L’externalisation du patrimoine immobilier d’entreprise
À l’heure où les marchés financiers exigent plus de transparence et de véracité des comptes, nos sociétés cotées ont bien du mal à définir une communication claire qui ne mette en péril, au moindre faux pas, la valeur de leurs titres.
Une des composantes sûres de cette communication est la mise en lumière de tout ce qui touche à la consolidation des compétences de la société autour de son ou ses cœurs de métier.
C’est effectivement ce ou ces cœurs de métiers qui, en temps de croissance ou en temps de crise, ont toujours été la matrice de la valeur ajoutée de l’entreprise.
Si l’on admet aujourd’hui aisément que la détention d’actifs immobiliers n’est pas » cœur de métier » pour nos sociétés de services, cette reconnaissance est encore timide pour nos sociétés industrielles européennes. Affectivité ou retard structurel ? Le fait que seulement quelque 30 % des sociétés outre-Atlantique détiennent leur immobilier d’exploitation contre 80 % en Europe nous amène à nous interroger sur les fondamentaux de cette tendance à l’externalisation du patrimoine immobilier d’entreprise.
Certes le diktat des marchés financiers demandant plus de transparence des comptes joue son rôle. Certes, et contrairement à hier, les investisseurs et foncières spécialisées se portent aujourd’hui acquéreur de larges patrimoines d’activités. Mais le vrai déclencheur de l’externalisation reste le besoin pour l’entreprise de dégager des liquidités à un moment où l’accès à la dette devient plus difficile, que ce soit par des difficultés temporaires ou un endettement atteignant des limites risquant de dégrader son rating.
Plusieurs solutions s’offrent à l’entreprise désireuse d’extraire la valeur de son immobilier sans interrompre son exploitation : le refinancement hypothécaire (le banquier prend une hypothèque sur les biens), le refinancement en crédit-bail (les biens sont achetés par un crédit-bailleur qui les loue immédiatement au vendeur avec une clause de rachat à une valeur souvent symbolique), la titrisation (les biens sont logés dans une structure ad hoc dont les revenus sont les loyers payés par le vendeur et dont les titres sont vendus à des investisseurs), la cession-bail (les biens et les droits au bail attachés sont acquis par un investisseur).
Les deux premières solutions ne sont pas déconsolidantes au sens comptable du terme (cf. ci-dessous) et n’ont pas la faveur des entreprises désireuses aujourd’hui de sortir les actifs de leur bilan. La titrisation vise en général de larges patrimoines sur lesquels le vendeur est capable de prendre des engagements locatifs fermes à long terme et a donc un domaine d’application réduit. Son traitement comptable est encore incertain vu le peu de références en Europe. Nous nous concentrerons donc sur la cession-bail.
Les opérations de cession-bail
Celles-ci, bien connues dans le monde anglo-saxon, ont fait leur chemin en Europe continentale en provoquant, du fait de leur taille vertigineuse, l’étonnement des acteurs traditionnels du secteur de l’immobilier :
- Telecom Italia cédant 60 % de son patrimoine immobilier à un groupement formé par Lehman Brothers (45 %) et Beni Stabili (15 %) pour 2,7 Mds € ;
- Deutsche Telekom se désengageant de son patrimoine immobilier (valeur estimée 17,4 Mds €) en le regroupant au sein d’une même société dont Morgan Stanley Dean Witter détient aujourd’hui 24,5 % ;
- France Télécom cédant une première tranche de 473 immeubles de son patrimoine immobilier pour 3 Mds € fin 2001 à un consortium constitué de Whitehall, CDC Ixis et GE Capital ;
- British Telecom cédant une large partie de son patrimoine (six millions de mètres carrés) à Telereal, groupement détenu par les groupes Land Securities Trillium et William Pears, pour 3,8 Mds € fin 2001 ;
- ENI (pétrole italien) cédant son patrimoine immobilier à Goldman Sachs pour 1,1 Md € ;
- Abbey National cédant à Mapeley Colombus Ltd. son immobilier d’exploitation pour 700 M € fin 2000 ;
- EDF vendant une partie de son patrimoine de bureaux et logements pour plus de 2,7 Mds € dont 773 M € correspondant à 12 784 logements vendus à Deutsche Bank fin 2000 ; puis, 60 immeubles pour 533 M € à Morgan Stanley associé à Batipart et son siège parisien pour 183 M € à Unibail courant 2001 ;
- Thalès cédant 23 actifs d’exploitation en France métropolitaine à Deutsche Bank fin 2001 pour 500 M € .
