L’Europe élargie et les populations les plus défavorisées
Pas plus que les États qui la composent, l’Union européenne n’a fait disparaître la grande pauvreté et l’exclusion. Au moment où les peuples de dix nouveaux pays viennent nous enrichir de leur histoire, de leur culture, de leur résistance aux difficultés, de leur soif de liberté et de rencontre, comment allons-nous saisir cette nouvelle chance ? Pour aller de l’avant, le Mouvement international ATD Quart Monde a voulu interpeller les Européens, leurs gouvernants et les institutions européennes. Il voulait leur rappeler que, pour bâtir une Europe solidaire et où personne ne serait exclu, l’engagement de chacun et la participation de tous sont nécessaires. Cela concerne en particulier ceux dont la parole est souvent dévalorisée, tenue pour négligeable, et dont l’avis n’est jamais demandé.
La rencontre de Varsovie
Le Mouvement a rassemblé en février 2004, en Pologne, à Varsovie, plus de 300 Européens, provenant de 16 pays et, tous, très divers par leurs histoires, leurs conditions de vie, leurs niveaux de responsabilités dans la société. Il s’agissait d’une huitième session européenne des Universités populaires Quart Monde, qui faisait suite à toutes celles déjà organisées avec le Comité économique et social européen à Bruxelles.
La rencontre a eu lieu dans les locaux de l’université de Varsovie, les 6 et 7 février 2004. Plus de 300 personnes représentant 16 pays y ont participé, sans compter la centaine de jeunes Polonais et Polonaises, qui ont pris une part active à la préparation, à l’accueil, aux traductions et à de multiples services rendus pendant la rencontre.
Les participants étaient des adultes et des jeunes vivant en grande pauvreté, des personnes qui les soutiennent dans leur combat contre la misère et l’exclusion, enfin des responsables politiques, économiques, sociaux, culturels. Ensemble ils ont voulu apporter une contribution originale et nécessaire à la construction de l’Europe, agir ensemble pour une Europe de la dignité pour tous. Ils se sont sentis coresponsables du recul de la pauvreté et de l’exclusion sociale, et de la construction d’une société qui respecte chaque personne.
Les débats
Ils ont eu lieu dans le vaste auditorium de l’université de Varsovie, marqués, dès le début, par les mots de bienvenue de chaque délégation, avec un « bonjour », chacun dans sa langue. Une centaine d’étudiants polonais s’est mobilisée pour faciliter les échanges et traduire les propos. La volonté de rencontre et l’importance de pouvoir s’exprimer en petit comité se sont traduits dans l’organisation de onze ateliers où chacun a eu la possibilité de participer. C’est ainsi que des dizaines de contribution ont circulé à tout moment permettant de créer des amitiés et des engagements durables, de se tenir aux côtés les uns des autres. Ces contributions aux séances favorisent le dialogue et l’échange combien important entre ceux qui subissent la pauvreté et des situations d’exclusion et d’autres citoyens de tous horizons, engagés activement dans la bataille contre l’intolérance, pour la dignité humaine, la justice et le progrès social de tous, a dit Roger Briesch, président du Comité économique et social européen.
Pour Jérôme Vignon, directeur de la Protection sociale et de l’intégration sociale à la Commission européenne, l’Europe politique dont je viens, celle des chefs d’État et des gouvernements, est au risque d’être prisonnière de ses propres mots. Pour lui, l’une des principales utilités du temps qu’on a passé ensemble, à Varsovie, c’est d’aider les responsables politiques à mesurer pleinement les conséquences de leurs bons slogans.
Les ateliers
Chacun y est venu avec sa propre histoire, son vécu, ses doutes et ses envies de communiquer. Ils ont appris aux hommes politiques, aux syndicalistes, aux entrepreneurs, aux fonctionnaires qu’il faut savoir se dépouiller de son savoir et « changer de regard » pour faire, de tous, « des Européens de plein droit ». Un participant polonais a pu servir de guide dans les discussions en disant « Pour nous, l’Europe était le pays de la prospérité. Quelle n’a pas été notre surprise de découvrir qu’il y avait tant de pauvres, chez vous comme chez nous ? » Depuis la rue de Varsovie, où un sans-abri côtoie la misère, à celle de Paris, où un autre a connu aussi la rue, il n’y a que la distance d’une poignée de main.
