Lettres du Tonkin 1884–1886
Il advint qu’un jour notre camarade Jacques Mantoux (41) découvrit dans une malle la centaine de lettres adressées à sa famille par son grand-père Gaston Dreyfus, jeune médecin militaire volontaire en 1884 pour servir en Indochine. En les lisant, Mantoux dut avoir le même choc et la même fascination qu’aura désormais tout lecteur des Lettres du Tonkin. Qu’il soit remercié de nous présenter ainsi des documents exceptionnels.
“Grand reporter” avant la lettre, rouage, tel Fabrice, d’une malheureuse expédition aux confins de la Chine, le lieutenant Dreyfus nous fait vivre de semaine en semaine les opérations du corps expéditionnaire à travers les rizières jusqu’à Lang Son dont l’évacuation précipitée entraînera à Paris la chute de Jules Ferry, président du Conseil.
Gaston Dreyfus, qui ne s’y attendait guère, découvre un autre monde, une autre culture, d’autres humains qui auraient pu vivre décemment – certes à leur manière étrange – au bord de généreuses rizières. Le lecteur fréquente pendant des mois des villages brûlés, des populations décimées par les exactions alternées des troupes chinoises, des Pavillons noirs, des pirates et des colonnes françaises déjà formées en grande partie d’Annamites et de tirailleurs algériens.
Le jeune médecin fait face comme il peut (il recevra la Légion d’honneur) aux appels des blessés, des malades cloués par le paludisme sur des civières de fortune que portent des coolies toujours prêts à déserter.
Dreyfus souhaiterait encore trouver un sens à ces souffrances et à son dévouement mais son indignation croissante devant “ tant de bêtises ”, de généraux et colonels en mal d’avancement et de décorations atteint jusqu’à l’écœurement le jeune officier patriote (ses parents, alsaciens, ont rejoint en 1870 la France amputée). Comment accepter que l’on en vienne à fusiller sans jugement et que faute de reconnaître des pirates ou des Chinois possiblement dissimulés dans un village on exécute de simples villageois ?
Le médecin qui se sait pourtant encore utile quand il peut vacciner les enfants contre la variole ou tenter de contenir le paludisme n’a plus qu’une obsession : revenir en France qu’il reverra après deux ans de campagne coloniale édifiante. Quelque chose est brisé en lui qu’avive l’indifférence de l’Armée à son retour. Il n’en dira rien et démissionne pour exercer la médecine de quartier à Paris.
Mais en 1915, à soixante ans, ce toujours patriote s’engage comme médecin militaire pour servir à nouveau.
On eût aimé croiser Gaston Dreyfus ne serait-ce que pour saluer ce témoin qui, sans l’avoir projeté, nous lègue un document d’une indiscutable authenticité. Comme l’Histoire serait vivante, passionnante, vraie, si on disposait de tels souvenirs pour le meilleur comme pour le pire…