L’EUROPE ET L’EMPLOI APRÈS AMSTERDAM (première partie)
L’opposition ne portait pas sur l’importance du problème de l’emploi en Europe ; celle-ci est unanimement reconnue depuis maintenant plusieurs années et les documents ou réunions politiques qui s’y sont intéressé au niveau européen sont nombreux ; rappelons en particulier le Livre blanc de la Commission, Croissance, compétitivité, emploi de 19931 ou le texte du sommet de Dublin en avril 1996, donnant mandat à la Conférence intergouvernementale (la CIG) chargée initialement de préparer l’adaptation des institutions, de s’occuper aussi du thème de l’emploi.
Alors, où résidait le désaccord ? Il portait essentiellement sur le diagnostic des sources du chômage, avec, en résumé, l’opposition entre ceux qui affirment que le cœur du problème est lié à des spécificités nationales et ne peut trouver une réponse que dans des actions nationales, pour la plupart assez différenciées, et ceux qui estiment qu’une stratégie communautaire, assurant une coordination des politiques nationales, peut constituer un apport décisif pour renforcer l’efficacité de ces dernières.
La discussion, on le sent, fait ressurgir l’opposition classique sur le degré souhaitable d’intervention communautaire et le partage des compétences entre l’Union et les pays membres (avec référence plus ou moins explicite à l’article 3 B du traité de Maastricht parlant de subsidiarité)2. Mais elle va plus loin et remet sur le devant de la scène deux débats, l’un sur la compatibilité et la hiérarchie des objectifs (notamment entre stabilité des prix et emploi), l’autre sur le dosage entre le rôle du marché et celui de la politique économique ; concrètement, ces deux débats se sont cristallisés autour du pacte de stabilité.
Comme toujours, le texte adopté résulte d’un compromis, dont l’expression formelle est loin de refléter un complet accord sur le fond et promet donc une poursuite des débats. Aussi n’est-il pas inutile de revenir un peu sur le cœur des oppositions, c’est le but de ce premier article, qui rappellera d’abord les visions contrastées sur les sources du chômage et la panoplie des thérapeutiques envisageables, en insistant sur la diversité des points de vue entre spécialistes, qui est à l’origine des vigoureux débats actuels. Sur la base de cette présentation, un second article cernera le rôle possible de l’Europe dans la lutte contre le chômage et se terminera par une appréciation – inévitablement subjective – sur le texte adopté à Amsterdam et les conclusions du Conseil européen de novembre 19973.
I. Le diagnostic – Sources du chômage et mécanismes d’ajustement
a) Les sources du chômage
À tout moment, le chômage est le résultat du non-respect de deux égalités globales :
– égalité entre le nombre total d’emplois demandés et le nombre total de postes de travail offerts (qui ne peut dépasser le nombre de postes de travail matériellement existants, mais peut lui être inférieur si les entreprises ne tournent pas à leur pleine capacité),
– égalité entre la demande globale et l’offre potentielle globale de biens et de services.
Mais une telle vision globale des choses est insuffisante et il est fondamental de tenir compte de la qualité de deux adéquations entre des structures :
– adéquation entre les structures par qualification de la population active et des postes de travail offerts,
– adéquation entre les structures par biens et services de la demande globale et de l’offre globale.
Les deux égalités globales et les deux adéquations doivent être assurées à tout moment et pour cela il faut que les évolutions les favorisent en permanence, ou qu’elles les rétablissent si on s’en est écarté.
Il faut en effet tenir compte d’un caractère essentiel des économies modernes, l’inéluctabilité d’ajustements en permanence : l’apparition de nouvelles techniques (exploitation des nouvelles connaissances procurées par la recherche), la modification de la structure de la demande (interne et externe) provoquée par l’apparition de nouveaux produits et l’évolution des goûts (notamment entre générations), l’apparition de nouveaux concurrents sur l’ensemble de la planète, les modifications du cadre institutionnel (national et international) obligent le système productif à se transformer incessamment, tant sectoriellement qu’en ce qui concerne les techniques de production (et donc la nature des emplois offerts).
