L’homme et l’énergie, des amants terribles
Un peu d’histoire
Comme tous les êtres vivants présents à la surface de la planète, l’homme ne pourrait pas vivre sans énergie. Les plantes ont besoin de l’énergie du Soleil (ou d’une autre source si elles ne sont pas chlorophylliennes) pour croître et subsister, et tous les animaux ont besoin d’énergie pour se mouvoir ou se développer. Pendant très longtemps, jusqu’à la domestication du feu il y a environ 500 000 ans, la seule énergie disponible pour notre espèce a été celle de notre propre corps, lequel fournit (pour l’Homo Sapiens Sapiens actuel) de 100 watts au repos (pour le métabolisme de base) à près d’un kilowatt pendant un effort intense. Conjuguée à une population qui était alors de l’ordre du million d’individus tout au plus, la puissance cumulée de l’humanité ne présentait assurément pas une menace pour l’environnement.
Figure 1 – Quelques exemples de consommations énergétiques (toutes énergies confondues), en kWh, pour quelques usages modernes en France |
(1) L’électroménager complet signifie réfrigérateur + congélateur + lave-linge + lave-vaisselle + sèche-linge + cuisinière + électronique de loisir (TV, magnétoscope, etc.). La valeur indiquée représente bien sûr la consommation annuelle de l’ensemble. Sources : Olivier SIDLER, 1999 (éclairage et électroménager), WILLIAMS/KLUWER, 2004, adapté par l’auteur (ordinateur), calculs de l’auteur pour les autres lignes, d’après CEREN, ADEME et Observatoire de l’Énergie.
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Nous sommes aujourd’hui 6 milliards d’hommes, disposant chacun, en permanence, d’une puissance moyenne de l’ordre de 2,5 kilowatts. Dit autrement, chaque habitant de la planète dispose, en permanence, de l’équivalent de 10 esclaves à sa disposition, si nous considérons que la puissance unitaire moyenne d’un esclave au travail est de 250 watts (même un esclave dort, et il ne peut pas être en permanence en train de fournir 500 watts, ce qui correspond à un pédalage intense à vélo !). Ces esclaves des temps modernes s’appellent le chauffage central, les moteurs électriques et thermiques, les ampoules (voir graphique ci-contre)…
Bien sûr cet » équivalent esclave » devient particulièrement élevé pour les pays développés : un Français dispose ainsi de 20 » équivalent esclave » pour satisfaire ses » besoins » modernes, et un Américain ou un Canadien montera jusqu’à 50.
C’est dire que depuis les temps préhistoriques, non seulement notre population a été multipliée par un facteur mille (figure 2), mais en outre la consommation unitaire d’énergie par individu a été multipliée par un facteur 10 à 20.
Or notre consommation d’énergie ne représente rien d’autre que notre aptitude à changer le monde qui nous entoure : l’énergie, c’est ce qui nous permet de créer du chaud à la place du froid (ou inversement), de déplacer des objets ou des personnes là où ils ne pourraient être autrement, ou encore de modifier la structure de la matière. Et si toutes les espèces perturbent peu ou prou leur voisinage dans le cadre de leur existence (en consommant des proies, en creusant un terrier…), c’est le changement d’ordre de grandeur propre à l’espèce humaine qui est désormais la source de bien des préoccupations.
Figure 2 – Évolution démographique depuis le néolithique |
SOURCE : MUSÉE DE L’HOMME |
C’est aux alentours de – 500 000 ans que nous avons quitté le destin commun des autres êtres vivants en domestiquant le feu, cette étape ayant marqué le début de la longue évolution qui allait nous amener à devenir des homo industrialis. Un demi-million d’années plus tard, la combustion du bois représente toujours une part significative de l’énergie pour une large fraction de l’humanité (voir figure 3). Le développement de l’agriculture a été l’occasion de l’appropriation d’une deuxième source d’énergie, elle aussi renouvelable : celle du métabolisme des animaux de trait, avec la domestication du cheval et de la vache (un âne attelé développe quelques centaines de watts), aux alentours de 5 000 ans avant notre ère, et cette énergie-là est aussi toujours répandue dans le monde.
