L’Europe, seul territoire mondial véritablement concurrentiel ?
Il y a longtemps qu’une étiquette Made in China n’arrête plus personne
Les Français ont un rapport étonnant à la concurrence, au commerce et de manière générale à la mondialisation. Ils les détestent sur le principe, et sont en même temps parmi les plus rapides à en accepter les conséquences positives sur leur porte-monnaie.
Il y a longtemps qu’une étiquette Made in China n’arrête plus personne et le low-cost, pourtant antinomique de nos charges sociales élevées, fait un tabac, comme l’a montré l’arrivée fracassante de Free dans le mobile.
Dans le même temps même les politiciens antimondialisation se font facilement photographier autour des avions et des usines d’Airbus, apparemment sans comprendre l’ironie de leur comportement.
REPÈRES
Les enquêtes d’opinion révèlent l’ampleur du rejet de l’économie de marché en France, dans l’absolu et en comparaison avec d’autres pays1. En 2010 déjà, alors que 65 % des Chinois et 55% des Américains estimaient que l’économie de marché est une bonne chose, seuls 15 % des Français partageaient cette opinion. C’était le score le plus bas de tous les pays développés, loin derrière l’Italie (26 %). C’était aussi le chiffre le plus bas pour la France elle-même depuis que ce type d’enquête existe. Les choses ne se sont hélas guère améliorées depuis.
Un peu d’histoire
Le siècle des Lumières porte bien son nom. Les thèses d’Adam Smith et de David Ricardo ont attiré bien des critiques, émanant souvent de gens qui ne les connaissaient pas, mais elles ont aussi bien résisté à l’épreuve du temps que celles de Montesquieu : la concurrence et le commerce sont à la prospérité ce que la séparation des pouvoirs est à la démocratie.
Japon versus Chine
Il n’y a rien de nouveau : dans les années 1850, le Japon de l’ère Meiji s’est donné les moyens de rejoindre le club des « grandes puissances » en acceptant les Occidentaux, tandis que la Chine, en rejetant les étrangers et en se refermant sur elle-même, est devenue une nation du tiers-monde. Le PIB chinois, estimé à 35% du PIB mondial en 1820, était tombé à environ 1% en 1960.
En France flotte vaguement l’idée que l’ouverture de l’économie a pu apporter quelque chose pendant des trente glorieuses distantes et idéalisées, mais que le mal aujourd’hui est l’excès de mondialisation.
C’est un point de vue très hexagonal : les « dragons » et autres « tigres » asiatiques ont tous en commun d’avoir connu une croissance sans précédent dès le moment où ils ont décidé d’ouvrir leurs frontières.
Par opposition, la Birmanie, qui était lors de son indépendance en 1948 le pays le plus riche d’Asie du Sud-Est, se retrouve aujourd’hui à la remorque après des décennies d’autarcie économique.
Marché unique et PIB
En Europe le consensus qui se dégage chez les économistes est que le PIB de l’Union européenne serait aujourd’hui 20% plus faible sans la création progressive du marché unique.
L’euro, présenté comme l’ennemi national numéro un par des politiciens qui séduisent désormais plus du tiers des électeurs, aurait permis une augmentation du commerce intracommunautaire d’au moins 5 % et le surcroît de croissance qui va avec, une étude allant même jusqu’à 14%.
Ces études sont par essence toujours contestables ; ce qui ne l’est pas, c’est que juste avant l’euro nous avons eu le grand bazar monétaire intra-européen, avec les dévaluations dites « compétitives » de 1992 et 1995, et la récession brutale de 1993.
La concurrence, une politique européenne trop intégrée ?
Légèreté d’analyse
La Commission européenne a interdit la fusion Schneider-Legrand pour éviter la constitution d’une position très dominante sur le marché de la basse tension en France, tandis que le tribunal a annulé par défaut d’analyse de la Commission sur un certain nombre d’autres marchés à propos desquels la Commission avait fait preuve d’une certaine légèreté d’analyse. L’élément central de l’interdiction – la création d’une position dominante en France – n’a jamais été remis en cause.