C’est donc dans une vision dynamique qu’il faut regarder les problèmes de l’emploi : dire (comme on le fait souvent) que l’origine du chômage est principalement de nature structurelle veut dire qu’on estime que les inadéquations entre les structures sont encore plus importantes que les inégalités globales et qu’elles ne se résorbent pas parce que les mécanismes d’ajustement fonctionnent mal. Alors comment se présentent ceux-ci ?
b) Les mécanismes d’ajustement
Le processus d’ajustement, tant entre quantités globales qu’entre structures concernant la force de travail (structure par qualification) et l’offre et la demande de biens et services, fait jouer un nombre important de mécanismes qui fonctionnent simultanément, les uns macro et les autres microéconomiques.
1) Les aspects macroéconomiques
Macroéconomiquement, trois variables tiennent une place cruciale, l’une purement interne, le taux d’activité, l’autre semi-externe, le taux de change, la troisième, psychologique, la confiance.
a) Le niveau d’activité globale de l’économie
Qu’il y ait une relation positive entre le niveau (ou la croissance) du PIB et le niveau (ou la croissance) de l’emploi est généralement admis, mais la valeur de l’élasticité est sujette à beaucoup de débats, tournant autour du thème de « la croissance (plus ou moins) riche en emplois ». Cette richesse en emplois dépend tant des modalités de la politique macroéconomique de stimulation de la croissance que de certaines caractéristiques structurelles de l’économie (structures sectorielles, dynamisme innovateur).
La politique macroéconomique interne peut se préoccuper, soit directement du taux d’activité et de l’emploi, soit directement d’autres grands objectifs, avec un effet second sur l’emploi.
L’effet direct sur le taux d’activité est visé essentiellement par la politique budgétaire, selon le schéma classique du multiplicateur. Le recours à une telle politique n’est évidemment concevable que si le secteur productif dispose de réserves de capacités physiques de production, mais deux autres éléments viennent aussi le limiter.
Il s’agit d’abord de « l’effet de fuite », exprimant que la hausse de la demande suscite des importations, plus qu’un accroissement de la production nationale ; l’ampleur de cet effet dépend de la structure de l’appareil productif et l’effet national d’une stratégie budgétaire de stimulation dépend de la politique menée par les principaux partenaires commerciaux (qui, pour les pays membres de l’Union, sont essentiellement les autres membres de celle-ci).
Il s’agit d’autre part des conséquences de l’augmentation du déficit public, qui entraîne une augmentation de la dette publique ; au-dessus d’un certain niveau de déficit, on s’embarque dans un processus cumulatif et le processus n’est pas durable ; de plus joue « l’effet d’éviction », les emprunts publics venant prendre la place des emprunts des entreprises sur le marché des capitaux ; c’est une des motivations des critères de convergence du traité de Maastricht, dans une économie européenne où il y a un seul marché des capitaux et où les emprunts publics d’un pays peuvent venir restreindre (ou rendre plus coûteux) le financement privé dans les autres pays.
Pour chaque pays, la marge de jeu budgétaire nationale est ainsi sérieusement limitée, et donc aussi son action sur l’emploi ; mais une démarche communautaire est susceptible d’atténuer cette contrainte.
La politique macroéconomique peut aussi être mise au service d’un autre grand objectif, la stabilité des prix. Celle-ci est procurée, soit par une action directe sur la source même de l’inflation, soit par une action indirecte de corsetage monétaire. La première méthode consiste à obtenir un accord social pour respecter certaines règles ; entre partenaires sociaux pour que la hausse des rémunérations salariales soit en harmonie avec celle de la productivité moyenne du travail dans toute l’économie (théorie de l’inflation par les coûts), acceptation politico-sociale par l’ensemble du corps social du pays de la répartition des revenus (théorie sociologique de l’inflation, considérée comme le moyen de résorber, à court terme, les tensions sur cette répartition entre catégories sociales). La seconde méthode, indirecte, consiste à pratiquer un corsetage monétaire global, en application de l’idée générale de la théorie quantitative de la monnaie.
Lorsque la première méthode fonctionne, parce que les partenaires sociaux acceptent de pratiquer ces comportements concertés (die Konzertierte Aktion allemande) et parce que l’ensemble de la population fait passer la recherche de la stabilité générale des prix avant les revendications catégorielles, la seconde méthode reste en réserve, en quelque sorte à titre d’élément de dissuasion s’il y a dérapage, par exemple du fait d’un choc extérieur (tel que la hausse du prix du pétrole ou la réunification allemande) ; telle fut bien la réalité allemande pendant des années.