À fin 2001, cette vague d’externalisation à travers l’Europe avait drainé plus de 21 Mds €, dont environ 8 Mds en France.
Ces montants ont été apportés par des foncières cotées ou, et surtout, par des fonds dits » opportunistes » dont l’objectif, il faut le reconnaître, est avant tout un refinancement à terme par titrisation (quand elle est possible) ou une revente pure et simple, actif par actif ou par blocs d’actifs, afin de remplir leur objectif de taux de rendement interne.
En 2002, la liste ne cesse de s’allonger par les suites d’opérations tiroirs lancées dernièrement (France Télécom II pour 1 Md €, Thalès II pour 250 M €), par de nouvelles opérations à l’initiative de grandes sociétés cotées en mal de cash (ABB, Alstom…) et par des sociétés plus modestes cherchant à la fois cash mais surtout rationalisation de leur politique immobilière (Carrefour, PPR, Accor…).
Ces opérations ont en effet un dénominateur commun : celui de permettre, outre de créer des liquidités, de contraindre l’entreprise à changer radicalement de comportement vis-à-vis de son immobilier.
De propriétaire-exploitant, celle-ci devient locataire-exploitant et les implications sont multiples :
- l’entreprise transfère son risque immobilier vers une entité spécialisée dans ce type de risque ;
- elle inculque à ses entités et filiales opérationnelles la notion de coût du mètre carré utilisé et les oblige indirectement à rationaliser leur politique budgétaire de travaux et d’entretien ;
- elle les contraint à définir au mieux leur occupation future des locaux et à apprécier le coût de la flexibilité souhaitée en termes d’occupation d’espaces ;
- elle s’autodétermine en termes de contractualisation de ses relations envers le nouveau propriétaire.
À court terme, et si l’opération est correctement structurée notamment en termes de flexibilité, l’effet induit est une réduction du coût de l’immobilier.
Les opérations de cession-bail s’appliquent en général à des sociétés cotées dont le rating est au minimum de catégorie B. En effet, la garantie de paiement des loyers sur des périodes allant de trois à quinze ou vingt ans selon les cas, et les autres garanties que doit avancer le vendeur, notamment en termes de remise en état environnemental des sites rendus libres à terme, impliquent que la signature soit non contestable.
Quels sont les inconvénients d’une opération de cession-bail ? La réponse peut être liée :
- au risque de perte temporaire de compétitivité dans le cas où les loyers garantis au nouveau propriétaire peuvent être supérieurs aux amortissements des actifs immobiliers (augmentés d’un intérêt notionnel) du fait que les actifs sont souvent très largement amortis dans les comptes de l’entreprise. La contrepartie est pourtant une plus-value générée et dont le réinvestissement dans le développement de l’entreprise ou dont l’utilisation au remboursement de la dette entraînent une réduction durable des coûts opérationnels et financiers de l’entreprise ;
- au risque d’une certaine sous-optimisation de la valeur à partir du moment où l’opération est souvent traitée sous la forme de » vente en bloc » (plusieurs dizaines, centaines voire milliers d’actifs vendus simultanément) dans le sens où une vente par actif ou groupe d’actifs serait plus valorisante pour le vendeur : les actifs seraient mieux appréciés (au sens propre du terme) par les candidats acquéreurs ; mais c’est cette même faculté ultérieure – que les nouveaux acquéreurs s’octroient de revendre des parties du patrimoine une fois la transaction consommée – qui rend évidemment la transaction attrayante aux yeux des candidats investisseurs.