En théorie la politique de concurrence et la politique commerciale sont des « compétences exclusives » de l’Europe, mais le rôle de l’Europe est en fait très différent entre les deux. En matière de concurrence, l’intégration est poussée, avec des pouvoirs exécutifs forts donnés à la Commission européenne.
Même en France, l’action pratique de la Commission est rarement critiquée en matière de contrôle des concentrations et de chasse aux cartels et aux abus de position dominante. Il est donc permis de penser que, dans les grandes lignes, « ça marche ».
Il y a eu cependant quelques exceptions. À défaut de pouvoir les passer toutes en revue, j’aimerais revenir sur l’exemple emblématique de la fusion entre Schneider Electric et Legrand, interdite par la Commission en 2001.
Une interdiction annulée
La réprobation a été quasi unanime en France, sur le thème « Comment ce technocrate italien inconnu, Mario Monti, peut-il se permettre d’interdire la création d’un champion européen ? ». L’affront était aggravé par le fait que le président de la République de l’époque avait plaidé personnellement pour la fusion. L’affaire a rebondi fin 2002, quand le tribunal de première instance de l’Union européenne a annulé la décision de veto, créant un joli chaos juridique puisque Legrand s’était dans l’intervalle vendu à Wendel Investissement et KKR.
Les partisans de la fusion ont évidemment vu dans cet arrêt la « preuve » qu’elle aurait dû être autorisée.
Merci Monsieur Monti
Si la fusion avait été autorisée, Schneider aurait constitué une rente dont nous ferions tous un peu les frais dans nos travaux de rénovation. Il est risqué de spéculer sur ce que Schneider aurait fait de cette rente, mais l’entreprise serait sans doute aujourd’hui fragilisée par sa dépendance envers la France.
Schneider est devenu un leader mondial dans les métiers de demain
L’interdiction a contribué à pousser Schneider à une remise en cause fondamentale de sa stratégie. C’est aujourd’hui l’un des spécialistes mondiaux de la gestion de l’énergie, à la pointe dans les smart grids et autres smart cities.
Avec le rachat d’Invensys, qui vient d’être approuvé sans problème par la Commission, Schneider franchit une nouvelle étape dans les logiciels d’automatismes et s’impose comme l’entreprise de référence face à Siemens et General Electric.
À défaut d’avoir été autorisé à devenir un « champion européen » dans les métiers d’hier, Schneider est devenu un leader mondial dans les métiers de demain. Personnellement, je serais plutôt tenté de remercier M. Monti.
Le commerce, une politique européenne pas assez intégrée
Les États membres sont loin d’être allés aussi loin dans le transfert de compétences en matière de commerce. La Commission n’agit qu’en consultation avec le Comité de politique commerciale, héritier du fameux Comité 113, et « dans le cadre des directives que le Conseil peut lui adresser ».
Bien évidemment, une immense majorité de Français, et peut-être même une majorité de lecteurs de La Jaune et la Rouge, se félicite de ce que les eurocrates ne décident pas seuls. Ils passent pour des naïfs ou des idéologues prêts à toutes les compromissions vis-à- vis de pays tiers dont les marchés sont irrémédiablement fermés aux productions françaises (quoique bizarrement ouverts aux productions allemandes).
Le rôle des États
La réalité est tout autre. J’ai eu la chance, mâtinée de beaucoup de frustrations, de travailler sur quelques dossiers de défense commerciale, notamment le premier dossier combiné antidumping-antisubsides-sauvegarde jamais instruit par la Commission européenne, dans le secteur très sensible des équipements de télécommunications.
Un système absurde
L’absurdité du système actuel fait qu’on en arrive à des situations où un État membre « lâche » l’un de ses industriels en prise à un dumping avéré pour protéger les exportations d’un secteur plus important. C’est ce qui est arrivé il y a quelques mois quand la chancelière allemande, inquiète pour les exportations d’automobiles allemandes vers la Chine, a demandé à la Commission de se calmer sur le dossier des panneaux solaires chinois.
