L’expertise, intermédiaire entre la connaissance et la décision
Les sujets concernant l’environnement sont de plus en plus souvent objet de polémique. La diversité des disciplines mobilisées et l’absence d’un langage commun aux multiples acteurs conduisent à une surenchère d’arguments, alors que la démarche scientifique exige une vérification et des précautions qui semblent incompatibles avec les délais de l’action. Il est nécessaire de garantir que les processus de décision mobilisent des expertises locales, nationales, européennes, et mondiales, qui permettent le meilleur éclairage possible et la motivation des décisions, disponibles pour toutes les parties prenantes.
Dans les années quatre-vingt, l’opinion publique intègre progressivement les valeurs portées par la » génération 68 « . Les entreprises sont mises en cause dans les premières affaires de pollution portées sur la scène internationale et la réglementation environnementale se durcit. D’un côté, le verdissement de la communication des entreprises essaie de se concilier les nouvelles sensibilités, tandis que, déjà, les exigences renforcées peuvent être instrumentalisées.
Stéphan et Machka devant la porte de leur maison bâillent au soleil couchant. La tâche du jour est terminée. Ils n’ont rien à faire, ils s’ennuient.
Alors Stéphan, pour amuser son épouse, interpelle un homme du village et lui glisse un faux secret dans l’oreille :
– À deux lieux d’ici, près de Tiflis, le maire fait distribution gratuite de vin. Emporte ta jarre.
Stéphan le dit à un second, un troisième. Puis les trois le transmettent aux autres. Dix gars, cruches au dos, s’engagent sur la route.
Stéphan et Machka rient, tandis que maintenant des filles de paysans chuchotent : vin gratuit… vin gratuit… et se hâtent vers l’espoir.
Le village se vide. Après s’être fort amusée, Machka bâille de nouveau dans la rue déserte.
Le boiteux se tourne, en retard. Il interpelle Stéphan :
– Tu ne viens pas ? Il y a une distribution de vin gratuite.
Alors Stéphan, songeur, se lève lentement, prend sa cruche.
– Où vas-tu ? demande sa femme.
– Voir s’il y a vraiment du vin gratuit à Tiflis.
Le bilan contrasté du pot catalytique
La mobilisation croissante face aux pollutions atmosphériques conduit Bruxelles à agir. Pour réduire les émissions de CO, NOx et HC (hydrocarbures imbrûlés), plusieurs voies s’ouvrent. La réponse technique qui s’imposera est venue de Californie : doter les véhicules neufs de pots catalytiques.
Le poids du lobbying
Comme pour les trains, une communication environnementale peut en cacher une autre. Celle, par exemple, d’un lobbying efficace auprès des institutions européennes. On pourrait certainement consacrer plusieurs articles pour décrire les enjeux et les jeux d’acteurs souverains et privés autour des informations, de la communication et des questions relatives au climat et aux gaz à effet de serre.
Elle sert doublement l’industrie allemande de la construction automobile. Celle-ci, comme aujourd’hui, est orientée vers la production de véhicules haut de gamme, assez lourds. Cette technique nécessite l’injection électronique dont Bosch détient le quasi-monopole en Europe. L’adjonction d’un équipement pesant et coûteux a une incidence limitée sur les caractéristiques et le prix des modèles allemands. En revanche, les industriels français (ainsi qu’italiens et pour une part britanniques), par leur positionnement historique et pour répondre à un renchérissement plus rapide et plus fort du prix des carburants après les » chocs pétroliers » (avec en outre un différentiel de taxe élevé en faveur du diesel à l’époque), proposent des gammes de véhicules moins coûteux, légers, ayant une meilleure utilisation de l’énergie (taux de compression élevé, diesel).