Les autres énergies renouvelables sont aussi connues et exploitées depuis l’Antiquité : le vent a servi à propulser les premiers bateaux à voiles (il y a 5 000 ans environ), avant de faire tourner des moulins, ancêtres des éoliennes modernes ; la force mécanique de l’eau est utilisée pour moudre le grain depuis le début de l’ère chrétienne, et tout le monde a en mémoire les prouesses d’Archimède avec l’énergie solaire. Mais ce qui peut sembler surprenant, c’est que même le pétrole et le charbon sont connus depuis l’Antiquité : on trouve de multiples témoignages de l’emploi du pétrole dans la civilisation mésopotamienne, plusieurs milliers d’années avant notre ère, et des traces de l’utilisation du charbon par les Chinois il y a 3 000 ans environ.
Quelles énergies consommons-nous aujourd’hui ?
Figure 3 - Décomposition de l’approvisionnement énergétique mondial en 2000, par source. La catégorie “ hydro et ENR ” est détaillée dans la figure 5. |
Figure 4 – Contribution historique des diverses sources à l’approvisionnement énergétique mondial depuis 1860, hors bois et traction animale, exprimée en millions de tonnes équivalent pétrole. La catégorie “ hydro et ENR ” recouvre essentiellement l’hydroélectricité. Il est intéressant de noter que les seules périodes de relative accalmie dans la croissance ont été des périodes de grands troubles économiques (crise de 1929, chocs pétroliers). On notera aussi que les énergies se superposent plus qu’elles ne se remplacent : le pétrole n’a pas tué le charbon ! |
Notre consommation énergétique est actuellement très largement dominée par les hydrocarbures, qui fournissent plus des trois quarts de l’approvisionnement mondial en énergie primaire (figure 3).
Cette domination des hydrocarbures, en incluant le charbon (qui est un hydrocarbure solide, puisque essentiellement composé de carbone et d’hydrogène), est suffisamment ancienne, à l’échelle d’une vie humaine, pour que nous ayons l’impression qu’un monde sans pétrole correspond déjà à l’âge des cavernes (et donc qu’il est impossible de vivre sans), mais en fait très récente à l’échelle des temps historiques (figure 4).
Contrairement à une idée largement répandue, le charbon n’est pas une énergie du passé : servant à faire de l’électricité pour environ les 2⁄3 de sa production, son usage va croissant, l’électricité étant la seule forme d’énergie finale qui augmente à peu près à la même vitesse que le PNB.
Les énergies renouvelables hors bois (lequel n’est que partiellement » renouvelable « , puisqu’une partie du bois de feu consommé dans le monde correspond à de la déforestation) sont essentiellement constituées par l’hydroélectricité et, dans une moindre mesure, la géothermie (figure 5).
Figure 5 - Contribution, en Mtep finaux, de chaque énergie renouvelable dans le monde en 1999, hors bois (voir figure 3) |
SOURCE IEA |
Toutes les énergies, à des degrés divers, nous rendent dépendants de stocks existants. Même l’énergie solaire, et ses multiples dérivés (bois, solaire thermique et photovoltaïque, hydroélectricité, vent), nous rend tributaires d’un stock : celui de noyaux fusibles disponibles dans le Soleil ! Le problème de la finitude du stock ne se pose cependant pas avec la même acuité pour toutes les formes d’énergie, loin s’en faut, et il restera des noyaux libres dans le Soleil bien après que notre espèce ait disparu de la surface de la planète. Pour notre malheur, cependant, plus l’énergie est importante dans l’approvisionnement actuel, et plus le stock, exprimé en multiple de la consommation actuelle, est faible (tableau 1).