Fort de ces expériences, je peux affirmer que si faiblesse il y a, elle est à rechercher du côté des États membres pris dans leur ensemble, pas de la Commission. Tant que nos États auront l’opportunité de donner des ordres à la Commission, les pays tiers auront tout loisir de diviser pour régner, en menaçant tel État de fermer une usine ou en promettant à tel autre d’en ouvrir une.
Il y a pire. J’ai eu par exemple un client hautement représentatif du modèle européen de croissance durable (production par recyclage de phosphore, substance rare et indispensable à la vie) qui au final a été mis en liquidation après un dumping violent d’un producteur d’Asie centrale, au très grand regret de la Commission impuissante.
La vraie raison : les pays latins se sont vengés des Pays-Bas, pays d’origine du client, connu pour voter quasi systématiquement contre les mesures proposées par la Commission.
Le chacun pour soi
En France, un accord de libéralisation est par définition suspect
En matière d’antidumping, nous sommes au degré zéro de la solidarité, et il s’agit d’un défaut de construction du système d’autant plus regrettable qu’une vraie délégation de pouvoir à la Commission nous protégerait des représailles au niveau national.
Évidemment, le commerce ne se résume pas à l’antidumping. Il y a aussi et surtout les accords de libéralisation des échanges, qui se font de bloc à bloc maintenant que le round de Doha semble définitivement enterré. Dans ce domaine, la méfiance est de règle en France : un accord de libéralisation est par définition suspect.
Notre très chère exception culturelle
Il y a un sujet qui résume mieux que d’autres la pensée collective nationale : l’exception culturelle. Je n’ai pas fait le tour de ce vaste sujet mais je suis à la fois consultant sur certains aspects réglementaires du secteur (droits d’auteur, aides d’État) et minuscule coproducteur en Belgique et en France.
À voir les piètres performances des films français en 2013, il est difficile de ne pas se poser quelques questions. En décembre 2012, un distributeur et producteur français et talentueux a dénoncé des dérives inquiétantes dans Le Monde : par exemple, nombre d’acteurs français connus demandent des cachets dix fois supérieurs en France à ce qu’ils demandent aux États-Unis.
Et il y a peut-être plus inquiétant que le cinéma. Si vous avez un jour eu la curiosité de regarder l’article de Wikipedia France consacré aux séries télévisées, vous aurez peut-être remarqué que la rubrique « exportations » est vide, alors que l’article lui-même est très long et très fouillé. Il n’est pas certain que ce soit un oubli : la France peine à exporter pour 100 millions d’euros de séries par an – le prix des ailes d’un Airbus A 380 – alors que le petit Danemark a exporté dans des dizaines de pays, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni, sa série Borgen, pourtant tournée en danois avec des moyens modestes.
Des accords couronnés de succès
Nous avons beaucoup obtenu dans les deux derniers accords de libre-échange avec la Corée du Sud et le Canada, notamment en matière d’accès aux marchés publics de libéralisation des services (dans lesquels l’Europe est leader mondial, avec des acteurs français innovants et particulièrement compétitifs) et d’accès au marché pour nos produits agricoles, avec une reconnaissance de fait de nos indications géographiques (qui s’opposent frontalement au système américain, qui ne connaît que les marques).
Il est trop tôt pour quantifier les choses avec le Canada, mais le bond fait par nos exportations vers la Corée est impressionnant : 28 % en plus rien qu’en 2012 pour les exportations françaises d’équipements mécaniques et électriques. Le lecteur mal informé objectera que le prix à payer a été une invasion de notre marché par les Hyundai et autres Kia. C’est oublier que ces voitures sont dans leur majorité fabriquées en Europe et donc pas concernées par l’accord.
