L’Europe de la défense : une vision globale… et contrastée !
Si l’Europe de la Défense existe sur le papier (traité de Lisbonne), elle peine à prendre consistance. L’Europe n’assure pas la sécurité des pays de l’Union : cette responsabilité reste du ressort de chaque nation. Si des structures commencent à exister, l’UE ne possède donc pas les attributs d’une véritable puissance et la mise en œuvre d’une politique globale commune n’est pas envisageable avant longtemps.
En matière de Défense, l’Union européenne est un parfait exemple du proverbe texan : « Moins il y a de bétail, plus le chapeau est grand ! » (traduisez : plus le contenu est faible, plus l’enveloppe est imposante !).
“ En dernier ressort, c’est l’Otan qui reste l’ultime recours ”
On en voudra pour exemple ce magnifique moment de prose bruxelloise : « La Politique de sécurité et de défense commune (PSDC, anciennement Politique européenne de sécurité et de défense, PESD) donne à l’Union européenne la possibilité d’utiliser des moyens militaires ou civils destinés à la prévention des conflits et à la gestion des crises internationales. Elle fait partie intégrante de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). »
UNE DÉFENSE EN TROMPE‑L’ŒIL
En théorie, le traité de Lisbonne (TFUE) définit les objectifs et les modalités d’une politique commune, mais dans la pratique, l’Union européenne n’assure pas la sécurité des pays qui la composent : cette responsabilité reste du ressort de chaque pays.
LA COMMISSION ET SA DIRECTIVE SUR LES ACHATS DE DÉFENSE
La directive sur les achats de Défense d’août 2009 (publiée sur proposition de la France) est très partiellement appliquée par les États, et exclut les opérations de R & T qui peuvent rester dans un cadre national. La France fait figure de bon élève dans cette assemblée de cancres !
Par ailleurs, beaucoup de ces pays (notamment les pays de l’ex-pacte de Varsovie) considèrent qu’en dernier ressort c’est l’Otan qui est l’ultime recours dans ce domaine. Il suffit de constater l’inertie de l’Union pour traiter les crises majeures.
En conséquence, l’UE ne possède pas les attributs d’une véritable puissance et compte tenu de la difficulté à rapprocher les points de vue de 28 ou 27 pays en matière de défense et sécurité, il n’est pas raisonnable de penser que l’objectif de la définition et de la mise en œuvre effective d’une politique globale commune soit envisageable à moyen ni même à long terme.
ET POURTANT, DES STRUCTURES EXISTENT
Jusqu’à une date récente, à part la réglementation sur les achats, destinée en principe à créer (mais sans grand succès), « le marché européen de l’armement », la Commission européenne s’interdisait d’aborder, et même d’effleurer, le domaine de la Défense.
Il semble que ce ne soit plus le cas, puisque l’effort de R & T soutenu par le programme Horizon 2020 accepte des sujets à caractère dual (civil et militaire).
Par ailleurs, une task force dédiée aux questions de Défense a été créée. Rappelons aussi que le programme spatial Galileo, qui vise à concurrencer le système américain de géolocalisation GPS, inclut des capacités adaptées aux « utilisations officielles », donc notamment les forces de Défense.
Il y a donc une amorce de démarche commune, mais très modeste ! Comme est très modeste le bilan de l’Agence européenne de défense (AED), créée en 2004, avec l’espoir de susciter un effet d’entraînement à partir de moyens très limités (130 personnes, budget annuel de 30 M€).
De plus, cet organisme a été placé sous l’autorité du haut responsable de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, poste occupé de 2009 à 2014 par la Britannique Catherine Ashton qui ne brillait pas par son dynamisme !
De même, l’État-major de l’Union européenne (EMUE), pourtant créé depuis 2001, a eu fort peu l’occasion de justifier son existence (cinq opérations, d’importance toute relative…).
Il s’agit d’un État-major sans troupe : l’Eurofor, force d’action rapide de l’Union, créée en 1995, a été dissoute en 2012 ; l’Eurocorps, créé en 1992 à partir d’une initiative franco-allemande, ne concerne que six pays, et les battlegroups 1500, créés au sommet d’Helsinki en décembre 1999 sur une idée franco- britannique, ne sont guère entrés en action.
