L’exclusion sociale, un défi. Présentation du numéro
Le 26 novembre 1997, à l’École polytechnique, une dizaine de jeunes élèves de la promotion 1996 ont présenté au général commandant l’École, à quelques-uns de leurs camarades et à une centaine d’anciens ce qu’ils avaient vécu avant d’entrer à l’École, durant leurs huit mois de service civil dans des quartiers sensibles de banlieue.
Affectés à des collèges de l’Éducation nationale, à des commissariats de police, à des missions locales ou à des associations qui œuvraient dans le domaine de l’insertion sociale, ils avaient rencontré des mondes et des mentalités très éloignés de tout ce qu’ils avaient connu jusqu’alors, faisant la découverte d’un véritable fossé culturel. C’est en fonction de leur regard que nous avons proposé à la rédaction de La Jaune et la Rouge de composer ce numéro spécial sur le thème de la fracture sociale.
Le contenu
Nous avons commencé par les interventions des élèves auxquelles font suite celles de trois adultes qui, lors de cette même soirée, leur avaient fait écho en relatant comment, dans le cadre de leur vie professionnelle, ils avaient rencontré l’exclusion sociale. Nous avons voulu ensuite entrer dans la compréhension des mécanismes de la fracture, et pour cela nous avons sollicité trois experts de donner leur point de vue sur les trois principaux domaines de l’exclusion, que sont l’école, l’emploi et le logement.
Puis nous avons donné la parole à des témoins : les uns ont personnellement vécu les processus de l’exclusion dans le déroulement de leur vie scolaire ou dans leur situation de chômeurs, d’autres se sont engagés dans la lutte contre l’exclusion, acteurs dans des services sociaux, dans des organisations humanitaires ou dans des entreprises ; d’autres enfin ont fait un détour pour la rencontrer, cinéastes, musiciens, hauts fonctionnaires ou responsables d’entreprises.
Le message
Les auteurs de ce numéro sont évidemment très sensibles à la dimension sociale du problème de l’exclusion, car pour eux les valeurs en jeu sont celles des droits de l’homme pour tous et de la solidarité. Mais ils sont également convaincus de la dimension économique des problèmes qu’ils soulèvent.
Dans ce temps de mondialisation des économies, il leur paraît évident que la meilleure compétitivité de la société française dépend aussi de sa capacité à mieux valoriser son potentiel humain, et notamment à refuser que soient si nombreux ceux qui restent sur le bord, sous prétexte d’ignorance ou de marginalité. Ils voudraient, par ce numéro, interpeller la communauté polytechnicienne sur trois points.
• Il s’agit d’abord de l’éducation et de la formation : il est ici question d’échec scolaire qu’il faut prévenir, et plusieurs de nos témoignages font ressortir tout ce qu’il reste à faire dans ce domaine. Mais il faut entendre aussi une autre interpellation sur la nécessité de rendre cet échec réversible en développant la formation à tous les niveaux.
Les entreprises avaient autrefois leurs ateliers d’apprentissage, qui les confrontaient à la tâche de former des jeunes sans qualification. Cette tâche est maintenant renvoyée sur l’école où ses résultats ne sont mesurés qu’à l’échelle de diplômes, lesquels marquent les individus pour leur vie entière.
Nous parlons ici d’une seconde chance qui permettrait de reconnaître et de valoriser le plus grand nombre de nos concitoyens. « Je crois qu’il est très important que nous disions que personne, absolument personne, n’est incapable d’avoir une vraie formation », déclarait Geneviève Anthonioz de Gaulle lors du colloque organisé pour le 200e anniversaire de l’École.
• Il s’agit ensuite de l’emploi et du chômage : ce numéro traite des difficultés de l’accès des jeunes à l’emploi, de l’irréversibilité du chômage et de l’inertie qui paralyse la création d’emplois. Pour améliorer leur image boursière, des entreprises font le choix de supprimer des emplois. Les artisans préfèrent refuser du travail pour s’épargner les soucis d’une embauche. Enfin ceux qui désirent créer leur propre activité choisissent souvent de rester dans l’informel pour éviter des tracas et échapper aux prélèvements obligatoires. Que pourrait-on faire dans tous ces cas, pour préserver l’avenir sans mettre en péril les institutions ?
• Il s’agit enfin de curiosité pour la réalité du fonctionnement social de notre pays. Aucune statistique ne peut remplacer la connaissance des hommes, des femmes et des familles que ce fonctionnement tend à exclure, et aucune politique, si généreuse soit-elle dans sa présentation, ne peut s’appliquer correctement si elle n’est pas fondée sur cette connaissance.
On parle maintenant de l’intelligence économique nécessaire à la direction des entreprises et des États1. Dans ce numéro, c’est de l’intelligence sociale qu’il s’agit, celle qui serait nécessaire pour organiser un développement harmonieux dans la démocratie.
L’envoi
Nos parlementaires ont débattu pendant plusieurs semaines d’un projet de loi sur l’exclusion sociale. Par ce numéro nous voulons signifier que ce problème concerne particulièrement la communauté polytechnicienne.
Suivant les termes de Geneviève Anthonioz de Gaulle lors de ce même colloque, « il serait temps qu’on s’en occupe sérieusement. Je pense que c’est tout à fait votre rôle, à vous Polytechniciens. D’abord, c’est notre rôle à tous, bien sûr, nous sommes tous privilégiés ici, mais peut-être que sans l’être particulièrement, vous avez, me semble-t-il, une dette envers les autres. Vous avez reçu quelque chose d’exceptionnel et je pense que cela, vous devez le partager. »
_______________________________
1. « L’intelligence économique peut être définie comme l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution… de l’information utile aux acteurs économiques. » Extrait du rapport « Intelligence économique et stratégie des entreprises ». Commissariat au Plan, 1994, La Documentation Française.