L’Homme, la Bête et la Vertu et Asie Afrique
Saint-Exupéry n’accordait que peu d’estime à l’oeuvre de Pirandello : il la qualifiait de “ métaphysique de concierge ”. Cela me semble vite dit et, après tout, Saint-Exupéry était-il compétent en matière de théâtre ?
Il est permis d’en douter : il ne devait en tout cas pas être gâté en la matière, à Cap Juby du moins. Il convient, me semble-t-il, de laisser l’aviation aux aviateurs, la métaphysique aux gens de métier, c’est-à-dire aux physiciens cultivés, et le théâtre aux hommes de théâtre. Or il est sans doute difficile de se montrer plus “animal de théâtre ” que ne le fut Pirandello et l’on peut se demander s’il existe beaucoup de pièces qui soient plus “ théâtre ” que Six personnages en quête d’auteur. Il ne s’y passe à proprement parler rien et toute l’action dramatique s’y résume à des dialogues autour d’une histoire de famille qu’aucun des protagonistes ne veut, ou n’ose, raconter, de sorte que le spectateur ne la connaîtra jamais. Et pourtant, quel suspens ! Bâtir toute une pièce en ne mettant dans la bouche des personnages que du “ nondit”, il faut le faire, comme l’eût formulé jadis ma concierge, métaphysicienne ou pas.
Ce que l’on sait souvent moins, quant à Pirandello, c’est que, venu sur le tard à l’écriture dramatique et après s’être adonné aux romans et nouvelles, plutôt humoristiques, il écrivit aussi une pièce comique : L’Homme, la Bête et la Vertu, qu’a montée récemment le Théâtre Montparnasse, dans une traduction-adaptation de Toni Cecchinato et Jean Collette, ces deux-là qui nous avaient, voici quelque trois ans, régalés avec une nouvelle version de Volpone.
La mise en scène est de J.-C. Idée, qui a réuni autour de soi du très beau monde : entre autres, Anne Jacquemin (l’épouse demeurée sinon vertueuse, du moins soucieuse de bienséance), l’exquis Jean-Jacques Moreau (l’amant, un professeur frétillant d’instabilité) et le bouillonnant Niels Arestrup (le mari, un capitaine au long cours colérique).
Le sujet est cocasse : à force de donner des leçons particulières à un gamin, un professeur a fini par faire un enfant à la mère, épouse d’un capitaine au long cours qui la “ néglige ” depuis des années, trouvant dans les ports des satisfactions mieux adaptées à ses aspirations débraillées.
Pour sauver sa maîtresse du déshonneur, l’amant fait avaler par ruse un aphrodisiaque puissant au mari qui, si tout se déroule bien ensuite, pourra ainsi se croire le père de l’enfant à venir. Le résultat passe les espérances, et voilà l’amant proprement “ cocufié ” par le mari.
Pirandello a choisi de traiter son affaire en farce mais ce registre ne semble pas lui convenir, de sorte que le résultat est assez décevant. La farce d’ailleurs répond-elle bien au génie dramatique italien ? On peut en douter, malgré la Commedia d’ell Arte : n’oublions pas, en effet, qu’elle chavirait le plus souvent dans une affligeante vulgarité qui révulsait Goldoni. La représentation au Montparnasse de L’Homme, la Bête et la Vertu laissait en tout cas flotter un sentiment d’effort pour être drôle, de pesanteur dans le burlesque. Malgré l’indéniable qualité de tous les comédiens adultes, le comique ne coulait pas de source.
Quant au fiston du capitaine au long cours, l’auteur a tenté de le faire stupide et teigneux mais sans bien y parvenir, pas plus d’ailleurs que le metteur en scène, ni le jeune comédien (Damien Jouillerot), qui ne savait que courailler à travers le plateau, engoncé dans un costume marin masquant mal ses dix-huit ans à la ville.
Lorsqu’il écrivit cette pièce, Pirandello manquait d’expérience de la scène. Il ne savait pas encore que l’on doit éviter d’y mettre des enfants si l’on veut faire rire. Ils y sont capables d’émouvoir – Poil de Carotte, ou les deux garçons de La Ville dont le Prince est un enfant, par exemple – mais de déclencher le rire, non. Molière ne s’y est risqué qu’une seule fois, sur le tard, avec la petite Louison du Malade. Quant à Goldoni, il ne s’y est jamais aventuré. Il faut écouter les maîtres.
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Passons maintenant à du plus consistant que cette décevante pochade et laissez-moi vous recommander une pièce nouvelle, Asie Afrique, de notre camarade Timothée Roux (93). Elle doit être créée à Paris, au Sudden Théâtre où elle sera jouée du 15 septembre au 15 novembre 2004. S’agissant d’une création, je n’ai évidemment pu à ce jour qu’en lire le texte. Je n’ignore pas qu’à défaut d’être du métier – et je n’en suis pas – on ne saurait juger une pièce “ qu’aux chandelles ”, comme eût dit Molière.
Il n’empêche que j’ai été séduit par ce très beau texte, une lente méditation à deux voix musulmanes sur l’art de gouverner, le déclin des empires et de leurs civilisations : entre le conquérant asiatique Tamerlan et l’Africain philosophe de l’histoire Ibn Khaldoun – il était d’origine tunisienne – durant le siège de Damas, en 1401. Ibn Khaldoun est supposé envoyé en ambassade auprès de Tamerlan pour tenter, en négociant une reddition, d’éviter la destruction de Damas, ce haut lieu musulman, ancienne capitale des Omeyyades.
On pouvait craindre qu’un tel sujet fût un peu trop “ statique ” pour faire du bon théâtre. Timothée Roux a fort habilement, et avec une grande sûreté d’instinct, tourné la difficulté en mettant ce qu’il faut de suspens pour maintenir la tension : Ibn Khaldoun réussira-t-il à convaincre son interlocuteur, ou Damas brûlera-t-elle ?
Je pense donc que nous avons cet automne l’occasion de voir là un spectacle de haute tenue littéraire et peutêtre ainsi la chance d’assister à la naissance d’un nouveau talent dramatique. Il ne faut pas laisser passer cela.