Dans ces conditions, la belle devise de l’AED, Pooling and Sharing, est tout simplement pathétique !
Le plus célèbre des programmes en coopération actuellement confiés à l’OCCAR est l’avion de transport A 400 M. © FOTOGENIX / FOTOLIA.COM
LE THÉORÈME « DÉFOURNEAUX »
Le camarade Défourneaux (57) avait établi un théorème : selon lui, le coût de développement d’un programme en coopération était, par rapport au même programme réalisé en national, multiplié par la racine carrée du nombre de pays partenaires (n1⁄2).
Mais comme le coût non récurrent est partagé entre les n pays, le coût pour chaque pays est donc divisé par la racine carrée de n. Par ailleurs, des séries plus importantes permettent de baisser les coûts récurrents, sans parler naturellement des bénéfices en matière d’interopérabilité.
UNE COOPÉRATION HORS DE L’UE, VIVANTE, QUOIQUE DÉCEVANTE
« Mettre en commun et partager », cette devise est pourtant mise en œuvre en Europe, à l’échelle de quelques pays, la France faisant plutôt figure de bon élève en la matière. On a vu plus haut que l’initiative franco-allemande avait permis en 1992 de constituer un embryon de force européenne (l’Eurofor). Il en a été de même dans le cas de la coopération dans le domaine de l’armement.
“ La belle devise de l’AED, Pooling and Sharing, est tout simplement… pathétique ! ”
À partir de la « structure commune » franco-allemande, destinée à conduire les programmes d’armement en coopération, s’est constitué en 1996 l’OCCAR (l’organisme conjoint de coopération en matière d’armement, qui rassemble actuellement douze pays – dont la Turquie !). Le bilan de l’OCCAR est à ce jour assez impressionnant, la plupart des programmes en coopération étant confiés à cette agence.
Le plus célèbre actuellement est l’avion de transport A 400 M, qui a connu (et connaît malheureusement encore) de multiples déboires, mais pas seulement à cause de la complexité de la coopération.
La coopération en matière de programmes d’armement permet de réaliser des économies sur le développement, bien qu’il soit plus complexe à conduire. Les avantages énumérés ci-dessus pourraient laisser penser que la coopération s’est imposée majoritairement.
Il n’en est pourtant rien : en 1996, 20 % du budget français en matière de programmes d’armement était réalisé en coopération. On pouvait penser à l’époque que ce chiffre pouvait au moins doubler, voire tripler en vingt ans. Il n’en a rien été : le pourcentage a même diminué.
Sont en cause la défection de certains partenaires historiques (l’Allemagne notamment), la concurrence entre les industriels, le peu d’enthousiasme des militaires à harmoniser leurs besoins, et la réticence des agences d’acquisition nationales à se dessaisir de leurs « bébés ». Il est facile d’attribuer à l’une ou l’autre de ces causes (voire à plusieurs) les échecs passés.
LE BREXIT : MENACE SUR LA COOPÉRATION FRANCO-BRITANNIQUE ?
Aujourd’hui, parmi les partenariats les plus prometteurs, figure la coopération entre la France et le Royaume-Uni de Grande- Bretagne et d’Irlande du Nord. Mais la décision du Royaume-Uni de se retirer de l’UE pose beaucoup de questions. On peut cependant faire observer que ladite coopération est complètement indépendante de l’UE, étant régie par un traité bilatéral, le traité de Lancaster House, signé en 2010.
“ Nous sommes à l’aube d’une forte restructuration de la Base industrielle et technologique de défense européenne ”
On a bien sûr vécu des hauts et des bas dans cette coopération, mais on constate aujourd’hui la présence effective de certains sujets stratégiques, comme le Future Combat Air System (FCAS), futur drone de combat, appuyé sur un partenariat entre BAE et Dassault, et des réalisations concrètes concernant des moyens clés en matière de conception d’armes nucléaires.
Il est douteux que le Brexit mette fin à cette coopération, surtout si elle s’appuie sur des partenariats industriels solides, voire des entreprises intégrées comme MBDA. On peut même penser que l’UE ne pourra se passer d’une coopération avec le Royaume- Uni et, dans ce cas-là, la France pourra être « la tête de pont » de l’Union.