Le traitement des opérations de cession-bail par les commissaires aux comptes
Un certain nombre de règles comptables (en particulier la norme internationale IAS 17) permettent de qualifier ou non l’opération de cession-bail comme » déconsolidante « , c’est-à-dire que les actifs immobiliers détenus au préalable par l’entreprise sont ou non extraits de son bilan consolidé au moment où les plus/moins-values générées par la vente des actifs sont inscrites au passif du bilan.
Le principe fondamental guidant cette qualification est que cette opération de cession-bail ne soit pas le » faux nez » d’un simple refinancement des actifs immobiliers et que le transfert effectif et définitif d’un réel risque immobilier – lié à la détention de l’actif – ait effectivement lieu.
Les critères ont donc trait à la longueur de la prise à bail des actifs au regard de leur durée économique, à la propension qu’ont les revenus locatifs futurs garantis à couvrir la valeur estimée des actifs vendus, à la faculté qu’a le vendeur de se voir réinstaurer dans ses droits sur ses propres actifs immobiliers, etc.
D’autres contraintes résident dans le caractère même des actifs immobiliers. Le risque immobilier n’est réellement transmis au nouveau propriétaire que si la valeur résiduelle du bien à l’expiration du terme du bail pris par le vendeur est bien réelle, c’est-à-dire que l’actif est à terme bien liquide sur le marché. Cette contrainte vise à exclure les actifs trop spécifiques à l’exploitation d’une entreprise et pour lesquels l’investissement nécessaire à leur banalisation rendrait la valeur nette des biens trop marginale, donc le risque du propriétaire trop » minimal « .
De ce point de vue, même si des aménagements aux normes IAS sont à prévoir à court terme et à moyen terme, on peut être confiant sur le fait que l’opération sera toujours déconsolidante dès lors que le transfert de risque aura été effectif selon les normes les plus strictes en la matière, à savoir les normes de l’US GAAP.
Enfin, qu’en est-il du traitement de l’engagement locatif à long terme pris par le vendeur ? Il est aujourd’hui considéré par les commissaires aux comptes comme un engagement hors bilan. Cette situation pourra changer sous la pression des analystes financiers tentant de rétablir le vrai visage de l’entreprise quant à ses véritables obligations. Une réflexion est en cours au niveau des instances de normalisation comptable internationale.
L’appréciation des opérations de cession-bail par la communauté financière
Le chef d’entreprise doit allouer ses ressources en fonction des objectifs stratégiques qui, on ne le sait que trop, sont aujourd’hui définis dans le sens d’une création de valeur pour l’actionnaire, donc d’une rentabilité sur les capitaux propres à la fois pérenne et en croissance (la fameuse » sustainable growth » des Anglo-Saxons).
Dans cette logique, l’entreprise maximise la rentabilité de ses capitaux propres en allouant ses ressources aux activités les plus rentables, sauf si une logique stratégique industrielle/commerciale justifie une présence sur plusieurs secteurs de marché estimés moins rentables.
En tout état de cause, il est probable – mais des exceptions existent – que la rentabilité de la détention d’actifs immobiliers d’exploitation soit inférieure à celle du secteur d’activité de l’entreprise. Les actionnaires (et les analystes financiers) souhaiteraient donc voir l’entreprise » déverrouiller » les fonds propres immobilisés dans l’immobilier et en extraire la valeur de marché par la vente des murs des actifs d’exploitation – sans mettre en péril la pérennité de l’entreprise – et réallouer ces liquidités à des investissements de nature plus rentables pour l’entreprise.
La cession-bail des actifs immobiliers permet à l’entreprise de dégager des liquidités et de les affecter au remboursement de la dette.
Ce n’est pas alors tant cette réduction de la dette, en général mineure par rapport à l’endettement de la société, que le message de recentrage ainsi passé aux analystes financiers qui aura un impact positif sur la valeur des titres.
Ceci ne sous-estime pas pour autant le fait que le coût de la dette et le coût moyen pondéré du capital diminuent par la même occasion, conférant ainsi un avantage financier non négligeable à terme.