Tableau 1 – Consommations mondiales d’énergie et réserves en 2000, et réserves exprimées en années de consommation constante, puis en prolongeant la croissance annuelle moyenne constatée de 1970 à 2000. Dans ce dernier cas, pétrole et gaz “ perdent ” dix et trente ans de consommation sur la base des réserves actuelles. | |||||
Consommation 2000 (Mtep | Réserves en 2000 (Gtep) | Croissance annuelle moyenne de 1970 à 2000 | Années de consommation constante | Années de consommation en prolongeant la croissance | |
Charbon | 2 355 | 510 | 1,60% | 216 | 93 |
Pétrole | 3 604 | 165 | 1,39% | 45 | 34 |
Gaz | 2 085 | 140 | 3% | 67 | 37 |
Total fossile | 8 044 | 815 | 1,80% | 101 | 58 |
Énergie primaire et énergie finale
La nature ne met pas à notre disposition, sous une forme prête à l’emploi, toutes les variétés d’énergies que nous utilisons au quotidien : aucun processus naturel ne permet à l’électricité de » sortir du mur » toute seule ; il n’existe pas de fontaine naturelle d’essence ou de butane, et seules les plantes savent exploiter directement l’énergie solaire pour en faire autre chose que de la chaleur. Les énergies que nous utilisons, et qui sont qualifiées de » finales « , sont obtenues à partir des sources disponibles dans la nature, qui sont qualifiées de » primaires « .
Ces dernières recouvrent les hydrocarbures bruts (charbons, pétroles, gaz naturel), les noyaux fissiles ou fertiles (essentiellement uranium 235 et 238, et thorium 232), les noyaux fusibles ou susceptibles d’en produire (deutérium et lithium), la force mécanique des éléments (vent, eau, etc.), le rayonnement électromagnétique du Soleil et la radioactivité naturelle de la planète (énergie géothermique).
À partir de ces sources d’énergie primaire nous allons obtenir des énergies finales (essence ou fioul, énergie mécanique, etc.), par des transformations diverses (comme le raffinage pour le pétrole). L’électricité, tout comme l’hydrogène, sont des énergies finales, inexistantes dans la nature, et obtenues par conversion d’une énergie primaire.
Un pays consomme toujours plus d’énergie primaire que d’énergie finale, la différence entre les deux représentant les pertes du système énergétique. Par exemple, dans une centrale électrique dite thermique, on commence par produire de la chaleur, en brûlant un combustible, ou en cassant des noyaux d’uranium en deux, et cette énergie thermique sera partiellement convertie en électricité, le solde étant soit évacué dans l’environnement (cas standard), soit aussi partiellement récupéré sous forme de chaleur exploitable (cogénération).
Dans ce cas de figure l’énergie primaire est celle qui correspond au dégagement de chaleur ; l’énergie finale est celle qui ressort sous forme d’électricité seule (cas le plus courant, cette électricité représentant de 33 à 50 % de l’énergie primaire selon les cas de figure), éventuellement accompagnée, le cas échéant, de chaleur valorisable (le rendement global monte alors à 80 %).
Existe-t-il un seuil de consommation d’énergie à ne pas dépasser ?
Toutes les énergies nécessitent, pour être » produites « , une certaine forme de pression sur l’environnement. En ce sens, l’énergie » propre » n’existe pas : c’est la dose qui fait le poison. Brûler quelques kilos de pétrole ou de charbon par terrien et par an n’est d’aucune conséquence pour l’environnement, mais en brûler 500 fois plus se met à poser problème (la consommation moyenne d’hydrocarbures par habitant de la planète, avec bien sûr de très fortes disparités, s’établit à environ 1,3 tonne équivalent pétrole par an).
Les multiples unités de l’énergie
Il est assez vite fait, pour le profane, même ingénieur, de se perdre dans les multiples unités qui sont employées par les diverses professions qui s’intéressent à l’énergie.
Le physicien parle en joules, seule unité du Système international, dont chaque lecteur de cette honorable revue se rappelle probablement la définition.
Pour notre alimentation, nous utilisons volontiers les calories, ou kcal, qui valent 4 180 joules (il s’agit de “ grandes ” calories) ; 1 gramme d’hydrates de carbone en contient environ 4.
