L’expert de justice : expert du juge, expert de partie
L’intervention, dans le cadre d’une expertise judiciaire, d’experts mandatés par les parties peut améliorer la recherche de la vérité. L’efficacité commande que cette intervention se situe le plus en amont possible. La crédibilité des experts impose une déontologie stricte fondée sur la loyauté, l’objectivité et l’impartialité.
REPÈRES
Le statut des experts judiciaires a été organisé par une loi du 29 janvier 1971, profondément remaniée par la loi du 11 février 2004 et son décret d’application du 23 décembre 2004. Sont prévues notamment une procédure de réinscription tous les cinq ans, véritable réexamen des compétences de l’expert, et ce, après une période probatoire de deux ans, ainsi que des obligations de formation, à la charge des experts : formation aux principes directeurs du procès et aux règles de procédure applicables aux mesures d’instruction confiées à un technicien.
Qu’est-ce qu’un » expert de justice » ?
L’expert de justice est, en procédure française, un professionnel de sa science ou de sa technique – et non un professionnel de l’expertise – intervenant de façon occasionnelle pour éclairer le juge sur des questions de fait – et non de droit – qui sont de son domaine de compétence. Il est inscrit par les juridictions sur des listes officielles : devant les juridictions de l’ordre judiciaire, experts près une cour d’appel, le cas échéant en outre agréés par la Cour de cassation (liste nationale), devant les juridictions de l’ordre administratif, experts près une cour administrative d’appel, une liste étant prévue (mais non encore établie à ce jour) d’experts devant le Conseil d’État. L’expert de justice est avant tout l’expert du juge Devant les juridictions de l’ordre judiciaire on parle encore d’experts judiciaires. La désignation experts de justice recouvre les experts devant les deux ordres de juridictions.
Spécialités expertales
Les experts sont inscrits dans une ou plusieurs spécialités, la « nomenclature des spécialités expertales » ayant fait l’objet d’un arrêté ministériel en matière judiciaire ; les grandes familles de cette nomenclature sont les suivantes : agriculture, industrie, construction, comptabilité-finances, santé, criminalistique, objets d’art. Le statut de l’expert devant les juridictions administratives est moins élaboré que celui existant en matière judiciaire et assez souvent le juge administratif » puise » dans les listes d’experts judiciaires.
Cependant une précision importante a été apportée par la jurisprudence administrative qui reconnaît à l’expert la qualité de collaborateur occasionnel du service public de la justice.
Il faut souligner, car c’est la différence fondamentale entre la conception romano-germanique et la conception anglo-saxonne, que l’expert de justice est avant tout l’expert du juge : c’est le juge qui l’inscrit sur une liste, le désigne dans un procès, fixe sa mission, en suit la réalisation, » taxe » ses honoraires. À l’inverse, dans le système de Common Law, chaque partie se présente en général devant le juge avec son expert, expert-témoin, et le juge, après une procédure de confrontation des thèses en présence, incluant la discovery, tranche entre celles-ci.
Définir un cadre pour l’expert de partie
Droit continental
En matière d’expertise, on oppose souvent droit anglo-saxon et droit continental. On notera que ce dernier semble présenter des garanties assez solides en matière d’indépendance et d’impartialité des experts, et que les procédures de réexamen périodique et les obligations de formation doivent également, normalement, renforcer la compétence des experts. Le système serait par ailleurs moins coûteux.
Le propos de cet article n’est pas de comparer ces conceptions. La question qui va être examinée ici part du constat que les experts français (est-ce un début de convergence des systèmes ?), dès lors qu’ils n’interviennent par principe que de façon occasionnelle pour éclairer le juge dans un procès, peuvent également être sollicités par des parties, dans naturellement d’autres affaires, pour être à leurs côtés.
Rien n’interdit de telles interventions qui peuvent se révéler bénéfiques, que ce soit avant tout procès, lors du procès et en particulier dans le cadre d’une expertise judiciaire confiée à un autre technicien, voire plus exceptionnellement après qu’un expert nommé par le juge a rendu son rapport. Mais il est rapidement apparu qu’il était nécessaire d’encadrer celles-ci par des règles de déontologie, afin de garantir l’objectivité, l’indépendance et l’impartialité des avis ainsi donnés par des experts, dits de partie, par ailleurs inscrits sur des listes officielles d’experts de justice.
La nécessité d’une controverse
Principe de la contradiction
Longtemps défini comme le droit pour chacun « d’être appelé et de pouvoir répondre « , ce principe a été réaffirmé par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme qui dispose : » Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
La controverse scientifique et technique est indispensable à la manifestation de la vérité. Le procès, comme l’expertise, se réfère de façon permanente à un principe essentiel, celui dit » de la contradiction « .
