L’expertise dans les litiges internationaux
Fonction déjà complexe dans les litiges nationaux, l’expertise l’est d’autant plus dans les litiges internationaux. Dans ce domaine comme dans d’autres, l’Union européenne progresse lentement vers la mise en place de principes communs, indispensable pour fluidifier la vie économique et judiciaire de ses entreprises.
Comment convaincre un public non instruit (ce qui n’est assurément pas le cas de nos lecteurs) ? Dans L’Art d’avoir toujours raison, Arthur Schopenhauer recommande de soulever un argumentum ad auditores, c’est-à-dire « une objection invalide, mais invalide seulement pour un expert. Votre adversaire aura beau être un expert, ceux qui composent le public n’en sont pas et, à leurs yeux, vous l’aurez battu, surtout si votre objection le place sous un jour ridicule. » A contrario, comment convaincre un public instruit, par exemple lorsque le litige est destiné à être porté devant une autorité judiciaire ou arbitrale ou lorsqu’une solution amiable est recherchée ? L’argumentum ad auditores peut alors se révéler insuffisant, voire contre-productif, tandis que le recours à un expert devient, lui, opportun. Tel est le cas a fortiori dans les litiges complexes comportant une question d’ordre financier ou technique, par exemple en matière de construction, d’assurance, ou de propriété industrielle.
L’expertise, au sens large, désigne le recours à un spécialiste pour donner son avis sur un point précis. Dans les litiges internationaux portés devant les juridictions, le premier type d’expertise, quand l’expertise est décidée par le juge, pose des questions de droit international. Dans les autres types d’expertise, la question principale est celle du choix de l’expert. Dans un litige international, ce choix nécessitera d’avoir une bonne connaissance des pratiques d’expertise dans le système juridictionnel dans lequel s’inscrira la décision finale. Plusieurs initiatives tentent d’améliorer la convergence des systèmes d’expertise en Europe.
REPÈRES
Dans les litiges devant des juridictions, instances arbitrales ou organismes internationaux, on distingue trois types d’expertise, selon le degré d’intervention de la personne en charge de juger. Premier cas, quand l’expertise est ordonnée par le juge, on parle d’expertise judiciaire. Il s’agit alors d’une mesure d’instruction. Un seul expert (ou un collège d’experts) est nommé par le juge, généralement choisi sur des listes d’experts assermentés, et doit se soumettre à certains principes garantissant son indépendance, en particulier celui d’entendre les observations de chacune des parties. Deuxième cas, dans les systèmes anglo-saxons, la décision de recourir à l’expertise n’est généralement pas prise par la juridiction mais celle-ci donne son accord. Chaque partie désigne son expert, lequel prête serment et est informé de ce que son travail sera utilisé devant une juridiction. Dans ce cas l’expert a généralement le statut de témoin (expert witness) et l’expertise a le statut de preuve (expert evidence). C’est également la pratique en matière d’arbitrage. Troisième et dernier cas, enfin, lorsque la décision de diligenter une expertise, et sa réalisation, sont totalement déconnectées d’une intervention juridictionnelle, l’expertise est dite officieuse ou privée.
Le recours à un expert nommé par un juge dans un litige international
On se concentrera sur les règles encadrant le recours à l’expertise judiciaire dans les litiges internationaux de droit privé portés devant des juridictions nationales. En effet, lorsque le litige est porté devant une instance arbitrale, il est rare que cette dernière désigne elle-même l’expert : les parties ont le plus souvent recours à des expert witnesses. Lorsque le litige concerne exclusivement des personnes domiciliées hors de l’Union européenne ou qu’il n’est pas soumis à la juridiction d’un État membre, la convention de La Haye met en place un mécanisme de commissions rogatoires pour demander aux autorités d’un autre État de faire tout acte d’instruction.
Lorsque l’expertise doit avoir lieu sur un État membre préalablement à l’introduction de l’instance principale dans un autre État membre, les juridictions du lieu de l’expertise sont en principe compétentes pour ordonner l’expertise (en application de l’article 35 du règlement « Bruxelles 1 bis ») sous réserve qu’on puisse qualifier celle-ci de mesure provisoire ou conservatoire. Tel n’est pas le cas si l’expertise vise à permettre au demandeur d’apprécier les chances de succès d’un éventuel procès. Tel est le cas si l’expertise a pour objectif la constitution de preuves avant l’introduction de l’instance, par exemple dans les affaires d’accidents industriels pour constater rapidement l’état de débris.