L’électricien utilisera volontiers le kWh (3600000 joules), ou ses divers multiples : MWh (1000 kWh), GWh (1 000 000 kWh), TWh (1 000 000 000 kWh). La consommation mondiale d’électricité en 2001 a ainsi été de 15 700 TWh, année où chaque Français a pour sa part consommé environ 7 000 kWh, directement pour un gros tiers (électroménager, éclairage, chauffage, etc.), et indirectement pour l’essentiel (à travers les achats de produits manufacturés ou de services, marchands ou non marchands).
Le pétrolier et le charbonnier – et souvent le prospectiviste – se comprennent en parlant tonnes équivalent pétrole, ou tep (et ses multiples ktep, Mtep et Gtep), unité conventionnelle qui vaut 41,8 gigajoules (41,8 109 joules), et qui correspond au dégagement de chaleur de la combustion d’une tonne de pétrole d’une qualité particulière. La tep, qui vaut aussi 11 600 kWh (environ), a l’avantage de permettre d’exprimer les consommations annuelles des individus en petits nombres ; un Français consomme ainsi environ 4 tonnes équivalent pétrole d’énergie par an. La consommation de l’humanité s’élève, quant à elle, à 10 Gtep (milliards de tep) environ. Le pétrolier aime aussi les barils ; il en faut 7,3 pour faire une tonne équivalent pétrole. Mais le charbonnier utilise également la tonne équivalent charbon (sachant qu’il y a plusieurs qualités de charbon), valant environ 0,61 tep.
Enfin n’oublions pas le cheval-vapeur, unité de puissance toujours en cours pour les automobiles (symbole CV !) et valant environ 736 watts
Les dommages potentiels sont toutefois de nature différente, par leur ampleur, leur globalité, leur survenance dans le temps, et leur réversibilité, de telle sorte que s’il n’est pas possible de » produire » de l’énergie (en fait de l’utiliser) sans pression sur l’environnement, du moins est-il parfois possible de se doter d’une certaine hiérarchie des nuisances, mais qui restera souvent bâtie sur des critères non purement objectifs.
Le tableau 2 propose une description qualitative de quelques problèmes liés à l’utilisation de diverses sources d’énergie, sachant que le niveau de ce qui est » excessif » trouvera probablement une définition variable selon les individus.
Bien évidemment, il est très difficile de comparer avec une unité commune l’émission de 3 tonnes de gaz carbonique dans l’atmosphère et la mobilisation d’un hectare de champ pour faire pousser du colza. Il sera donc beaucoup plus facile à quelqu’un de définir ce qu’il ne souhaite pas plutôt que ce qu’il souhaite, sachant que, bien évidemment, certains souhaits ne sont pas compatibles entre eux.
Pour estimer ce que sera la pression sur l’environnement, il faut donc aussi savoir ce que préféreront les hommes, et combien ils estiment légitime de consommer. En l’espèce, si personne ne se risque à donner une borne supérieure à nos désirs, il est par contre fréquent de considérer qu’il existe une consommation incompressible sous laquelle il n’est pas possible d’aller, et que l’on désigne par le terme » besoins « . Pourtant, au risque de passer pour un dangereux iconoclaste, j’aimerais faire remarquer que même cette notion n’a aucun contenu normatif, et qu’il est donc difficile de s’appuyer dessus pour en tirer des conclusions quantitatives.
Avons-nous » satisfait nos besoins » depuis que l’espérance de vie d’un terrien a dépassé 50 ans ? Où faudrait-il attendre que chacun d’entre nous vive 120 ans pour que nous nous estimions repus ? Avons-nous » satisfait nos besoins » lorsque nous disposons de 10 m2 chauffés par personne, ou cela sera-t-il le cas uniquement quand tout terrien disposera de 150 m2 chauffés, plus un jacuzzi et un sauna privé par personne ? Avons-nous » besoin » de manger 20 kg de viande par an (consommation d’un Français en 1800), ou 100 kg par an (consommation de 2000) pour être repus ? Avons-nous » besoin » de zéro, une ou deux voiture(s) par ménage, de zéro, 1 ou 20 vols en avion au cours de notre existence ? Car la production de tous ces biens ou services requiert de l’énergie (même pour la viande : il faut environ 3 kg d’hydrocarbures pour produire un kg de veau…). Il faut admettre que c’est la notion même de » besoin » qui, passé les besoins vitaux (boire, manger, dormir, se protéger du froid et des prédateurs, perpétuer l’espèce), sur lesquels il est à la rigueur possible de s’accorder, ne correspond à aucun niveau précis de consommation d’énergie. Ceux que nous appelons » pauvres » aujourd’hui, par exemple les habitants de l’Inde, sont, au regard de faits objectifs comme l’espérance de vie à la naissance, l’état sanitaire moyen de la population, l’accès aux services (tels l’enseignement), ou la consommation de ressources par personne, infiniment plus riches que n’étaient nos ancêtres français du Moyen Âge.