Si par contre la première méthode ne fonctionne pas (ou pas suffisamment), il faut recourir à la seconde, qui peut se révéler efficace pour lutter contre l’inflation, mais peut aussi avoir un effet pervers sur l’emploi, par la hausse corrélative du taux d’intérêt (effet direct de la politique monétaire).
b) Le taux de change
L’autre variable globale est le taux de change, car c’est lui qui quantifie l’interface entre l’économie nationale et l’économie du reste du monde. Il influence à court terme l’ampleur des exportations et des importations (et donc le taux d’utilisation de certaines capacités de production existantes), à moyen terme l’ampleur des avantages comparatifs et donc l’évolution des spécialisations, des localisations et des investissements directs étrangers ou à l’étranger et de ce fait la nature et l’ampleur des emplois créés ou détruits.
Pour orienter pertinemment les spécialisations (et donc favoriser la compétitivité et l’emploi), il faudrait que le taux de change reflète correctement les « fondamentaux » (caractéristiques comparatives des économies concernées). Avec la libéralisation de plus en plus poussée des mouvements de capitaux et la facilité technique accrue de ceux-ci, les taux de change sont de plus en plus influencés par des mouvements « spéculatifs » de très court terme, visant précisément à modifier ces taux de façon auto-réalisatrice pour l’obtention de gains immédiats, ce qui n’est pas favorable à l’emploi. La création d’une monnaie européenne pourra contribuer à réduire ces instabilités pour chaque pays membre.
c) La confiance
Une troisième variable, que les statisticiens regardent avec perplexité, car ils ne savent guère comment la repérer, exerce en fait un rôle décisif dans le fonctionnement de l’économie et sur le niveau de l’emploi, il s’agit de la confiance sur les perspectives économiques futures. Il est bien connu qu’elle favorise en effet l’investissement, et que dans le partage de l’investissement entre ses deux composantes, celle visant à amplifier les capacités (et donc l’emploi) est relativement favorisée tandis qu’en situation d’incertitude, les investissements de productivité, en première étape destructeurs d’emplois, sont privilégiés ; enfin, l’entrepreneur hésite beaucoup moins à embaucher pour une longue durée et à engager des dépenses pour former sa main-d’œuvre.
La confiance est un phénomène largement collectif. Dans une économie de marché, la puissance publique peut contribuer à la renforcer en adoptant une politique jugée adaptée par « les marchés » (en fait le marché financier), c’est-à-dire un ensemble limité d’opérateurs et d’experts dont l’opinion, diffusée par les médias, est adoptée par l’ensemble – ou la majorité – des opérateurs économiques. Lorsque l’opinion des marchés rejoint spontanément celle de la puissance publique sur la hiérarchie des grands objectifs et le choix des meilleurs instruments pour les atteindre, la confiance peut en être très favorisée.
Si par contre il y a divergence, soit sur la hiérarchie des objectifs, soit sur le choix des moyens, l’obtention d’un compromis réduisant l’incertitude pour les acteurs peut devenir très délicate : la conciliation des deux mécanismes de choix, le mécanisme de nature politique, à base, dans nos démocraties, de majorité parlementaire, et le mécanisme de nature économique, à base de décentralisation des décisions et d’expression des préférences sur les marchés, est un des grands défis posés à l’organisation de nos sociétés (et pas seulement en France).
Enfin, de plus en plus, les marchés ne sont plus nationaux, mais deviennent plurinationaux (marché européen), voire souvent planétaires, avec une assez forte homogénéité de leur opinion ; s’il n’y a pas en face une homogénéité de vues des puissances publiques (les institutions communautaires, le G7), il pourra y avoir, soit méfiance des marchés, soit domination de ceux-ci, dans tous les cas création de problèmes, d’où l’importance d’une union politique européenne.
2) Aspects microéconomiques – Le marché du travail
Cette expression fort générale de marché du travail recouvre en fait l’ensemble des procédures par lesquelles se confrontent la demande et l’offre d’emplois et se déterminent en définitive le nombre de personnes qui ont un emploi ainsi que les conditions – salaire et durée notamment – du contrat de travail qui engage les deux parties.