Coûteuses contreparties
L’UE ne s’est jamais vraiment dotée d’une politique commerciale unitaire
Le prix de cet attachement à l’exception culturelle va bien au-delà des petits prélèvements Canal + ou même de nos impôts. Dans le TTIP2, le gros accord de libre-échange avec les États- Unis en cours de négociation, les Américains ne nous ont pas encore présenté la facture de l’exclusion des services audiovisuels mais elle s’annonce salée.
Il se dit à Bruxelles que la contrepartie minimale pourrait être constituée par l’exclusion des services aériens et maritimes, secteurs très protégés aux États- Unis parce que réputés stratégiques.
Pour l’Europe, ce « moindre mal » serait déjà une petite catastrophe : les trois plus grandes sociétés de transport par conteneurs du monde sont européennes (l’une est française, CMACGM), et nous aurions tout à gagner d’une libéralisation des échanges avec les États-Unis.
Un vrai problème : les marchés publics
Succès danois
La Première ministre danoise, Mme Helle Thorning-Schmidt, rendue célèbre par son selfie avec Barack Obama, offre le coffret des trente épisodes de la série Borgen en cadeau lors de ses visites d’État. Viendrait-il à l’idée de quelqu’un que notre président de la République offre un petit carton de séries vedettes de notre PAF depuis plus de vingt ans ?
Les Danois, qui sont l’un des peuples les plus francophiles du monde, se perdent en perplexité sur notre attachement indéfectible à l’exception culturelle. Moi aussi.
Dans le cadre de son propre processus d’intégration, l’Europe a très tôt combattu le protectionnisme dans les marchés publics, et le résultat est que notre marché européen est aujourd’hui bien plus ouvert que la plupart des marchés tiers.
La dissymétrie est choquante : alors que 90% des marchés publics européens sont (au moins en théorie) ouverts à la concurrence des entreprises non européennes, seuls 32% des marchés publics américains le sont, et le Buy American Act permet malgré tout à l’administration américaine d’y favoriser ses entreprises.
Le pourcentage est de 28 % pour les marchés publics japonais, et de 0% pour les marchés publics chinois et indiens.
Les réticences du Conseil
30 millions d’emplois
L’enjeu est majeur : les marchés publics représentent environ 19% du PIB de l’Union européenne, et les entreprises dont l’activité en dépend directement totalisent plus de 30 millions d’emplois. C’est aussi un secteur en plein essor dans les économies émergentes. C’est enfin un secteur où les entreprises européennes sont très compétitives, du fait justement de l’ouverture de longue date du marché intraeuropéen. La Commission européenne le sait : cette ouverture des marchés publics tiers a été au cœur des négociations avec la Corée et le Canada, et elle est au cœur des négociations en cours avec les États-Unis et le Japon.
Le commissaire Michel Barnier a lancé en 2011 une initiative qui a abouti en mars dernier à une proposition de décision du Conseil3 : en cas de discrimination grave et répétée à l’encontre de fournisseurs européens dans un pays hors Union européenne, la Commission pourrait restreindre l’accès au marché européen aux entreprises de ce pays. Hélas, le Conseil traîne des pieds.
On retrouve ici le problème de départ, qui fait que l’Union européenne ne s’est jamais vraiment dotée d’une politique commerciale unitaire : nous sommes divisés entre des États du Nord à la balance commerciale positive et à forte tradition libre-échangiste et des États latins généralement importateurs nets et moins spontanément convaincus des bienfaits du commerce. C’est peu de dire que ce deuxième camp serait plus fort sans l’exception culturelle française.
Évidemment, l’Europe pourrait mieux faire – encore faudrait-il avoir le courage de lui en donner les moyens. Dénoncer les excès, les déficiences et la naïveté de la Commission, c’est se voiler la face. Le protectionnisme et les monopoles ne résolvent jamais les problèmes de compétitivité, ils ne font que les aggraver.
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1. http://www.ifop.com/media/pressdocument/328- 2‑document_file.pdf
2. Transatlantic Trade and Investment Partnership.
3. Conseil des ministres de l’Union européenne.