Puissance installée et énergie produite
Pour donner l’importance d’un dispositif de production d’électricité, il y a théoriquement le choix : on peut soit donner la puissance nominale, c’est-à-dire la puissance maximale qui peut être fournie, soit l’énergie annuelle produite. Or il se trouve que de donner les puissances nominales conduit à un effet pervers si cette donnée n’est pas complétée par le nombre moyen d’heures de fonctionnement dans l’année, qui peut être très variable selon les installations, allant de 2 000 heures “ équivalent pleine puissance ” pour l’éolien, à 8 760 – soit le maximum – pour une installation hydroélectrique “ au fil de l’eau ”. Les données moyennes d’observation en Europe sont les suivantes :
Moyen de production | Heures de fonctionnement “ équivalent pleine puissance ” pour le bloc Allemagne, Espagne, France, Italie et Royaume-Uni en 2001 |
Nucléaire | 6 800 |
Charbon | 4 800 |
Gaz | 3 300 |
Hydroélectrique fil de l’eau | 5 000 à 7 000 |
Hydroélectrique de barrage | 1 000 à 2 000 |
Éolien | 1 500 à 2 000 |
En outre la production électrique se sépare traditionnellement en trois “ natures ” d’électricité :
- l’électricité de base, qui est celle consommée par des équipements qui fonctionnent de manière à peu près constante au cours de la journée, ou au cours de l’année, par exemple des appareils de froid, ou de la force motrice dans une usine qui fonctionne en continu,
- l’électricité de pointe, qui est celle consommée par des équipements qui fonctionnent sur des plages de temps réduites dans l’année ou dans la journée, par exemple des climatiseurs (qui ne fonctionnent que l’été, et surtout aux heures les plus chaudes), des radiateurs électriques de salle de bain (qui ne fonctionnent que l’hiver, le soir et le matin), des ampoules (qui ne fonctionnent que le soir et le matin), etc.,
- la “ semi-base ”, qui qualifie des usages à mi-chemin entre les deux (par exemple un chauffage électrique à accumulation, fonctionnant l’hiver, mais “ lissant ” la courbe de charge au cours d’une journée).
Ainsi, pour comparer les moyens de production les uns aux autres, il faut connaître, outre la durée moyenne de fonctionnement, la nature d’électricité qui peut être produite : certains moyens ne peuvent faire que de la pointe (par exemple les barrages en France), d’autres essentiellement de la base ou de la semi-base (charbon, gaz, nucléaire actuel), d’autres enfin ne produisent de l’électricité qu’en fonction de conditions favorables qui ne coïncident pas nécessairement avec des pointes d’usage (éolien, solaire), sachant que l’électricité se stocke très mal.