Dans la formulation de la théorie la plus simple, apparaissent, sur un marché unique, une demande et une offre d’un type d’emploi unique, l’équilibre étant obtenu pour un certain niveau de salaire. La réalité est en fait beaucoup plus complexe ; d’une part entre pays jouent de nombreux éléments de différenciation, (règles administratives, habitudes sociologiques, comportement des entreprises pour leur gestion des ressources humaines), d’autre part le salaire est à la fois un élément de coût et un élément de revenu : toute modification du niveau général des salaires a un effet macroéconomique sur la demande de biens et services (et donc sur l’emploi).
Deux variables, le coût de la main-d’œuvre et la qualification de celle-ci, jouent un rôle clé dans les ajustements entre la structure de la population active par qualification, la structure des salaires par qualification, la structure des qualifications requises pour remplir les postes de travail existants (qui dépend tant de la technologie que des orientations de la production). Ces trois structures peuvent se déformer, mais à des vitesses différentes. On doit donc distinguer un ajustement de court terme et un ajustement de moyen long terme.
La réponse aux évolutions incessantes de l’environnement économique et des conditions du marché (demande et offre concurrente) exige que les modifications des orientations de production (et souvent aussi des techniques), à la limite du volume même de production de l’entreprise puissent s’opérer vite ; c’est souvent une condition de survie.
Il faut alors que les modifications de la main-d’œuvre (en postes de travail, en localisation, parfois en quantité) puissent s’opérer dans les mêmes conditions de rapidité : c’est le thème de la flexibilité, qui prend une importance croissante dans des économies de plus en plus ouvertes sur un monde en évolution toujours plus rapide ; toutefois si, dans une vision strictement économique, cette flexibilité apparaît décisive, elle a par contre des répercussions sociales dont il faut se soucier, par des mesures d’accompagnement adaptées ; le défi actuel est de répondre à cette exigence de caractère social moins par des réglementations contraignantes qui rigidifient le tissu économique que par des mesures incitatives au reclassement et à la formation réadaptative, et atténuatrices des divers obstacles au réemploi (information, aides au déplacement), qui renforcent la souplesse des adaptations tout en les rendant supportables.
À plus long terme, l’exigence porte évidemment sur plus de formation. Formation adaptée, mais à quoi dans un environnement technologique très mouvant ? C’est le thème de la préparation dès son jeune âge de l’individu à l’adaptation tout au long de sa vie et de la formation continue.
3) Quatre grands sujets de débats et une contrainte
Avant d’exploiter la présentation générale qui précède pour cerner les thérapeutiques possibles, il est nécessaire d’évoquer quatre terrains d’opposition observés dans tous les débats concrets et de rappeler une contrainte inéluctable.
Une première divergence de vues, au moins sous-jacente, porte sur l’évolution des besoins. Il paraît certain que nos économies vont continuer, pendant plusieurs années, à connaître une hausse appréciable de la productivité du travail, mais la répartition des fruits de cette hausse peut se faire plus ou moins inégalement entre une augmentation de la production disponible pour la consommation et une réduction du volume des heures de travail.
Même si les deux semblent souhaitables, une question clé est alors la suivante : sommes-nous au voisinage d’une saturation de la demande (et des besoins, au niveau national et international) ou faut-il continuer à répondre substantiellement à une augmentation de celle-ci (la demande solvable pouvant d’ailleurs dépendre de la répartition des revenus, sujet largement tabou, aussi bien à l’intérieur de chaque pays qu’à l’échelon international) ? La réponse à cette question commande évidemment l’appréciation du volume de travail (nombre de personnes x nombre d’heures) nécessaire dans l’ensemble de l’économie, mais est loin d’être unanime, tant entre pays que dans chacun d’eux.
En liaison avec cette première question se situe la préoccupation, relativement nouvelle, d’avoir un « développement durable » sur le long terme. Les réflexions sur ce thème amènent généralement à la conclusion que le mode de développement (et de consommation) des pays développés n’est pas généralisable à l’ensemble de la planète et que ces pays doivent alors donner l’exemple d’une adaptation de leur mode de vie. Dans un monde économiquement de plus en plus ouvert, une telle inflexion ne peut être le fait d’un seul pays, mais la difficulté de parvenir à un accord, même modeste, est encore apparu à Denver en juin dernier ; l’opposition paraît plus marquée entre les bords de l’Atlantique qu’à l’intérieur de l’Europe.
La troisième grande divergence, de nature tout à fait différente, concerne le degré de compatibilité entre stabilité des prix et emploi. Cette question est au cœur de vigoureuses oppositions dans les débats actuels sur la politique économique.