Quelles leçons tirer de cette situation morose ?
POUR LES ÉTATS : « ON NE FAIT PAS BOIRE UN ÂNE QUI N’A PAS SOIF » !
Ce qui manque visiblement, c’est l’affectio societatis de l’ensemble des États de l’UE sur ces questions de défense et de sécurité. C’est pourquoi, plutôt que d’attendre un « grand soir » problématique, la formule « club » rassemblant des pays vraiment motivés pour construire et investir sur un sujet considéré est hautement préférable.
Le Future Combat Air System (FCAS), futur drone de combat, s’appuie sur un partenariat entre BAE et Dassault. CC BY-SA 4.0
Voici deux exemples concrets récents. D’abord, la formule « club » : l’initiative de Thierry Breton, ancien ministre des Finances français. En juin 2016, Thierry Breton a formulé une proposition originale de fonds européen de Défense, entre des partenaires européens volontaires (typiquement, la France et l’Allemagne). Il s’agit d’identifier les capacités militaires mutualisables, de confier l’achat des futures capacités et le rachat des capacités existantes à un fonds privé garanti par les États.
Il s’agit bien sûr d’une approche ambitieuse, mais incrémentale qui peut faire école dans l’espace européen à condition, bien sûr, que les deux partenaires fondateurs s’accordent.
Deuxième exemple, la formule « grand soir » : l’initiative de la Commission européenne de novembre 2016 (plan Juncker pour la Défense). Il s’agit là encore d’un fonds européen de défense et de sécurité, mais qui implique d’emblée tous les pays de l’Union, doté de deux volets : volet R & T et volet capacitaire.
On est frappé par la distance qui sépare les intentions (excellentes au demeurant) de la réalisation, qui suppose un accord de toutes les nations de l’Union (accord qui n’a jamais été obtenu dans le domaine de la Défense).
Il est à noter que le Président Macron s’est déclaré favorable au lancement d’un fonds européen de Défense…, mais on ignore à ce jour où vont ses préférences. Enfin, la récente nomination de Sylvie Goulard, spécialiste reconnue des affaires européennes, à la tête du ministère des Armées, peut laisser penser que les affaires de Défense seront désormais abordées en France avec un tropisme délibérément européen.
POUR L’INDUSTRIE : UNE NÉCESSITÉ, QUI PEUT ÊTRE UNE OPPORTUNITÉ SI LES ÉTATS LE PERMETTENT !
La Base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) ne peut vivre sans l’exportation et, actuellement, la concurrence fait rage entre industriels européens. Les pays émergents (dont la Chine) ne sont pas encore vraiment présents sur ce marché, mais cette situation est provisoire.
Le jour va venir rapidement où les industriels européens seront contraints de se grouper pour améliorer leur offre et leur compétitivité.
Nous sommes donc à l’aube d’une forte restructuration de la BITDE, qui devra se renforcer face à la concurrence, ce qui constitue une opportunité pour l’Europe si, du moins, les États qui la composent veulent bien accompagner le mouvement.
LA RESTRUCTURATION INDUSTRIELLE DE DÉFENSE EST EN MARCHE… LENTE
Le travail a déjà été fait dans le domaine des missiles avec MBDA (qui a, de plus, un pied au Royaume-Uni). Il reste à faire dans le domaine des systèmes de combat naval et aéronautique, mais on a vu récemment les fournisseurs de systèmes de combat terrestre Nexter (France) et Krauss-Maffei (Allemagne) se rapprocher, contre toute attente.
De ce point de vue, la création d’un fonds européen de Défense pourrait être un puissant encouragement. Il faut pour cela d’abord qu’ils ne s’y opposent pas frontalement, comme on l’a vu dernièrement dans le projet de fusion BAE/Airbus, refusé par les Allemands qui ne supportaient pas l’idée de voir diminuer leur influence au sein du groupe Airbus.
Il faut ensuite qu’ils favorisent les rapprochements industriels transnationaux en multipliant les programmes en coopération. Il faut enfin et surtout qu’ils veuillent bien harmoniser leur politique de limitation des exportations d’armement (cf. le parcours du combattant pour l’exportation de l’hélicoptère de combat Tigre, encore les Allemands !)