L’excellence mathématique française : ses propriétés et ses fragilités
La place de la France dans la production mathématique mondiale est flatteuse. Mais son système de production des élites mathématiques a des fragilités inquiétantes, notamment dans la gestion des carrières des mathématiciens et le manque de compétitivité des universités françaises sur la scène internationale.
Comme les États-Unis, la France figure au plus haut dans les classements internationaux pour sa recherche mathématique de pointe. Pourtant, tout comme aux États-Unis, les résultats scolaires des élèves français en mathématiques sont médiocres et ils déclinent, selon les scores moyens établis tant par les grandes enquêtes internationales (PISA, TIMSS) que par les enquêtes nationales. Il aura fallu attendre le début des années 2000 pour que cette divergence soit pleinement reconnue en France.
Si, comme je l’ai fait avec mon équipe, nous analysons les caractéristiques distinctives de la production des talents mathématiques en France, que voyons-nous ?
Le rôle des grandes écoles
L’élite mathématique est quasi exclusivement issue des classes préparatoires, dont la formation sélective et intensive se fonde sur un contrat d’effort, et des grandes écoles (écoles normales supérieures, École polytechnique) dans lesquelles sont admis les meilleurs étudiants, par la voie des concours. Cette organisation française de la formation sélective supérieure, qui a les traits d’une compétition méritocratique, est efficace mais singulière. Elle est aujourd’hui souvent critiquée pour son défaut d’ouverture sociale et pour sa contribution à la dissuasion des vocations et des carrières féminines en mathématiques. De fait, les mathématiciens se recrutent d’abord parmi les enfants d’enseignants, d’ingénieurs et de scientifiques.
L’excellence mathématique française
L’excellence mathématique française a alimenté le tableau des médailles Fields. Depuis qu’elles sont régulièrement décernées (tous les quatre ans) à partir de 1950, treize mathématiciens français (dont deux doubles-nationaux) ont été distingués. De même, la sélection très prestigieuse des orateurs des séances plénières des congrès internationaux de mathématiques, qui se tiennent tous les quatre ans depuis 1893, place la France au deuxième rang, mais loin derrière les États-Unis. Il est vrai que les États-Unis ont, notamment depuis les années 1920, attiré en nombre croissant des mathématiciens nés à l’étranger, du fait du nombre et de l’excellence de leurs universités de recherche intensive et de la densité de leur communauté mathématicienne. Cette ouverture internationale est visible en France, mais ne reproduit pas aussi directement la corrélation entre excellence et ouverture qui fonde l’attractivité états-unienne. Et les talents mathématiques français sont, eux aussi, désormais attirés plus aisément vers l’étranger.
Le gender gap
C’est en réalité surtout l’amont des trajectoires conduisant au recrutement dans les grandes écoles qui est critiqué, puisqu’il exprime les chances inégales d’une socialisation familiale et scolaire favorable. En revanche, la procédure des concours marque l’attachement à des règles de juste compétition. S’agissant du considérable gender gap mathématique, il n’est pas propre à la France, mais le risque est grand qu’il s’accroisse encore, au vu des réformes récentes de l’enseignement au lycée. Celles-ci ont arrimé les mathématiques à un choix de spécialisation d’une plus étroite minorité et les ont écartées de la formation de base d’une majorité d’élèves. Les effets ont été immédiats sur l’élargissement du gender gap.
Une méritocratie ?
La performance du système français de formation des élites mathématiques satisfait deux des trois critères d’une méritocratie : l’équité procédurale (le recours aux concours) et l’efficacité (la trajectoire d’excellence). Mais elle manque de satisfaire le critère de l’équité sociale, évoqué plus haut. Les deux premiers critères ont une pertinence peu contestable dès que le regard est porté vers la compétition internationale, puisque la production des talents scientifiques (telle qu’elle est pratiquée dans les plus grandes universités mondiales) est tout aussi sélective et intensive. Le déséquilibre entre équité sociale et efficacité est visible dans toutes les grandes nations à haute performance en mathématiques, en France, aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Suisse, au Japon ou en Chine.
“ Le déséquilibre entre équité sociale et efficacité est visible dans toutes les grandes nations à haute performance en mathématiques.”
Le rôle de l’environnement familial
La surreprésentation des enseignants et des scientifiques parmi les parents de mathématiciens nous met sur la voie d’une explication simple de ce déséquilibre, la nature particulière de la socialisation à l’effort en mathématiques. Celle-ci doit être précoce, être empreinte d’une culture ludique des défis posés par la résolution de problèmes et d’énigmes, et être modelée par une culture comportementale, celle des difficultés à surmonter, moyennant ténacité et entraînement, comme aux échecs, en musique ou dans le sport. La boucle de progression cumulative des capacités mathématiques à travers ces épreuves de socialisation est d’autant plus productive que l’environnement familial est stimulant et que la complémentarité entre socialisation scolaire et socialisation familiale est grande, pour soutenir la motivation à l’effort et à la gratification différée.