Les uns font observer que la stabilité des prix joue un rôle fondamental pour assurer l’efficacité et le dynamisme de l’économie : réduisant l’incertitude sur le futur, elle favorise l’investissement ; permettant aux opérateurs économiques de mieux apprécier la déformation des prix relatifs autour d’une moyenne stable, elle oriente dans les bonnes directions les déformations de l’appareil productif (productions et techniques) ; le résultat global sur l’emploi doit être positif, du moins en tendance et à moyen terme. Ils en concluent que la politique économique doit privilégier la recherche de la stabilité des prix et exigent a priori une grande sagesse dans l’utilisation de divers instruments – notamment budgétaire – qui pourraient avoir des effets inflationnistes.
De plus, ils estiment généralement que lorsqu’on se rapproche du plein emploi, apparaissent dans l’économie des tensions inflationnistes, notamment parce qu’il est difficile de maintenir le taux de hausse des salaires en harmonie avec le taux de hausse de la productivité moyenne de l’économie ; c’est la théorie du NAIRU définissant le taux de chômage en dessous duquel il ne faudrait pas descendre si on veut maintenir la stabilité des prix (taux pour lequel les experts articulent actuellement un chiffre de 4 à 5 % pour les pays de l’OCDE). Cette vision est notamment exprimée par les banques centrales, divers milieux financiers, une partie des économistes.
À l’inverse, d’autres (théoriciens et praticiens) font observer que l’évolution économique se fait rarement de façon régulière, que l’économie est soumise à des chocs plus ou moins imprévus (d’origine externe ou interne), qu’il faut éviter que les ajustements se fassent essentiellement sur les niveaux d’activité – et donc d’emploi -, et donc qu’il faut envisager, chaque fois que cela peut apparaître efficace, de recourir à une politique de régulation conjoncturelle, en pouvant accepter à la limite, mais de façon temporaire, un léger dérapage du niveau général des prix.
Enfin, on s’interroge sur l’impact que peut avoir sur l’emploi l’ouverture croissante des relations commerciales internationales. On se demande notamment si la concurrence des pays dits à bas salaires ne vient pas réduire chez nous les emplois à faible qualification, amplifiant le chômage des travailleurs peu qualifiés. Là aussi, les opinions sont partagées ; les uns sont particulièrement impressionnés par l’ampleur et la brutalité des restructurations qu’ont connues certains secteurs sous l’influence de la concurrence des tigres asiatiques (et se demandent si le même phénomène ne peut pas se reproduire pour des secteurs de technologie plus avancée), d’autres font remarquer que l’impact direct est en définitive modique du fait que comparée au PIB, l’ampleur des échanges commerciaux des pays membres de l’Union avec les pays non européens est faible (10 % au total et 5 % avec des pays en développement), d’autres enfin évoquent une influence plus subtile sur les modes mêmes de gestion de nos entreprises ; le débat est loin d’être tranché.
La contrainte de la couverture budgétaire
Il s’agit là d’une évidence, cependant souvent oubliée. Beaucoup de mesures se voulant favorables à l’emploi recourent à un financement à partir des budgets publics (État ou collectivités locales). Ces dépenses doivent évidemment être financées et une appréciation correcte de l’impact des mesures en question ne peut se faire qu’en précisant soigneusement les modalités de couverture des dépenses correspondantes (fiscalité, suppression d’autres dépenses, déficit supplémentaire et emprunt) et en tenant compte de leur impact sur le fonctionnement de l’économie et, par ricochet, sur l’emploi. Remarque d’élémentaire bon sens, et cependant la lecture de nombreux articles montre que cette considération est souvent allégrement passée sous silence, faute d’une vision synthétique du fonctionnement de l’économie.
II. Les thérapeutiques mises en œuvre ou envisagées
Face à la variété des éléments qui influencent le volume de l’emploi, les tentatives de lutte contre le chômage peuvent recourir à une vaste palette d’actions, dont la mise en œuvre simultanée devrait être soigneusement organisée. L’encadré, page 39, les présente de façon systématique, autour de cinq points d’impact principaux, la population (aspects quantitatif et qualitatif), la demande de biens et services, la technique, les capacités physiques de production (et les postes de travail), le marché du travail.
