L’exclusion et le développement des technologies
Dans les sociétés modernes, le moteur principal des changements observables est le développement de la technologie. C’est par cette voie que la créativité naturelle des hommes s’exprime et se traduit par des produits, des services, en un mot, par des activités nouvelles.
Or ces changements jouent un rôle très important dans le domaine social ; c’est ainsi que, pendant plus d’un siècle, la plupart des hommes ont cru que la science conduirait au bonheur.
Ceci n’est malheureusement que partiellement vrai et le progrès a pu engendrer des effets pervers : l’exclusion moderne que nous connaissons dans nos pays développés est un de ces effets qu’il faut analyser et combattre.
L’analyse de l’exclusion moderne est présentée à partir de deux constatations.
Le progrès technologique fournit aux hommes des instruments de puissance qui, s’ils sont maîtrisés, facilitent leur travail et leur donnent un avantage sur ceux qui ne peuvent les utiliser ; le cas le plus évident est l’usage de l’informatique. Or l’apprentissage des métiers nouveaux fondés maintenant, de plus en plus sur l’utilisation de l’informatique, exige une formation que ceux qui, du fait de leur situation d’exclusion, auront été en situation d’échec et donc prêts à s’éliminer d’eux-mêmes de la possibilité d’apprendre qui pourrait leur être donnée.
Pourtant, les expériences menées dans les cités défavorisées sont là pour prouver avec quelles facilités ceux qui sont accompagnés se mettent à l’informatique, quels que soient leur âge et leur niveau de formation. Encore faut-il que cette possibilité leur soit donnée d’acquérir les concepts abstraits de plus en plus nécessaires dans les emplois futurs.
La complexité provenant de l’accumulation de nouveaux moyens et des concepts abstraits correspondants laisse donc beaucoup d’hommes et de femmes sur le bord du chemin. Ce fait s’aggravera naturellement, à la fois parce que le progrès technologique continuera et parce que les parents, qui pouvaient aider leurs enfants quand l’évolution des technologies était suffisamment lente, ont de plus en plus de difficultés eux-mêmes à dominer les nouveaux concepts.
Les classes les plus défavorisées seront les plus touchées et tout particulièrement les enfants issus des milieux déjà exclus s’ils ne sont pas accompagnés et soutenus.
Un autre phénomène résulte du progrès technologique. En effet, les technologies récentes ont contribué au développement des moyens de transport et de télécommunication qui ont conduit à la mondialisation des marchés. Ce phénomène est loin d’être achevé. Une de ses conséquences est la concurrence des pays en développement à salaire bas par rapport aux pays industrialisés comme la France. Ceci a de fortes implications sur les industries manufacturières, qui emploient des personnels peu qualifiés. C’est ainsi que l’industrie textile ou l’industrie de la chaussure ont perdu de nombreux emplois.
La délocalisation des industries à forte proportion de salaires bas se poursuit et se poursuivra tant que les disparités de salaire seront fortes entre les pays du monde. De ce fait, les personnes à qui n’aura pas été donnée la possibilité de suivre les progrès technologiques trouvent peu d’emplois qu’elles puissent assumer, sinon les emplois de proximité. Les victimes de l’exclusion « culturelle » deviennent des chômeurs. Ils perdent leur moyen d’existence et tombent dans la grande pauvreté.
Les jeunes générations sont obligées de faire de gros efforts pour accéder au savoir, de plus en plus abstrait. De ce fait, les jeunes des milieux favorisés consacrent l’essentiel de leur temps à leurs études et il leur est difficile de connaître ce qui se passe dans les milieux les plus défavorisés. Ce phénomène est d’autant plus important que les nantis du savoir et les exclus » culturels » se regroupent, chacun de leur côté, dans des lieux qui prennent alors des caractères de ghettos.
Il en résulte une connaissance caricaturale des uns et des autres qui engendre d’abord méfiance et incompréhension, puis haine et climat insurrectionnel. Ce phénomène est observable dans tous les pays développés et notamment en France. Il est d’autant plus inquiétant que l’accroissement prévisible de nouvelles innovations et la concurrence mondiale que nous connaissons ne pourront que creuser encore le fossé qui existe entre ceux qui peuvent suivre le progrès technologique et ceux qui sont laissés au bord du chemin.