Ensuite, depuis qu’il existe des hommes, » besoins » individuels et » besoins » collectifs sont volontiers antagonistes. Au nom de considérations sociales et économiques, nous avons » besoin » de garantir à tout le monde le droit de rouler en voiture, ce qui supposerait un niveau élevé de consommation d’énergie, mais au nom de considérations environnementales nous avons aussi » besoin » d’émettre de moins en moins de gaz à effet de serre, ce qui est difficile à envisager avec la mobilité actuelle, et supposerait plutôt une baisse de cette même consommation. Tant qu’aucun facteur limitant externe n’intervient, seule la volonté populaire du moment (ou sa représentation plus ou moins effective) décide de l’arbitrage entre les deux, et fournir une réflexion prospective fiable en intégrant cette réalité est pour le moins ardu…
Il est en outre tout aussi ardu de disserter sur ce que seront les » besoins » futurs. D’abord, quel horizon de temps associe-t-on au » futur » ? Est-il question de ce qui pourrait se passer dans dix ans ? cinquante ? deux siècles ? trois millénaires ? Ensuite, définir de manière univoque les » besoins » de nos descendants est encore plus délicat que de définir les besoins présents. Si » quelqu’un » avait demandé aux Français de 1600, qui étaient, pour l’immense majorité, des paysans vivant dans une chaumière à une ou deux pièces, ayant une espérance de vie à la naissance de 20 à 25 ans, ne se reposant qu’un jour par semaine au mieux, n’ayant jamais de vacances, dont une fraction variable mourait de faim et de froid chaque hiver, à partir de quand leurs » besoins » étaient satisfaits, je doute que nous aurions obtenu la même réponse que ce qu’un Français » moyen » (même très moyen) proposerait aujourd’hui…
Ainsi, non seulement il n’existe pas de réponse unique à ce que sont les » besoins » des générations présentes, mais encore savoir ce que seront les » besoins » des générations futures est un exercice parfois assez proche de la divination ou de la lecture dans le marc de café : si nous avons suffisamment détérioré le monde d’ici là, peut-être que de mourir à 40 ans après avoir mangé à sa faim sera le seul niveau d’exigence de nos descendants en 2150, mais si le miracle énergétique est arrivé, peut-être que chacun ne sera pas satisfait à moins d’avoir fait le tour du Soleil en navette spatiale pour ses vingt ans…
Tableau 2 | |
Type d’énergie primaire | Risques ou inconvénients environnementaux associés |
Charbon | Changement climatique, pollution soufrée locale, poussières, ruissellement de la pluie sur les cendres, affaissements, perturbation des nappes phréatiques, pollution thermique des fleuves |
Pétrole | Changement climatique, pollution soufrée locale, pollution de la surface des océans et marées noires, pollution des sols sur l’emprise des raffineries |
Gaz naturel | Idem pétrole, sauf pollution soufrée et pollution marine |
Bois | Déforestation, pollution locale ou régionale |
Nucléaire | Production de déchets à longue durée de vie, pollution thermique des fleuves, évacuation des abords de la centrale en cas d’accident, risques de prolifération |
Hydraulique | Inondation de vallées avec déplacements de population et destruction d’écosystèmes terrestres, perturbation des écosystèmes aquatiques aval |
Biocarburants | Occupation d’espace (au détriment de la production de nourriture), éventuellement nuisances “ classiques ” de l’activité agricole intensive |
Solaire photovoltaïque | Occupation d’espace, fin de vie des panneaux, pollution indirecte des dispositifs de stockage ou des dispositifs de production d’électricité de pointe (indispensables en complément) en cas de raccordement important au réseau |
Éolien | Occupation du paysage, pollution indirecte des dispositifs de stockage ou des dispositifs de production d’électricité de pointe (indispensables en complément) en cas de raccordement important au réseau |
Quels grands défis pour l’avenir ?
Figure 6 – Consommation cumulée d’énergie fossile avec un taux de croissance de 2 % par an – Calcul de l’auteur |
Malgré ce qui précède, il est néanmoins possible d’identifier au moins deux défis que les habitants de cette planète auront à relever en matière d’énergie au cours du siècle qui s’ouvre, en ce sens que si une solution volontaire n’y est pas apportée, ce sont très probablement des forces de rappel indépendantes de notre volonté qui s’exerceront pour régler la question » à notre place « , et vraisemblablement de manière plus désagréable que si nous le faisons volontairement. La première situation qui à l’évidence n’est pas » durable » est de conserver aussi longtemps qu’il nous plaira un recours aux hydrocarbures (charbon, gaz et pétrole, qui font aujourd’hui 85 % de notre approvisionnement, cf. plus haut) égal ou supérieur à ce qu’il est aujourd’hui, puisque ceux-ci sont épuisables. Si nous oublions temporairement la contrainte climatique, de quelles échéances parlons-nous ?