L’investissement périscolaire
Le fait d’observer dans la biographie des mathématiciens, et dans la performance des nations les plus réputées, la pratique fréquente des investissements périscolaires dans les clubs et dans les équipes des multiples compétitions mathématiques, qui scandent la socialisation précoce évoquée à l’instant, a une portée essentielle. Très étudié ailleurs, cet investissement périscolaire dans les mathématiques l’est beaucoup trop peu en France. Sa mention dans le rapport Villani-Torossian de 2018 était bienvenue. Cinq des médaillés Fields français ont été lauréats aux Olympiades de mathématiques, sur huit possibles, depuis que la France y participe (à partir de 1967). Ces concours ne sont que la pointe d’une pyramide de compétitions et d’actions associatives, qui supposent l’égale implication des élèves, de leurs parents, de leurs professeurs et de leurs « entraîneurs ». La socialisation à l’effort persévérant et non punitif est l’un des facteurs explicatifs des différences de trajectoires entre les élèves, mais aussi des différences de performance des systèmes éducatifs des différents pays.
La carrière en mathématiques
En France, la carrière des mathématiciens et des mathématiciennes peut prendre trois voies principales : l’enseignement en classe préparatoire, à l’exclusion de la recherche ; la pratique de la recherche dans un grand organisme de recherche (CNRS, Inria, tout particulièrement) ; la pratique conjointe de l’enseignement et de la recherche dans les emplois universitaires, qui constituent la majorité des carrières. Une doctrine assez simple pour relier ces rôles fut établie à partir des années 1960 par les grandes figures de la communauté mathématique française qui exercèrent des responsabilités dans l’administration de la recherche et de l’enseignement supérieur. Cette doctrine comportait trois clauses.
D’abord, les classes préparatoires et les grandes écoles sont un rouage essentiel de la formation intensive de haut niveau, qui a des propriétés de sélectivité et d’incitation comparables à celles des grandes universités de recherche états-uniennes ou britanniques.
Ensuite, l’avantage procuré par une carrière de pure recherche au CNRS devait rester temporaire, pour permettre aux jeunes mathématiciens prometteurs d’exprimer leur plein potentiel pendant leurs années de plus grande créativité, puisque la maturité scientifique est plus précoce en mathématiques que dans les sciences expérimentales. Les jeunes chercheurs recrutés au CNRS étaient incités à rejoindre ensuite l’université pour y former les jeunes talents qu’ils avaient été eux-mêmes. C’est le cas de presque tous les médaillés Fields français, par exemple.
La question des emplois universitaires
Enfin, les emplois universitaires devaient être créés en nombre continûment croissant pour répondre à la massification de l’enseignement supérieur, dans les deux périodes clés de forte expansion des effectifs étudiants (1958−1976 et 1988–1996). Mais, comme la création d’emplois de maître de conférences a toujours été plus de deux fois supérieure à celle de professeur, une vive pression démographique et un accroissement des charges d’enseignement, défavorable à la production de recherche, conjuguaient leurs effets pour peser sur les chances de carrière ascendante. La création d’un corps de maîtres de conférences hors classe, en 1989, a cherché à alléger cette double pression, en reconnaissant l’importance des tâches d’enseignement et de service, et en introduisant ainsi un découplage tendanciel des tâches d’enseignement et de recherche.
Recherche et (puis) enseignement ?
La doctrine ainsi établie pouvait être tenue pour vertueuse, parce que la séparation nette entre des activités de recherche et des activités d’enseignement était jugée dysfonctionnelle. C’est l’écho du pacte humboldtien qui a fondé l’université moderne au XIXe siècle : pas d’enseignement supérieur de qualité sans contact étroit avec le travail de recherche, tant les deux tâches doivent rester complémentaires. Cette complémentarité est surtout évidente au niveau doctoral, et en mathématiques plus particulièrement, tant l’enseignement doctoral agit comme un levier de développement des talents précoces, dans une science dotée d’une culture très présente de la transmission généalogique.