Face à la multiplicité des éléments qui influent sur l’emploi et des actions auxquelles on peut envisager de recourir pour améliorer celui-ci, il faut choisir, tant le diagnostic explicatif du chômage constaté que le contenu essentiel de la politique choisie pour y remédier. Plusieurs choix sont possibles (et s’observent), qui diffèrent d’abord par une certaine philosophie de base.
Beaucoup d’analyses mettent prioritairement l’accent sur les dysfonctionnements des mécanismes économiques et les maladresses des politiques économiques. On détecte des imperfections de fonctionnement (on parlera par exemple de rigidités excessives, liées tant à des réglementations inopportunes qu’à une circulation insuffisante de l’information, de niveaux de rémunération inadaptés, de mauvaise adaptation de l’offre à l’évolution de la demande) ; on attire également l’attention sur les effets néfastes de certaines mesures de politiques macroéconomiques (notamment l’effet dépressif sur l’investissement – et, par voie de conséquence sur la création de postes de travail – de certaines politiques menées dans les années qui ont suivi la crise du pétrole de 1973). La thérapeutique proposée comprend alors notamment d’une part des améliorations du marché du travail, d’autre part certaines mesures macroéconomiques. Suivant les cas, on privilégie plutôt les unes ou les autres, mais on reste dans une vision relativement classique du fonctionnement de l’économie et de la société.
D’autres analyses parlent de crise de société et/ou de réforme de la société. Ainsi certaines estiment que le type de croissance que les pays développés ont connu pendant près d’un demi-siècle a fait ses preuves, mais est maintenant révolu et que, au minimum, les liens entre croissance et emploi seront dans le futur très différents de ce qu’ils ont été dans le passé, voire même que le rétablissement d’une croissance forte n’est pas souhaitable : la première affirmation s’appuie sur des observations techniques (telles que l’apparition de la société de communication), la seconde découle plus d’une certaine vision éthique de la vie et du fonctionnement de la société.
D’autres auteurs attachent une grande importance à l’idée que le travail aurait profondément changé de nature et que le concept classique d’emploi serait complètement à repenser ; toutes les analyses classiques seraient alors devenues gravement inadaptées et l’organisation sociale elle-même serait à redéfinir4. En prolongement de cette idée apparaissent les débats sur les rôles respectifs de l’économie marchande et de l’économie non marchande (avec soit des emplois publics, soit des activités assurées par des associations). Ces vues sont particulièrement développées en France, mais se multiplient dans d’autres pays européens, avec d’ailleurs des expressions fort variées. Crise de société, obligeant donc à repenser profondément le fonctionnement de celle-ci (et notamment les mécanismes économiques et l’organisation sociale).
Les deux visions sont profondément différentes, et leurs protagonistes éprouvent certaines difficultés à dialoguer. Et cependant, le dialogue est indispensable, car il est vraisemblable que chacune des parties attire l’attention sur des aspects importants de la vie actuelle et de son évolution, qu’il faut prendre en compte si on veut mettre en œuvre des thérapeutiques applicables et efficaces.
Concrètement l’amélioration de l’emploi en Europe peut ainsi être recherchée en progressant sur trois pistes :
- un assouplissement du fonctionnement du marché du travail, de façon à faciliter les adaptations du système productif, nécessaires pour répondre à l’évolution de la demande, européenne et mondiale, à l’évolution de la concurrence extérieure, enfin à l’évolution des techniques disponibles. Seule cette adaptation permanente permet de rendre l’économie européenne compétitive, de soutenir un développement durable et de favoriser le plein emploi. Mais, par l’accélération des adaptations qu’elle permet, cette flexibilité peut entraîner des coûts sociaux, qu’il faut mettre en balance avec les avantages escomptés et surtout qu’il faut se préoccuper de corriger par des actions adéquates ;
- une modification du contexte macroéconomique, en vue de provoquer une stimulation de la demande globale et d’atténuer l’actuel climat d’incertitude qui inhibe les investissements et les créations d’emplois ; il s’agit de redonner confiance en la perspective d’une croissance durable des débouchés ;
- des transformations de caractère sociétal, concernant le rôle du travail comme facteur d’insertion dans la société, la prise en compte des préoccupations environnementales, les rôles relatifs du marchand et du non-marchand dans l’économie, l’ampleur et l’organisation de l’État-providence, la durée du travail (hebdomadaire, annuelle, sur toute la vie), la répartition des revenus, les relations avec le reste du monde, en d’autres termes le type de capitalisme pour l’Europe de demain.