Les réserves, c’est-à-dire les quantités de combustibles que les opérateurs considèrent pouvoir extraire du sol, aux conditions techniques et économiques du moment ou d’un futur proche2, totalisent actuellement 800 milliards de tep (voir tableau 1), mais il existe aussi des réserves » supposées « , c’est-à-dire des ressources dont l’existence est déjà connue, ou supposée avec une bonne probabilité de découverte future (qualifiées de » restant à découvrir »), et dont les opérateurs pourront probablement extraire » plus tard » une fraction déjà cernée en ordre de grandeur, quand les techniques auront progressé ou le prix monté. Ces réserves supposées représentent environ 3 200 milliards de tep, et contiennent surtout du charbon (pour environ 3 000 milliards de tep).
Figure 7 – Évolution de la température moyenne de l’hémisphère nord depuis l’an mille (courbe rouge ; la zone grisée représente la barre d’erreur pour les époques anciennes) et évolution possible de la moyenne planétaire au cours du XXIe siècle (fond vert).
Le 0 des ordonnées représente la température moyenne de la planète en 1990. Les différents traits de couleur correspondent aux valeurs médianes des simulations climatiques pour différents “ scénarios d’émission ”, correspondant à différentes trajectoires “ socioéconomiques ” du monde. Les barres de droite donnent la dispersion des modèles (15 en tout) pour un même scénario d’émission. Le scénario bas (trait vert du bas) correspond à des émissions de gaz à effet de serre qui resteraient grosso modo constantes, et le scénario haut (trait rouge pointillé du haut) correspond à une planète où 9 milliards d’habitants vivraient comme un Polonais de l’an 2000. Par rapport à l’élévation de température au XXe siècle, nous voyons qu’au XXIe siècle nous risquons de changer d’ordre de grandeur. |
hhh SOURCE : IPCC, 2001 |
Toutefois, par la magie des exponentielles, avec 2 % de croissance par an de la consommation de combustibles fossiles (prolongation de la croissance de la consommation sur les trente dernières années), nous épuiserions toutes les réserves connues en cinquante ans (charbon compris, voir tableau 1) et toutes les réserves supposées en un siècle (courbe ci-dessous).
Une telle évolution est bien entendu impossible, car une consommation de ressources non renouvelables ne va jamais sans cesse croissant pour devenir brutalement nulle, mais ce petit exercice permet au moins de déboucher sur une conclusion simple : au vu des données publiées disponibles, qui n’ont pas beaucoup changé sur les trente dernières années, il semble difficile d’envisager une croissance continue de la consommation d’énergie fossile qui perdure plus de quelques décennies à partir de maintenant. Les opérateurs pétroliers, par exemple, qui fournissent actuellement la fraction la plus importante de la consommation mondiale d’énergie (et accessoirement la moins chère à produire et la plus commode d’emploi, deux choses que l’on oublie souvent !) annoncent depuis peu que la production de pétrole culminera aux alentours de 2020, pour inexorablement décliner ensuite, à cause du montant nécessairement fini de pétrole extractible.
La deuxième évolution qui ne peut probablement pas être prolongée très longtemps sans quelques petits ennuis concerne les émissions de gaz à effet de serre.