Le poids accru des véhicules a induit mécaniquement de plus fortes consommations d’énergie fossile
Le pot catalytique va les obliger à construire plus lourd et plus cher. De surcroît, le catalyseur ne supporte pas le plomb (diméthyl de plomb) ajouté dans l’essence précisément pour ses propriétés antidétonantes qui permettent de forts taux de compression. Et il faudra plusieurs années aux pétroliers pour élaborer des molécules de remplacement (98 sans plomb). Double difficulté pour nos constructeurs nationaux. Triple même car ce plomb dans l’essence, poison du nouveau pot d’échappement rendu obligatoire, l’est aussi pour l’homme et pour la vie en général (métal lourd). La posture d’opposition est impossible et Jacques Calvet et Peugeot l’apprendront à leurs dépens. Pourtant, l’évaluation ex-post de cette mesure mériterait un examen attentif. Si la suppression du plomb dans l’essence fait l’unanimité par ses gains en faveur de l’environnement et la santé, elle était de toute façon programmée. En revanche, le bilan du pot catalytique lui-même est plus contrasté. Le poids accru des véhicules et, au moins pendant un temps, le frein porté à l’amélioration des rendements énergétiques ont induit mécaniquement de plus fortes consommations d’énergie fossile et d’émissions de gaz polluants et à effet de serre (d’autres améliorations de sécurité ou de confort des véhicules ont joué dans le même sens : airbag, climatisation, électronique embarquée, etc.). Cette nouvelle obligation a probablement retardé des efforts de recherche-développement en faveur d’une meilleure combustion du carburant réduisant les émissions à la source et non par traitement des rejets. Or cette voie aurait été plus efficace car on sait, comme on le savait lors de la décision, que les catalyseurs des oxydations postcombustion entrent en action au-delà d’une température atteinte seulement après quelques kilomètres d’utilisation. En ville, là où la réduction de cette pollution locale était recherchée, la majorité des déplacements sont inférieurs à cette distance ! Enfin, pourrait-on ajouter, la communication qui, à l’époque, a accompagné la proposition d’introduction de l’obligation du pot catalytique, n’a pas hésité à s’appuyer sur les images désastreuses du dépérissement des forêts notamment en Europe de l’Est. Or, celui-ci a eu une origine sans doute multifactorielle dont une dimension de pollution atmosphérique au soufre émis par des centrales au lignite et peu probablement lié aux rejets des véhicules automobiles.
Le rôle d’intermédiaire
Le Colloque de décembre 1996, » De l’expertise à la formation des hommes : mieux gérer l’environnement » a bien souligné la problématique :
» Rarement la référence scientifique a été autant sollicitée qu’à l’occasion des problèmes d’environnement. La diversité des disciplines mobilisées et l’absence d’un langage commun aux multiples acteurs conduisent à une surenchère d’arguments, alors que la démarche scientifique exige une vérification et des précautions qui semblent incompatibles avec les délais de l’action. Quelle politique faut-il développer pour renforcer et multiplier les sources de l’expertise dans son rôle d’intermédiaire entre la connaissance et la décision ? »
Il soulignait à cette occasion deux points particuliers : l’existence, à côté de l’expertise scientifique, d’une expertise juridique en matière d’environnement ; le rôle » d’intermédiaire » se joue dans la façon dont les politiques ont recours aux scientifiques et dans la manière dont ces derniers s’intègrent ou ne s’intègrent pas dans les processus de décision en matière environnementale.