“L’expert international
doit être à l’aise à l’oral,
car il est fréquemment interrogé
lors de l’audience.”
Lorsque l’expertise a lieu en cours de procès, c’est en principe le juge compétent pour connaître de l’action principale au fond qui l’est pour prendre la décision d’ordonner l’expertise, même si les faits objet de l’expertise sont localisés sur un autre territoire. En revanche l’exécution de l’expertise à l’étranger relève de la coopération judiciaire internationale. Dans les rapports entre les États de l’UE (à l’exception du Danemark), la juridiction souhaitant faire diligenter une expertise dans un autre État peut recourir à l’un des mécanismes prévus par le règlement n° 1206⁄2001 (dit « Règlement preuve ») : le premier permet à la juridiction requérante de communiquer directement avec la juridiction de l’État dans lequel l’expertise doit être exécutée (la juridiction requise) pour demander à cette dernière de procéder à l’expertise ; l’autre mécanisme permet à la juridiction requérante de procéder directement à l’expertise dans un autre État. Cependant, cette procédure reste soumise à l’autorisation de l’État requis, qui peut refuser l’acte dans des cas limités et qui peut en contrôler le déroulement. En outre, ce mécanisme ne permet pas d’assortir l’exécution de l’acte de mesures coercitives.
Par principe, le recours à ces mécanismes reste facultatif : une juridiction peut utiliser un mécanisme plus simple, notamment de nommer un expert pour opérer sur un autre État membre sans avoir obtenu l’autorisation de ce dernier. Par exception, ces mécanismes sont obligatoires pour toute expertise affectant l’autorité publique de l’État requis, ce qui serait le cas d’une expertise « effectuée dans des endroits liés à l’exercice d’une telle autorité ou dans des lieux auxquels l’accès ou d’autre intervention sont, en vertu du droit de l’État membre dans lequel elle est effectuée, interdits ou ne sont permis qu’aux personnes autorisées » (CJUE 21 fév. 2013, C‑332/11) ou interdite par une loi dite « de blocage » criminalisant la fourniture à une autorité étrangère de certains éléments de preuve (par exemple en France la loi n° 68–678).
Le recours à un expert nommé par les parties dans le cadre d’un litige international
Lorsque le choix de l’expert appartient aux parties, en résumé : on choisit l’expert qui a le plus de chance d’être écouté par le juge. Par précaution, et quelle que soit la position du pays en cause vis-à-vis des experts étrangers, on préfère toujours un expert de nationalité locale, ou solidement établi dans le pays. Devant un juge britannique, étant donné le poids de l’expertise, on choisira un expert extrêmement qualifié dans le domaine technique en cause, ce qui peut conduire à la multiplication des experts si des avis sont nécessaires dans des domaines techniques différents. En outre, l’expert anglais restant de fait – bien plus que l’expert privé en France – maître de son rapport et de ses dires, il convient de prendre toutes les précautions en amont dans le choix de l’expert pour éviter qu’il ne desserve la thèse de la partie qui l’a choisi. Enfin, l’expert doit être à l’aise à l’écrit comme à l’oral, car il est fréquent qu’il soit interrogé lors de l’audience.
Devant un juge français, la qualification technique est également importante, mais il est assez usuel que le rapport fasse l’objet d’une relecture, voire d’une coécriture, avec la partie qui a choisi l’expert. En France, l’expert privé n’est généralement pas interrogé par le juge. En revanche, il est important que son rapport donne lieu à un débat contradictoire entre les parties. En outre, le juge ne peut pas se fonder exclusivement sur une expertise privée pour prendre sa décision, il doit se fonder sur d’autres preuves venant la corroborer.
Devant un organisme international, le choix de l’expert répondra à des considérations propres à l’organisation en cause. Devant l’OEB par exemple (Office européen des brevets), on choisira l’expert en fonction de son rôle : s’il a été nommé dans le cadre d’une mesure d’instruction et qu’il doit être auditionné, on préférera un expert à l’aise à l’oral et familier avec la procédure devant l’OEB, ce qui sera moins déterminant si l’expert est présent lors de la procédure orale, mais uniquement pour éclairer si besoin la partie qui l’a choisi sur des aspects techniques, sans intervenir directement.