Le Code de procédure civile (qui s’applique, bien sûr, notamment aux juridictions commerciales) le rappelle en son article 16 :
La controverse, au sein de l’expertise, est indispensable à la manifestation de la vérité
» Le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction « ; de même le Code de procédure pénale stipule explicitement que « la procédure pénale est contradictoire « . Si le Code de justice administrative est moins tranché, la jurisprudence est en revanche constante, les modalités de mise en oeuvre de la contradiction pouvant présenter des nuances avec la matière judiciaire, de même d’ailleurs que dans cette matière la procédure pénale a aussi ses spécificités qui font, encore aujourd’hui, souvent débat.
Rechercher la vérité
Un caractère contradictoire
Le juge de cassation veille avec fermeté au respect du caractère contradictoire de l’expertise ; il n’hésite pas à annuler des expertises pour non-respect du principe de la contradiction (ce qui constitue un véritable sinistre judiciaire, car il faut alors souvent reprendre les opérations à zéro).
Mais ce n’est pas seulement une question, aussi fondamentale qu’elle soit, de droits de l’homme et de respect des libertés individuelles. La contradiction est en effet, en outre, une voie efficace de recherche de la vérité, surtout lorsque des opinions opposées peuvent se manifester et il n’est pas non plus exagéré de penser que la pratique de la contradiction constitue un véritable filet de sécurité pour l’expert de justice.
Nous savons tous en effet que les mêmes faits peuvent être présentés et donc ressentis ou analysés de façon différente, selon les points de vue adoptés. L’obligation de se replacer dans les circonstances mêmes où est né le litige, circonstances qui ont souvent perdu leur évidence, accroît cette imprécision. La controverse, au sein de l’expertise, n’en est que plus nécessaire. En fait, elle est indispensable à la manifestation de la vérité.
Réduire les incertitudes
Impartialité et force probante
Il faut le rappeler : l’expert de justice a un devoir d’impartialité, ce qui signifie qu’il ne doit pas avoir d’idées préconçues, doit tout au contraire explorer toutes les explications possibles, en étant guidé par la seule recherche de la vérité. À défaut, l’expertise de justice perdrait la valeur probante qui est précisément sa raison d’être.
Si l’expert de justice est souvent, dans des cas complexes, simplement un réducteur d’incertitudes (dans la mesure où il se limitera à dire, selon le mot de Carl Popper, « le certainement faux et le possiblement vrai »), et s’il revient en définitive au juge seul de trancher le litige (la juris dictio, qui a pour corollaire une appréciation souveraine des faits par le juge), il n’en reste pas moins que l’expert doit accomplir son travail avec le maximum de rigueur, ce qui impose un examen aussi large que possible des causes comme du déroulement des faits qui sont à l’origine du conflit. D’où la nécessité de débattre, c’est-à-dire d’organiser, au sein de l’expertise, une véritable controverse scientifique et technique.
Les parties et leurs conseils naturels, que sont les avocats qui les représentent, sont-ils toujours en mesure de participer à cette nécessaire controverse ?
Il est permis d’en douter pour les questions les plus complexes. Dès lors l’intervention d’un conseil technique, aux côtés de la partie et de son avocat, s’impose. Et il est légitime de rechercher celle d’un homme de l’art dont la compétence a été reconnue par l’inscription sur une liste d’experts de justice.
Agir en amont
Indépendance
Le soupçon peut exister qu’un expert soit consulté par la partie au motif qu’il est supposé avoir l’oreille du juge. Mais d’une part c’est ne compter pour rien l’indépendance d’esprit à laquelle s’obligent tant le magistrat que l’expert, d’autre part exclure les experts de justice de ces consultations ne serait guère efficient pour la manifestation de la vérité, aboutissant à deux corps de professionnels dont la probable opposition risquerait, à l’opposé du but recherché, d’être source de confusion.
La controverse entre experts doit, à l’évidence, intervenir le plus en amont possible. Il est en effet bénéfique pour une partie, avant de décider d’engager un procès, de s’informer préalablement sur la solidité de ses prétentions en sollicitant l’avis d’un expert qui l’éclairera sur la façon dont celles-ci peuvent être comprises et, le cas échéant, acceptées.
De même, en cas d’expertise ordonnée par le juge, l’intervention précoce d’experts de partie pourra permettre de mieux cadrer le problème et partant, de gagner du temps (alors même que le reproche le plus souvent formulé à l’égard des expertises de justice est leur durée).
Éclairer l’expert de justice
Enfin, l’intervention d’un expert de partie après dépôt par l’expert de justice de son rapport devrait rester exceptionnelle. Encore faudrait-il toutefois que l’expert de justice ait bien exploré le problème dans toutes ses dimensions et implications, ce qui n’est pas toujours le cas mais, il faut aussi que les parties, qui ont à cet égard un rôle essentiel à jouer, l’aient correctement éclairé.
Définir une déontologie pour l’expert de partie
L’encadrement, par des règles de déontologie, des interventions d’experts de justice comme experts de partie est indispensable.
L’intervention d’un conseil technique, aux côtés de la partie et de son avocat, s’impose fréquemment
On entend ici expert de justice comme un expert inscrit sur une ou plusieurs listes, mais bien évidemment n’intervenant pas comme expert du juge dans l’affaire dans laquelle il est consulté.