Figure 8 - Comparaison entre les émissions brutes de CO2 par habitant en 1998 (CO2 seul, sans les puits) et :
– la limite de 500 kg équivalent carbone par personne et par an, si l’objectif est de diviser les émissions mondiales de CO2 par deux avec 6 milliards d’hommes sur terre (trait horizontal bleu foncé), Il saute aux yeux que l’économie “ carbonée ” n’est pas compatible avec la préservation du climat. |
D’APRÈS UNFCCC, INED, CSE |
La prolongation des tendances concernant nos émissions de CO2 (ce qui, incidemment, signifie aussi de prolonger les tendances en ce qui concerne les combustibles fossiles) pourrait donc conduire à une élévation de température moyenne de la planète de quelques degrés en un siècle3. Quelques degrés de différence sur la température planétaire, c’est l’ordre de grandeur de ce qui sépare le dernier maximum glaciaire, alors qu’il y avait 3 km de glace sur l’Angleterre et la steppe boréale en France, de la période » chaude » actuelle. À la sortie d’un âge glaciaire, ces quelques degrés de température moyenne sont pris en dix mille ans. L’évolution que nous avons mise en route pourrait conduire à un changement du même ordre en un ou deux siècle(s), ce qui représenterait un bouleversement que l’on peut estimer difficilement compatible avec un confort de vie important à la surface de la planète, voire avec la survie d’une fraction notable de l’humanité. Pour arrêter d’enrichir l’atmosphère en CO2, qui est le principal gaz à effet de serre d’origine humaine, il faut diviser les émissions planétaires par 2 au moins, et si nous supposons dans le même temps qu’il subsiste 6 milliards d’individus à la surface de la planète, et que les » modes de vie » convergent, cela signifie une division par 4 à 5 en France, et par plus de 10 aux USA (figure 8).
Chercher à prolonger la croissance de la consommation d’énergie fossile » tant que ça passe » pourrait donc nous amener assez vite dans une zone ou » ça ne passe plus « , soit pour des raisons de ressources, soit pour des raisons climatiques ; un subtil mélange des deux est bien entendu possible. S’il est donc impossible de décrire avec précision à quoi ressemblerait un monde qui permettrait de marier, pour la nuit des temps, une humanité de quelques milliards d’individus avec un approvisionnement énergétique significatif, il y a au moins une conclusion pratique à tirer, pour nous autres ingénieurs, si nous voulons » durer » un tant soit peu : il convient de » décarboner » assez rapidement l’essentiel de notre consommation d’énergie, ce qui requiert de faire appel, dans des proportions qui ne peuvent relever que du » choix citoyen « , à la baisse de la consommation d’énergie, aux énergies renouvelables (sachant que les potentiels sont très variables), à la séquestration des émissions de CO2, et au nucléaire, et l’ensemble de tout cela s’entend bien sûr au niveau mondial comme individuel.
Un rapport sur les technologies de l’énergie récemment rendu aux ministres de l’Économie, de l’Environnement et de la Recherche, rédigé par un groupe présidé par Thierry Chambolle, contient cette éloquente citation : » Pour cesser, à l’horizon 2050, d’augmenter la concentration de gaz carbonique présent dans l’atmosphère, il faudrait diviser par deux nos émissions actuelles au niveau planétaire et donc les diviser par un facteur 3 à 5 dans les pays développés. [Cet objectif] représente pour les différents secteurs producteurs ou consommateurs d’énergie, pour les entreprises comme pour les citoyens un défi considérable, dont ni l’opinion publique, ni les acteurs économiques, à quelques exceptions près, n’ont réellement pris la mesure à ce jour. »
Participer à construire un avenir énergétique durable (plus de quelques décennies s’entend !) devrait donc logiquement séduire tout jeune ingénieur qui aurait le goût de l’exploit, car, en comparaison de ce que cela signifie de relever un tel défi, l’envoi de quelques astronautes sur la Lune, la plongée d’un bathyscaphe dans la Fosse des Mariannes, ou la constitution d’un champion planétaire de l’aéronautique étaient assurément d’aimables plaisanteries.
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1. La corruption, signe d’un État faible, va souvent de pair avec des dégradations environnementales importantes.
2. Voir article de Babusiaux et Coiffard dans La Jaune et la Rouge de mai 2000 ;
www.x‑environnement.org/Jaune_Rouge/JR00
3. La Jaune et La Rouge de mai 2000 se basait sur le rapport 1995 de l’IPCC, avec des simulations d’élévation de la température en 2100 dont la borne supérieure était de 3,5 °C. Le rapport IPCC de 2001 est plus pessimiste, et les simulations climatiques les plus récentes, couplant le climat avec le cycle du carbone de la végétation continentale – qui n’était qu’esquissées dans le rapport 2001 – plus pessimistes encore. Le haut de la fourchette dépasse maintenant les 8 °C en un siècle.