Les initiatives visant à faire converger les systèmes d’expertise dans l’espace européen
Il peut arriver qu’une expertise ordonnée dans un État soit ensuite produite devant les juges d’un autre État chargés de statuer sur le fond du litige. Dans ce cas, des freins à la prise en considération de l’expertise étrangère peuvent exister : manque de connaissance du régime d’expertise en cause ou absence d’équivalence entre principes régissant la réalisation des expertises judiciaires dans les différents États membres. Un auteur relève par exemple que « le principe de la contradiction dans le contexte des opérations d’expertise est compris de manière très différente en Allemagne et en France » et que « les juridictions françaises n’hésitent pas à rejeter les rapports allemands pour cette raison » (G. Cuniberti, L’Expertise judiciaire en droit judiciaire européen, Revue critique de droit international privé, 2015). En outre, même si le droit judiciaire européen contient des outils pour les éviter, il existe des situations où plusieurs expertises judiciaires sont ordonnées parallèlement par des juridictions d’États différents pour donner leur avis sur les mêmes faits. Cela entraîne une multiplication des coûts et potentiellement la délivrance de rapports contradictoires.
“L’expertise reste souvent teintée de couleur locale.”
En 2006, l’Institut européen de l’expertise et de l’expert (IEEE) a été créé avec pour mission de contribuer, par ses travaux, à la convergence des systèmes d’expertise nationaux et garantir, dans tout l’espace judiciaire européen, la sécurité juridique des décisions judiciaires par la qualité des expertises réalisées sur décision de justice. En 2015, l’IEEE a édité un Guide des bonnes pratiques de l’expertise judiciaire civile dans l’Union européenne, contenant des recommandations sur les procédures d’expertise, la certification, la déontologie et le statut de l’expert, et une esquisse de code de déontologie. Très récemment l’IEEE a encore finalisé le projet Find an expert qui a permis la publication, sur le portail e‑Justice, de fiches nationales fournissant des informations sur les listes et les registres nationaux d’experts existants, les exigences auxquelles ils doivent se conformer, leur rémunération et leur responsabilité, et sur le déroulement des procédures d’expertise. L’IEEE s’attelle désormais au projet de Registre numérique européen des experts (EERE) visant à construire une compréhension partagée de ce qu’est un expert de justice en Europe, à établir des critères minimaux à remplir par une personne pour pouvoir être qualifiée d’expert de justice, et par les organisations chargées de l’établissement des listes d’experts dans chaque État, à harmoniser des nomenclatures de spécialités, et ultimement enfin à créer des listes nationales sous forme numérique, permettre que ces listes soient interconnectées avec e‑Codex et intégrer les experts de justice dans les procédures numériques pour la résolution des conflits.
Ces initiatives laissent espérer qu’il sera de plus en plus facile d’invoquer une expertise réalisée dans le cadre d’un système d’expertise d’un autre État membre. La question de savoir si un expert résident à l’étranger peut être nommé par une juridiction française reste plus incertaine. En principe, les juges français peuvent désigner toute personne de leur choix. En pratique, ils les choisissent presque systématiquement sur une liste d’experts agréés auprès d’une cour d’appel. Or, pour être sur ces listes, il faut avoir son lieu de résidence ou d’exercice professionnel en France. Bien que cette condition semble constituer une restriction disproportionnée au principe de libre prestation de services au sein de l’Union européenne, le législateur l’a conservée (sauf pour les experts traducteurs). C’est uniquement sur la liste nationale auprès de la Cour de cassation, qui est bien moins utilisée, que l’inscription d’experts exerçant dans un autre État membre est possible, sous certaines conditions. On est encore loin de la refonte plus générale de l’accès à l’expertise qu’appellent de leurs vœux certains commentateurs. L’expertise reste souvent teintée de couleur locale.
Un exemple de rapports contradictoires sur le plan international
On citera une affaire dans laquelle une société française, la SA Fonderie et mécanique générale castelbriantaise (FMGC), avait commandé à une autre société française (Kuttner SARL) une installation de fusion de métal. Cette dernière avait passé commande, via sa maison mère allemande (Küttner GmbH), des tuyères nécessaires à l’installation auprès d’un fournisseur allemand (REA). Après mise en service de l’installation chez FMGC, une série d’explosions se produisit. FMGC fit assigner Kuttner SARL devant le tribunal de commerce de Paris, laquelle appela en intervention forcée Küttner GmbH et REA. Le juge français ordonna une expertise. En parallèle Küttner GmbH assignait REA devant les juridictions allemandes qui ordonnaient également une expertise. Le rapport allemand fut versé à la procédure française. Ultérieurement, le rapport français vint contester le rapport allemand et conclure différemment. Les juges français entérinèrent le rapport français (T. com. Paris, 2 juin 2014, RGJ2008004732).