Partager les connaissances
Pour sa part, le groupe X‑Environnement, dès 1986, avec Jean Brugidou son premier président, se donnait pour mission de contribuer à une connaissance partagée sur les sujets concernant l’environnement, de plus en plus souvent objet de polémiques. Le format de ses travaux les plus courants – une réunion de deux heures en soirée, deux ou trois intervenants avant un débat avec la salle, absence de journaliste, mais élaboration d’un microdossier (merci Pierre Malaval d’avoir introduit cet ajout précieux) – l’a orienté vers la diffusion d’informations précises, contradictoires, fondées sur des connaissances solidement documentées. En 1998, une » conférence de citoyens » est organisée, sous l’égide de l’Observatoire parlementaire des choix scientifiques et technologiques, par Jean-Yves Le Déaut. Philippe Roqueplo contribue à la méthode. Et cette première conférence de citoyens en France traite des OGM, déjà ! Malheureusement, le bénéfice de cette expérience n’est pas à la hauteur des attentes de ses participants : en février 2002, lors d’un débat sur les OGM et les essais en plein champ qui s’est tenu au Conseil économique et social, des membres du panel faisaient le constat amer que leurs recommandations n’avaient pas été prises en compte par le gouvernement, qu’ils avaient un profond sentiment d’inachevé. Après la mobilisation du » Grenelle de l’environnement « , les débats sur les OGM ont repris sur la scène publique, politique et médiatique autour du projet de loi discuté au Parlement au printemps 2008. Où les citoyens pouvaient-ils attendre une information de meilleure qualité que devant la représentation nationale, à l’occasion de décisions qui les concernent ? Mais, trop d’aspects et trop différents, les débats pouvaient-ils entrer dans chacune de ces dimensions : travaux de recherche, expérimentations en plein champ, cultures de production, voisinage ; plantes modifiées : maïs, soja, colza ; types de risque : pour la santé humaine, pour les milieux naturels, pour des acteurs économiques, etc. ; usages : médical, alimentation humaine, alimentation animale, production de biomasse et agrocarburant ; nature des modifications introduites : production d’un pesticide, résistance à un herbicide, moindre besoin en eau, résistance au sel, synthèse de l’azote atmosphérique, etc. ; équilibre des forces et des gains entre acteurs : entreprises plus ou moins monopolistiques, distributeurs de semences, agriculteurs, pays, organismes de recherche, etc. Comment éviter la dérive vers des considérations éthiques ? La discussion est devenue controverse et la décision a constaté le rapport des forces en présence dans l’enceinte de la décision. A‑t-elle éclairé la situation ? Et pourtant, sur ces questions, la connaissance scientifique ne faisait pas défaut, l’expertise pluraliste existait.
Un obstacle majeur à la participation du public
On comprend pourquoi, lors du » Grenelle de l’environnement « , le groupe 5, » Construire une démocratie écologique : institutions et gouvernance « , s’est intéressé à la question de l’expertise.
La discussion devient controverse et la décision reflète le rapport des forces en présence
L’asymétrie en matière d’expertise apparaît comme un obstacle majeur à la participation effective du public à l’élaboration des décisions. À cette fin, les conditions d’implication des parties prenantes dans l’orientation des travaux des organismes d’expertise, et en particulier le développement d’expertises pluralistes, celles de leur accès à leurs résultats, ainsi que leurs règles d’éthique et de transparence, nécessitent un cadre systématique. Ce cadre doit clairement formaliser le rôle des différents intervenants afin que ne soient exonérés de leurs responsabilités civiles ou pénales ni le maître d’ouvrage porteur d’un projet, ni l’organisme public qui est saisi de l’analyse critique de celui-ci. Et le groupe de conclure : En résumé, il est aujourd’hui nécessaire de garantir que les processus de décision dans les différents domaines mobilisent des expertises locales, nationales, européennes, et mondiales, qui permettent le meilleur éclairage possible et la motivation des décisions, ces dernières doivent être disponibles pour toutes les parties prenantes. L’attention des diverses composantes de la société civile aux informations concernant l’environnement et la santé publique s’appuie aujourd’hui sur des dispositions issues, par exemple, de la convention d’Aarhus. Le » Grenelle de l’environnement » apportera sa contribution à cette oeuvre. Ces évolutions améliorent, n’en doutons pas, l’accès aux informations et la transparence des processus de décision.
Des expériences risquées
L’objectif n’est pas mince : mieux cerner et réduire les risques qui, de façon croissante, sont générés par l’action humaine collective, se diffusent globalement et se manifestent à échéance. Le » principe de précaution » y contribue. Pour autant, il serait illusoire d’en attendre la suppression du risque fondamental. Pour s’en convaincre, il nous faut aller au coeur même de la production de la connaissance scientifique fondamentale. Le grand collisionneur de hadrons (LHC) est un gigantesque instrument scientifique en construction près de Genève, à cheval sur la frontière franco-suisse, à environ 100 mètres sous terre. C’est un accélérateur de particules, avec lequel les physiciens vont étudier les plus petites particules connues : les composants fondamentaux de la matière. Selon le site Internet du CERN, le LHC va révolutionner notre compréhension du monde, de l’infiniment petit, à l’intérieur des atomes, à l’infiniment grand de l’Univers… Le LHC doit recréer les conditions qui existaient juste après le Big Bang… Les données expérimentales obtenues grâce aux énergies très élevées du LHC permettront de repousser les frontières du savoir, mettant au défi ceux qui cherchent à confirmer les théories actuelles et ceux qui rêvent à de nouveaux paradigmes.