L’intervention de cet expert dans un processus expertal doit contribuer à la manifestation de la vérité ou, au minimum, à rendre mieux assurés les éléments de preuve. Une première précision est nécessaire : cet expert, qu’il mentionne ou non sa qualité d’expert de justice sur son papier à lettres, est par nature – à défaut de l’être ici par fonction – un expert de justice. En ce sens il doit respecter des obligations de loyauté ne se limitant bien sûr pas aux seules missions d’expert du juge.
Éviter les confusions
Expliciter
L’expert consulté doit indiquer explicitement qu’il intervient à la demande d’une partie au procès (et la citer) ; il doit aussi annexer à son rapport la liste des pièces dont il a disposé.
D’ailleurs la discussion sur le papier à lettres apparaît, en définitive, de caractère superficiel car, que la mention soit ou non portée, elle est connue pour peu que l’expert ait une certaine réputation. Ne pas la porter ne seraitil pas, en outre, une forme de dissimulation ? On se rappellera en revanche qu’il est impératif d’éviter toute confusion.
Si on élargit le débat, la question qui se pose est celle, à l’évidence difficile, du rapport (ou de la relation) de chacun avec la vérité. Question difficile car, le plus souvent, la vérité est inconnue.
Il est au contraire plus facile de savoir ce qui est faux, c’est-à-dire de pouvoir qualifier une affirmation d’erronée ou de mensongère.
Mentir par omission ?
Les avocats ont coutume de distinguer, dans leur approche de la déontologie, le mensonge positif (présenter comme vrai ce que l’on sait faux), qu’ils condamnent, du mensonge par omission (taire un argument défavorable à la partie que l’on défend, favorable à son adversaire), qu’en revanche ils acceptent en raison du devoir qu’ils ont vis-à-vis de leur client de soutenir ses intérêts.
Ne jamais mentir, que ce soit de façon active ou par omission
L’expert de partie peut-il taire des arguments contraires à l’intérêt de la partie auprès de laquelle il intervient ?
Certains y sont favorables, notamment au sein de nos amis avocats qui nous disent parfois : gardez votre indépendance d’esprit, soyez objectifs, mais non nécessairement impartiaux. Les experts de justice ont consacré à cette question le congrès du Conseil national des Compagnies d’experts de justice (CNCEJ) de 2004. Ils ont considéré que l’expert, dès lors qu’il intervient, doit avoir avec la vérité le même rapport que s’il était expert du juge : autrement dit ne pas, ou mieux ne jamais mentir, que ce soit de façon active ou par omission.
Pour l’expert, faire un tri entre les pièces serait une forme de mensonge par omission. Certes, mais ceci est différent, l’expert peut – et même doit – exercer son esprit critique, ce qui implique une discussion des pièces, discussion qui doit rester loyale et objective.
Trier entre les pièces
Un premier président de la cour d’appel de Paris, s’exprimant il y a quelques années devant des experts qui venaient d’être inscrits sur la liste de la Cour, attirait leur attention sur les dangers des interventions comme expert de partie dans les termes suivants (faisant allusion à l’inscription après la période probatoire et à la réinscription quinquennale) : » Si nous nous apercevons que vous avez fait (dans des missions d’expert de partie) le tri entre les pièces, alors vous risquez de ne pas être réinscrits par la Cour. »
Organiser la controverse
L’intervention dans une expertise judiciaire d’experts de partie ayant aussi la qualité d’experts de justice, c’est-à-dire de professionnels d’une science ou d’une technique par ailleurs également inscrits sur une liste officielle, nécessite un certain nombre de précautions, mais est de nature à rendre plus efficace, par la controverse qu’elle permet d’organiser au sein de l’expertise, la recherche de la vérité. Cette voie peut également constituer une sorte de rapprochement entre les systèmes anglosaxon et romano-germanique de l’établissement des preuves, dans la mesure où elle permet d’organiser, sous la direction de l’expert du juge, un débat avec d’autres experts.
Dégrossir avant de juger
Ne risque-t-elle pas de rendre plus difficile le travail du juge ? À cette question légitime il sera répondu qu’il est sans doute préférable que tel ou tel débat sur les questions de fait, ou un premier débat sur ces questions, ait lieu devant l’expert qui, au minimum, dégrossira la question, plutôt que d’être porté pour la première fois devant la juridiction de jugement.
En savoir plus
Le CNCEJ a élaboré des règles de déontologie, avec une section consacrée aux interventions comme expert de partie, qui figurent dans le vade-mecum de l’expert de justice édité par le CNCEJ et consultable sur le site www.cncej.org
Commentaire
Ajouter un commentaire
expertise de parties
Cher Président,
Comment se faire connaître comme expert de parties ? y‑a-t-il une association ou fédération d’experts de parties ? D’autre part comment devenir médiateur ?
Sincères salutations.
Anne Constant