Une mobilité plus rare
Cette doctrine a‑t-elle eu le succès espéré ? Oui, puis non. Mes recherches montrent que, parmi toutes les disciplines scientifiques, les mathématiques se sont le plus engagées dans cette incitation à la mobilité. Mais cette mobilité est désormais plus rare, sous l’effet d’au moins quatre évolutions. D’abord l’institutionnalisation des carrières de recherche au CNRS s’exprime dans l’augmentation des effectifs de chercheurs en mathématiques et dans le recours aux outils de gestion de la démographie du corps, qui favorisent la mobilité ascendante interne, comme dans les autres disciplines scientifiques du CNRS, en décloisonnant l’accès au corps des directeurs de recherche, puis la progression de grade. Ensuite la fluctuation de l’offre de postes de professeur d’université en France décourage, dans les phases de décrue, les candidatures des chercheurs à la mobilité, sauf pour ceux des candidats les plus brillants qui y aspirent.
Une augmentation des charges
Troisièmement, la charge des activités d’enseignement et de service s’est accrue à l’université, sous l’effet de l’accroissement de la population étudiante et de sa plus forte hétérogénéité, sous l’effet de la réorganisation semestrialisée des enseignements et sous l’effet du remodelage des grandes universités, qui augmente les complexités procédurales, tout en entretenant une situation endémique de sous-effectifs administratifs. Le committee work, qui implique les universitaires dans la gestion de leurs enseignements et dans l’évaluation des financements sur projet, augmente. Seul un taux élevé d’encadrement dans les universités les mieux dotées en enseignants-chercheurs leur permet de préserver l’effort individuel soutenu de recherche, notamment via l’allocation différenciée des tâches.
La compétition internationale
Enfin les grandes universités mondiales se livrent une compétition plus fiévreuse pour attirer les talents, en offrant des conditions de rémunération et de travail (incluant les solutions proposées aux conjoints et aux enfants des couples mobiles) très supérieures à celles qui prévalent en France, et en offrant l’accès à des viviers eux-mêmes internationaux, compétitifs et sélectifs, d’étudiants, de doctorants et de postdoctorants.
Avoir une gestion des carrières plus flexible ?
Des pressions grandissantes s’exercent ainsi sur la matrice de l’excellence mathématique française. Il est facile de comprendre que l’attractivité des carrières de pure recherche augmente si le travail universitaire n’est plus que fictivement partagé à moitiés égales entre enseignement et recherche, comme le prescrit son statut. Le modèle humboldtien de pleine et féconde complémentarité fonctionnelle entre l’enseignement et la recherche ne paraît actuellement soutenable que dans les universités de recherche intensive et dans les grandes écoles.
“Les mathématiques ne sont plus seulement un domaine, elles sont un enjeu.”
Une plus grande flexibilité dans la gestion des carrières au long du cycle de vie professionnelle permettrait de réduire le teaching-research gap, pour écarter le risque d’une tension conflictuelle croissante entre les universités, d’une part, et les grands établissements de recherche et de formation sélective graduate, d’autre part. Les mathématiques recourent déjà beaucoup aux solutions d’allègement de charge procurées par l’Institut Universitaire de France et d’implication des chercheurs dans certaines tâches d’enseignement, et aux semestres de délégation au CNRS, mais les besoins s’élèvent désormais de plusieurs crans.
Le défi posé par la sous-représentation des femmes dans les carrières en mathématiques suppose, quant à lui, une grande variété d’actions pour que soit brisée la spirale d’une désaffection autoentretenue.
Redresser les maths au lycée !
Enfin, le redressement de la situation des mathématiques dans l’enseignement primaire et secondaire s’impose doublement. D’une part, les rouages du modèle décrit plus haut de l’excellence mathématique française peuvent se fissurer graduellement et silencieusement depuis la base de l’édifice. D’autre part, une concurrence internationale plus vive que jamais s’est saisie de la valeur économique et sociétale des formations, des compétences et de l’excellence dans les sciences et les technologies, et dans le savoir le plus universellement nécessaire à toutes ces sciences et technologies, celui des mathématiques. Les mathématiques ne sont plus seulement un domaine, elles sont un enjeu.
L’auteur tient à remercier pour leur soutien à ses recherches sur les mathématiques la Fondation du Collège de France et la Fondation LVMH.
Références
- Pierre-Michel Menger, Colin Marchika, Yann Renisio, Pierre Verschueren « Formations et carrières mathématiques en France : un modèle typique d’excellence ? », Revue française d’économie, 2020, vol. 35.
- Pierre-Michel Menger « Academic Work. A Tale of Essential Tension between Research and Teaching », Sociologisk Forskning, 2016, 53, 2.
- Pierre-Michel Menger, Pierre Verschueren (dir.) Le Monde des mathématiques, Paris, Seuil, à paraître, automne 2023.