Un recours en justice
Comment ne pas se réjouir de telles perspectives ? Pourtant, tous les scientifiques ne s’en réjouissent pas. Martin Rees est un spécialiste reconnu d’astronomie et d’astrophysique. En 2005, il a été nommé à la tête de la » Royal Society « , l’Académie des sciences britannique. En 2004, il publiait Our final century, dans lequel il décrit les divers risques qui menacent l’humanité du XXIe siècle. Outre les armes de destruction massive, le réchauffement climatique, les bio et nanotechnologies, il signale les dangers, sans doute très hypothétiques, mais tellement destructeurs s’il advenait que la formation d’un strangelet, d’un trou noir, ou d’une bulle de vide, engloutisse non seulement l’environnement immédiat, le laboratoire, mais aussi la planète, voire le système solaire et l’univers lui-même. Précisément le type de risque dont les expériences prévues au grand collisionneur de hadrons pourraient réduire l’improbabilité. C’est la raison pour laquelle certains vont jusqu’à déposer un recours devant la justice, à Hawaï, et demandent l’interdiction de ces expériences1. Au-delà de l’hypothétique compétence des magistrats de cet État américain lointain pour se saisir de cette question, quelle expertise pourront-ils éventuellement mobiliser là où les expériences envisagées ont précisément pour finalité de valider les hypothèses théoriques qui permettraient de connaître la probabilité du risque ? Pourront-ils simplement évoquer le » principe de précaution » ? Ce dernier, en effet, requiert des initiatives de recherche de nature à réduire l’incertitude qui, momentanément, justifie de prévenir un risque de dommage grave et irréversible. Dans le cas d’espèce, ce sont ces actions de recherche elles-mêmes qui pourraient générer le risque.
Faut-il savoir à tout prix ?
Alors, faut-il savoir, connaître, accéder à l’information à tout prix ? Jusqu’où peut aller la volonté de puissance ?
Il serait trompeur d’indiquer comment et auprès de qui avoir la bonne information
On le voit, la science elle aussi se fonde sur une croyance, il n’est point de science » sans présupposition « . La question de savoir si la vérité est nécessaire ne doit pas seulement au préalable avoir trouvé sa réponse affirmative, cette réponse doit encore l’affirmer de telle sorte qu’elle exprime le principe, la croyance, la conviction que » rien n’est aussi nécessaire que la vérité et que par rapport à elle tout le reste n’est que d’importance secondaire.2 » Au terme de cet article, je ne suis pas sûr d’avoir répondu aux attentes des concepteurs de ce numéro. Si message de ces quelques lignes il y avait, ce serait celui que le problème de la saturation de nos capacités de prise de connaissance et d’analyse face à la profusion de l’information ne peut malheureusement pas être évacué en s’en remettant à un tiers de confiance. Il serait réducteur, voire trompeur, aujourd’hui d’indiquer comment et auprès de qui avoir la bonne information. Il y a encore quelques années, Encyclopaedia Universalis a pu faire autorité. Aujourd’hui, Wikipaedia contient bien plus d’entrées, propose une information de qualité, améliorée en permanence, sous le contrôle de ses lecteurs, dont les experts de chacun des sujets, et gratuite. Cela ne prémunit pas l’encyclopédie en ligne de manipulations, bien au contraire, malgré toutes les protections progressivement introduites pour éviter les attaques et les instrumentalisations. La connaissance est sortie de la sphère académique et s’impose comme ressource vitale tant collective qu’individuelle. Le sens précède souvent le contenu. » La Vérité « , a fortiori universelle, ne peut plus faire illusion. Seul reste encore le chemin à parcourir pour l’atteindre, toujours incertain, toujours à retracer, et la nécessité » d’imaginer Sysiphe heureux « . Les médecins ont coutume de rappeler que la maladie la plus sûrement mortelle est la vie elle-même.
1. http://www.nytimes.com/2008/03/29/science/29collider.html?pagewanted=1&_r=1
2. Nietzsche, Le Gai Savoir.