Cette analyse est certes simplifiée. L’observation de l’évolution du monde développé durant les deux dernières décennies montre qu’elle est sensiblement conforme à la réalité.
Que peut-on faire pour profiter de l’explosion de l’imagination et des innovations tout en évitant l’exclusion « culturelle » qu’elle provoque naturellement dans l’état actuel des choses ?
Il ne peut être question de condamner le penchant des hommes à chercher toujours plus et donc à innover : il s’agit là d’un phénomène intrinsèque à la nature humaine, qui ne pourrait être combattu qu’avec des moyens totalitaires dont l’histoire a montré les dangers et les limites. Il faut à la fois orienter les esprits innovants vers les objectifs les moins dangereux pour l’humanité en s’appuyant sur des comités d’éthique et rechercher dans l’accès de tous à la culture et à la formation des solutions sociales tenant compte de l’évolution probable des innovations et du développement qui les accompagnent.
Les actions concrètes à mener sont de deux natures : tout d’abord, il faut informer les uns et les autres des tendances de l’évolution de la société, qui sont caractérisées par une rupture culturelle entre deux groupes : ce point est essentiel, car on ne peut entreprendre aucune action sur les hommes sans l’information nécessaire.
Il faut expliquer à ceux qui ont la chance de suivre les progrès technologiques et scientifiques que leur intérêt bien compris n’est pas de se détacher du reste de la société, mais au contraire d’accroître l’impact de leur formation auprès des populations en difficulté. Cet intérêt résulte d’abord du risque d’explosion de la société dont ils seront certainement les victimes ; il provient aussi du fait que les clients futurs seront plus nombreux si le nombre d’exclus diminue ; enfin pour ceux qui ont un idéal moral, leur action de combat contre l’exclusion prend une justification encore plus grande à leurs yeux.
Il faut enfin connaître et écouter les exclus, comprendre leur détresse, leur expliquer d’abord qu’ils ne sont d’aucune manière coupables de ce qui leur arrive. Il faut qu’ils reçoivent de quoi vivre décemment. Mais ce qui est le plus important, me semble-t-il, c’est que tout soit fait pour qu’ils retrouvent dignité et espoir. C’est en effet la condition nécessaire pour qu’eux-mêmes et surtout leurs enfants puissent rattraper le train dans lequel sont embarqués les plus nantis en matière de savoir.
Il faut donner de l’espoir. Dans le monde actuel, ceci passe par la possibilité pour les exclus ou plutôt pour leurs enfants de participer activement au développement de nos sociétés. Cela n’est probablement pas possible pour tous. Pour que tous les exclus aient la même chance et de l’espoir et ainsi puissent participer à l’ascension sociale, il faut compenser le handicap culturel. Il faut détecter les talents et les mérites de chacun sans aucune exclusive.
Tout cela est bien sûr et avant tout le rôle des enseignants et des formateurs, mais il existe des hommes et des femmes prêts à jouer le rôle des instituteurs et des prêtres des époques précédentes et qui parraineraient les jeunes de qualité pendant leurs études. Ce rôle pourrait être rempli par de jeunes étudiants qui auraient pris conscience de l’injustice de l’exclusion et de leur intérêt propre et par des retraités en manque d’activité.
Ce type d’action existe déjà à petite échelle ; c’est ainsi que de jeunes polytechniciens ont fait leur service national dans des organisations d’insertion et cette opération, certes limitée, est un succès. Il faut amplifier ces efforts en utilisant intelligemment les moyens de communication modernes et en s’appuyant sur les organisations existantes, associatives notamment. Il existe beaucoup de bonnes volontés chez les jeunes et chez les personnes retraitées qu’il faut mobiliser.
En conclusion, la lutte contre l’exclusion « culturelle » moderne est un enjeu essentiel pour la stabilité des sociétés humaines. Compte tenu du rythme de l’évolution des technologies, moteur du changement, nous devons sans tarder mener des actions de combat nécessaires, comme celles qui sont proposées ci-dessus et qui demandent peu de moyens matériels, mais beaucoup de bonne volonté. Les associations jouent déjà et joueront un rôle décisif : l’A.X. et le groupe X‑Action s’y sont engagés.