Les trois pistes ne sont pas antinomiques et il n’y a pas lieu d’en choisir une à l’exclusion des deux autres. Le renforcement de la confiance (piste 2) mènera d’autant plus et mieux à l’embauche (objectif visé) que les ajustements du secteur productif seront plus faciles techniquement (piste 1) et seront mieux acceptés par l’ensemble de la population si on répond à ses aspirations diffuses (piste 3). Les trois pistes doivent donc être explorées simultanément5.
Pour être efficace cette exploration doit être le fait simultané de trois grandes familles d’acteurs, les entreprises (et les milieux professionnels), les travailleurs (et les syndicats), la puissance publique (gouvernement et Parlement), auxquelles certains ajoutent la « société civile » (le monde associatif). L’efficacité requiert que tous ces acteurs jouent leur partition de façon cohérente, ce qui confère un rôle décisif au dialogue préalable et à la négociation.
Et l’europe ?
L’ouverture économique croissante sur l’extérieur des pays européens a substantiellement renforcé les interdépendances entre économies et réduit la marge de jeu de chaque pays agissant isolément ; mais une coordination entre partenaires peut redonner de l’efficacité à de nombreuses mesures. Toutefois, la coordination suppose une harmonie des visions, qui est loin d’être assurée ; quant aux modalités concrètes de l’action, elles doivent être adaptées aux réalités sociologiques et politiques de chaque pays. Il y a donc besoin d’une stratégie européenne pour s’attaquer au problème de l’emploi, mais celle-ci devra recourir à la fois, et de façon cohérente, à des actions communautaires et à des actions nationales ; le contenu des premières – et les possibilités entrouvertes par le traité d’Amsterdam – seront examinées dans un prochain article.
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1. Commission des Communautés européennes. Croissance, compétitivité, emploi. Les défis et les pistes pour entrer dans le XXIe siècle, Bruxelles 1993.
2. Art. 3 B (Traité sur l’Union européenne du 7 février 1992, titre II, art. G, B, 5) – La Communauté agit dans les limites des compétences qui lui sont conférées et des objectifs qui lui sont assignés par le présent traité. Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire. L’action de la Communauté n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du présent traité.
3. Cet article et le suivant utilisent largement le contenu de l’ouvrage collectif publié sous la direction de Pierre Maillet et Wim Kösters Une Europe plus favorable à l’emploi : un programme volontariste. Coll. Prospective européenne, L’Harmattan, oct. 1996 (Cf. page 72).
4. « L’investissement immatériel (éducation et recherche) constitue un actif complémentaire essentiel à la future croissance et à la compétitivité dans la société de l’information planétaire émergente ». Construire la société européenne de l’information pour tous. Commission européenne 1997.
5. Certains lecteurs pourront s’étonner que cette présentation ne mentionne pas explicitement les multiples actions, de caractère plutôt ponctuel, menées notamment par des associations variées. Sans qu’il soit nullement dans notre idée de négliger ces actions très sympathiques, il faut bien en marquer trois limites. D’une part, plusieurs requièrent des subventions publiques : c’est alors un moyen parmi d’autres d’utiliser la dépense publique, qui se fait au détriment d’autres affectations de celle-ci (inévitablement limitée), elles aussi potentiellement créatrices d’emplois : il s’agit alors d’un simple déplacement. Il en va de même lorsque les actions visent à donner des emplois à une catégorie spécifique de personnes (par exemple les habitants d’une ville), cela se faisant souvent au détriment d’autres demandeurs d’emplois, sans qu’il y ait véritablement création nette d’emplois à l’échelon régional ou national. Enfin, il faut prendre conscience de la portée quantitative limitée de ces idées ou de ces actions : si chaque action crée 100 emplois par an (c’est l’ordre de grandeur annoncé) et si 500 actions sont ainsi menées (soit 5 par département moyen ou 2 par ville de 100 000 habitants), cela concerne 50 000 emplois par an, soit 1,5 % du chômage total, ramenant celui-ci de 12 % à 11,8 % de la « population active » : on n’est nullement à la hauteur du problème. On trouve de nombreuses situations de ce genre dans les idées proposées dans divers articles parus dans plusieurs numéros de La Jaune et la Rouge, qui peuvent ainsi constituer des contributions intéressantes, mais nettement insuffisantes, à la lutte contre le chômage.