Dans l’atelier « Être actif et utile », un participant a proposé de considérer la société comme les deux rives d’un fleuve, où tous doivent aider à construire des ponts pour permettre le passage. Il y a certes un bon côté de la rivière, celui de l’inclusion, de l’emploi, de la richesse. Mais attention, l’autre côté n’est pas un désert aride. Ceux qui vivent sur les terres de l’exclusion et de la pauvreté y ont des valeurs tout en ayant une vie difficile : Nous devons démontrer à la société que la pauvreté ne nous met pas à l’écart, que nous valons quelque chose, et que nous pouvons participer à la société a dit un participant.
Dans l’atelier « Vivre ensemble : un défi », la rencontre a débouché sur de nombreux thèmes : se connaître pour se respecter, aider en respectant la dignité, faire appel au savoir de tous, être actif et utile, vivre une spiritualité qui rend libre, accéder à la culture, soutenir les projets de familles, être rattaché à une communauté, vivre les droits sans la violation de la grande pauvreté… Ils ont permis d’instaurer la rencontre.
Si peut-être les grands de ce monde s’échangeaient des images, des photos comme les congressistes à Varsovie, ils se comprendraient mieux. Les mots de « guerre » « pauvreté » « récession » « chômage » « santé » auraient alors un visage, celui des souffrances vécues par des hommes, des femmes et des enfants, tous ceux qui forment ce que l’on nomme « Europe ».
Les conclusions
Les institutions ont leur rôle à jouer. L’Europe, a estimé Roger Briesch, du Comité économique et social européen, ne peut être une référence que si elle s’engage à éliminer la pauvreté et la précarité des exclus et des marginalisés. Seule une Europe démocratique et fédérale ayant une capacité d’agir nous permettra d’atteindre cet objectif. Maud De Boer Bucchicchio, secrétaire générale du Conseil de l’Europe, a ajouté : La pauvreté et l’exclusion sociale constituent une menace pour la liberté, la paix et la stabilité en Europe. Les citoyens privés de logement, de protection sociale, d’accès à l’emploi et à l’éducation subissent une violation de leur dignité humaine. Ce sont eux les victimes, mais c’est la société dans son ensemble qui subit les conséquences de telles situations car elles compromettent la cohésion de nos sociétés et le progrès sur le plan civique, social et économique.
Mais, a conclu le ministre de l’Économie, du Travail et de l’Économie sociale, on n’écoute que ceux qui savent faire entendre leur voix.
Il n’y a pas réellement de « sans voix » a répondu Louis Join-Lambert, ce sont plutôt nos sociétés qui sont « sans oreilles ». La rencontre de Varsovie avait, entre autres, cet objectif d’ouvrir à tous un espace de parole et d’écoute.
Un membre du Conseil économique social de France a noté un leitmotiv revient en permanence dans les interventions des personnes qui ont vécu l’exclusion : on n’en sort pas sans un « déclic » qui toujours repose sur une rencontre qui permet d’amorcer les autres conditions de sortie, assistance économique, accès à un travail et un logement. Ces deux jours remettent en cause les manières de voir l’exclusion et posent une grande question politique pour l’Europe… La société civile organisée doit être le relais de l’action des organisations et des individualités qui luttent concrètement contre l’exclusion. Elle doit aussi sensibiliser les politiques.
Le travail des ateliers a fait dire au délégué général du Mouvement ATD Quart Monde que vos créations artistiques et vos réflexions font remonter l’importance du savoir et de la culture. Comment pouvons-nous continuer à parler de la construction européenne si en même temps nous ne libérons pas toutes nos énergies, notre imagination pour créer à travers toute l’Europe un vaste courant de » partage du savoir » ?
Il est impossible de rendre compte des mille témoignages des ateliers et des rencontres impromptues, de cet accord trouvé souvent entre gens différents. Jamais je n’ai entendu ce que j’ai entendu aujourd’hui a reconnu un patron, familier des conférences et des négociations. Après deux jours d’écoute silencieuse, il dit s’être, aujourd’hui, mis en route.