On peut donc considérer que l’appréciation que font les analystes financiers est systématiquement positive pour les raisons simples que sont :
- une meilleure lisibilité des comptes : les actifs sont réduits aux seuls actifs opérationnels hors effet d’amortissement ou de méthodes de financement des actifs immobiliers, la rentabilité des fonds investis est plus » pure » puisque nette de la rentabilité de la détention de l’immobilier ;
- les perspectives que donne l’utilisation du produit de la vente au remboursement de la dette ont des effets vertueux : accès à un financement meilleur marché, potentiel de levier plus important, augmentation de la confiance des investisseurs entraînant un accès à du capital meilleur marché.
En revanche, l’impact sur le rating de l’entreprise n’est généralement pas significatif car les agences de notation retraitent systématiquement les engagements locatifs comme de la dette à moyen et à long terme (en général, huit fois l’engagement locatif annuel).
Le cas du patrimoine immobilier de structures étatiques ou para-étatiques
À l’instar des entreprises du secteur des télécoms fortement endettées, EDF et la SNCF se sont déjà engagées dans des opérations d’externalisation. La Poste y réfléchit aujourd’hui activement : son patrimoine immobilier représente environ 5 000 immeubles (huit millions de mètres carrés) évalués à quelque 3,5 Mds €. Pourtant, sur le thème de la vente du patrimoine immobilier de l’État, la France est sensiblement en retard par rapport aux États-Unis, au Royaume-Uni ou même l’Italie. Ce retard devrait être comblé par l’adoption de la loi Murcef du 11 décembre 2001 et de son récent décret d’application, portant » mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier « , qui autorise au cas par cas la cession des biens d’État.
À titre d’exemple, le nouveau défi de la Poste est en effet, depuis peu, de faire face à la compétition sur un marché de plus en plus ouvert aux acteurs internationaux.
D’où un besoin d’investissement de plus de 1 Md € par an pour ces prochaines années. Une vente par paquets de 1 Md € lui permettrait donc de voir sereinement l’avenir.
Le même besoin anime EDF pour supporter son développement à l’international, contrepartie rendue nécessaire par la perte de part de marché sur le territoire dès lors que des concurrents internationaux peuvent opérer sur l’Hexagone.
La SNCF, quant à elle, doit financer les infrastructures nécessaires à son maintien dans la compétition face au transport aérien et les investissements de RFF et de la SNCF sont considérables.
Les pouvoirs publics français s’engagent de plus en plus dans le sens de la cession d’activités et de patrimoines jusqu’alors étatiques.
Le ministère de la Défense envisage des rapprochements d’entreprises étatiques avec des entreprises privées au lendemain desquels, inéluctablement, des cessions de patrimoine foncier et immobilier auront lieu. Indépendamment, le ministère de l’Équipement réfléchit à une rationalisation de ses implantations qui pourrait passer par la cession-bail d’une partie de son patrimoine.
Conclusion
Telles sont, entre autres, les vastes perspectives qui s’ouvrent, à notre sens durablement, non seulement aux entreprises pouvant ainsi délester leurs comptes du poids de leur immobilier mais aussi aux investisseurs dont l’appétit pour des patrimoines de plus en plus importants et diversifiés (bureaux, logements, activités, industriel pur ; engagements locatifs à long terme, possibilités de redéveloppement à court terme ; signatures privées et étatiques) ne cesse de grandir dans la perspective de construction d’une part de marché significative sur ce nouveau segment du marché de l’investissement.
C’est la tendance à la spécialisation des fonctions entre un propriétaire de patrimoine immobilier (le bailleur) et l’exploitant d’activités industrielles ou commerciales (le preneur) qui nous semble être, de fait, la vraie logique » métier » sous-tendant ces financements structurés de plus en plus complexes.
Que son activité soit d’ordre privée, semi-publique ou publique, l’entreprise a et aura toujours une meilleure utilisation de ses fonds propres que celle de la détention d’immobilier. Sauf bien sûr à être elle-même un investisseur… immobilier.