, tu as vraiment vécu et comme un sur deux de tes camarades, un jour, un mauvais payeur, un bon contrôle fiscal ou une superbe bulle Internet te fauchent en plein effort. Tu arrives au purgatoire : les procédures collectives, les tribunaux de commerce et les administrateurs judiciaires. Tu te sens coupable, tu as échoué, tu as planté tes meilleurs fournisseurs et tu sais ce que cela signifie car toi-même tu t’es déjà fait planter, tu es triste mais tu as confiance dans le système. Tu as entendu dire que les juges sont tes pairs, ils vont sûrement te comprendre.
Le bénévolat a de beaux jours devant lui
Prends un groupe de bénévoles, pas obligatoirement spécialistes en droit, dans une belle ville de province, bien établis, notables par essence, possédant beaucoup de relations dans toutes sortes de réseaux, parfois plus ou moins occultes – sinon ils ne seraient pas là – sans aucun contrôle si ce n’est leur équivalent monté en grade. Demande-leur de choisir dans une profession libérale très cloisonnée et parfaitement monopolistique dont le rôle dans le règne animal ressemble peu ou prou à celui du charognard et applique la règle suivante : par définition, sinon il n’y a pas de dépôt de bilan, le passif est supérieur à l’actif, et tout ce qui sera récupéré, ira :
1) à payer les honoraires des mandataires liquidateurs,
2) à rembourser un organisme qui a avancé les salaires impayés,
3) au fisc,
4) aux charges sociales,
5) aux banques et aux fournisseurs.
Première question : penses-tu que ce type de système favorise la vente des actifs le plus cher possible pour rembourser les banques et les fournisseurs ?
Deuxième question : quelle est la probabilité pour que les bénévoles qui sont les contrôleurs de ces opérations aient intérêt à faire du bruit et à déjuger ceux qu’ils ont nommés en cas de comportements « étonnants » des liquidateurs ?
Troisième question : qui est le dindon de la farce ?
Dans ces conditions, il est extrêmement hasardeux de créer une entreprise surtout dans une région qui n’est pas la tienne et de donner la moindre caution personnelle.
Pour résoudre les problèmes de création d’entreprises, il faut trouver paradoxalement une véritable solution équitable lors de leur mort !
La quasi-totalité des juges de tribunaux de commerce et des liquidateurs sont très certainement honnêtes et de bonne foi, dévoués à servir l’intérêt de l’économie locale, mais un tel système ne peut amener que des comportements déviants.
Les sommes en jeu, comme les intérêts politiques locaux, sont colossaux et cela, hélas, se fait parfois au détriment de la stricte application du droit.
Au-delà de l’aspect purement moral, les conséquences de tels agissements sont dramatiques car :
1) les banques ne te prêteront jamais sans caution personnelle eu égard aux risques et aux très faibles chances de récupérer quelque chose en cas de dépôt de bilan,
2) tu te retrouves obligé de donner ta caution personnelle, tu vas donc aller le plus loin possible dans la survie de ta société au détriment de la sagesse avec toujours l’espoir de rebondir,
3) un jour, tu échoues et alors tu es ruiné. Tu es inscrit à la Banque de France, tu risques même de te retrouver poursuivi par les liquidateurs s’il te reste quelque argent. Tes voisins, tes cousins, tes amis découvrent par l’exemple la joie de la création d’entreprises.
Mais rassure-toi, notre système a heureusement les avantages de ses inconvénients.
Les avantages des inconvénients
En réalité, comme la création d’entreprises s’avère extrêmement ardue et souvent ingrate, le premier effet d’un tel système est que tu n’auras pas de concurrent en France. Tel le désert, il n’y a que peu de plantes qui poussent mais lorsqu’elles atteignent la nappe phréatique, elles sont relativement tranquilles pour les problèmes de concurrence. À l’inverse, nos voisins anglo-saxons subissent la jungle où chaque nouvel arbre peut étouffer son voisin.
Autre effet bénéfique du système : la très grande multiplicité des aides, subventions et organismes. En effet, avec un système pareil, comme il n’y a pas assez de création d’entreprises et que tout le monde s’en plaint, une multitude d’organisations publiques et parapubliques allouent des subventions pour encourager la création (Conseil général, régional, État, Chambre de commerce, etc.). Bien sûr, on pourrait critiquer cette situation parfaitement ubuesque où les entreprises payent beaucoup d’impôts pour pouvoir en récupérer une infime partie en subvention. Mais finalement, ces aides te sont utiles et les efforts des collectivités sont louables même s’ils sont insuffisants.
Par ailleurs, il existe deux organismes soutenus par la puissance publique qui aident à partager le risque de l’entreprise dans deux secteurs clefs de son activité : l’innovation (l’Anvar) et l’export (la Coface) par le biais d’avances remboursables. Ils remplissent un rôle déterminant aux côtés des PME. En effet, la création est très risquée par rapport au profit escompté surtout dans ces deux domaines où s’ajoutent aux contraintes habituelles des difficultés majeures. Tout ce qui diminuera donc le risque ira en faveur de la création, le principe de l’avance remboursable évitant tout abus de gaspillage d’argent public.
Néanmoins, aider simplement la phase de création ne résoudra pas le problème à long terme. Ce sont toutes les phases de l’existence de l’entreprise qui doivent être soutenues et comprises. Il ne s’agit pas simplement de donner des subventions pour se donner bonne conscience mais de diminuer les risques inutiles subis par les entreprises ; celles-ci en étant largement pourvues par ailleurs. Lorsque les interlocuteurs des entreprises n’ont aucun compte à rendre à personne, ils deviennent alors excessivement dangereux pour elles et peuvent agir avec le plus total arbitraire, en toute impunité, c’est d’ailleurs le cas de mes trois exemples. Il faut donc repenser le rôle et le statut du chef d’entreprise en lui permettant d’évoluer avec son projet dans un État de droit.
C’est en étant conscient de tout cela, cher camarade, que tu dois bien réfléchir à ton projet. Dis-toi que tu ne pourras, hélas, pas concentrer toute ton énergie sur ton projet mais qu’une partie parfois importante de ton temps sera pris par ces combats ubuesques où tu n’auras aucune prise sur l’ennemi. Néanmoins, sortir du sentier tant que l’on ne tombe pas dans le fossé est toujours une expérience exaltante et enrichissante. À bon entendeur, salut.
Jérôme GIACOMONI (88), ingénieur civil des Ponts, diplômé du MIB, a créé avec Matthieu GOBBI (88), ingénieur civil des Ponts, AÉROPHILE SA en 1993.