L’homme qui a créé les maths à sa convenance
Benoît Mandelbrot est surtout connu pour ses travaux sur la théorie de l’information et le développement des fractales. Mais ce mathématicien hors pair a surtout su donner aux mathématiques une dimension humaine, apportant à de nombreux domaines, scientifiques ou non, des idées et des concepts novateurs.
Apprendre à voir autrement, c’est là une des leçons dont je suis redevable à Mandelbrot. Mon premier contact avec lui date de 1965 dans un café du Quartier latin à Paris. Nous discutions ensemble ou plutôt c’est lui qui parlait – il adorait expliquer – et fasciné je me taisais.
Il m’apprenait ce qu’était une fractale, que la côte de la Bretagne entre Brest et Concarneau avait une dimension non entière D = 1,22 et que plus généralement tout dans la nature échappait à une description euclidienne. Dès lors convaincu je voyais des fractales partout. Jusqu’alors je me détournais » avec horreur » des courbes d’allure erratique, persuadé à tort qu’elles ne pouvaient être mathématiquement décrites. Je ne pouvais les voir puisqu’elles ne portaient pas de nom. Elles n’existaient pas. Bien sûr je me trompais lourdement puisque j’ignorais Albert Einstein, Jean Perrin, Norbert Wiener, Paul Lévy et bien d’autres devanciers qui, eux, connaissaient bien le mouvement brownien. Mandelbrot est l’aboutissement de cette très célèbre lignée de génies.
Une définition doit s’adapter à l’objet étudié qu’il soit mathématique ou non
Depuis cette première rencontre qui m’a certainement secoué, mon regard sur la nature s’est approfondi et affiné, mais ce n’est que quinze ans plus tard que j’écrivais mon premier article concernant la dimension et l’entropie des courbes. Stricto sensu, la dimension n’était pas celle de Mandelbrot et c’est là une seconde leçon que j’ai retenue de lui. Une définition doit s’adapter à l’objet étudié qu’il soit mathématique ou non. Loin d’être donnée une fois pour toutes, une définition doit s’accorder au thème développé comme un vêtement habille un corps.
J’ai conclu l’un de mes articles en écrivant que « ma définition » était alors démontrée ce qui a fait dire à un de mes collègues : » Ce pauvre Mendès confond définition et théorème. » Ce que je montrais en fait, c’est que la définition de la dimension m’était imposée, on s’en rend compte in fine, par les prémices. Tout Mandelbrot est là : c’est bien l’homme qui a créé les maths à sa convenance.
L’homme n’est pas esclave d’un monde de formules préexistantes qui attendent d’être cueillies. Mandelbrot a su humaniser les maths et leur apporter une dimension poétique. Je le sens impressionniste tel Claude Monet avec ses contours flous ou peut-être encore comme Henri Matisse ou Marc Chagall plus souriants.
Peu de mathématiciens ont eu autant d’impact tant en mathématiques qu’en physique, biologie, morphologie, économie, linguistique, philosophie, art, etc. Tous ces domaines ont été quelque peu bousculés par lui. Un autre mathématicien contemporain vient à l’esprit, René Thom, qui lui aussi a fortement influencé ces disciplines.
Mandelbrot s’est tu en 2010. Mais on l’entendra encore bien longtemps. Pour ceux qui ont côtoyé Benoît, il restera comme un pincement au coeur tant sa présence dégageait chaleur et humanité. À ses côtés on se sentait grandi.
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Conjectures, et démonstra
Benoit MANDELBROJT a fait des conjectures, et il faudrait citer ceux qui ont fait les démonstrations. Par rapport aux travaux de Fatou (mathématicien Français, 1878–1929) et de Julia (mathématicien Français, 1893–1978) sur l’itération de polynomes, il a introduit un ensemble différent, vivant dans l’ensemble des paramètres, et il a conjecturé certaines propriétés de cet ensemble de Mandelbrojt, au vu de ses calculs numériques intensifs (pour l’époque) qu’il était un des rares à pouvoir faire, vu qu’il travaillait chez IBM. On devrait citer Adrien DOUADY (mathématicien Français, 1935–2006) qui a été mon collègue à Orsay, et son élève John HUBBARD (mathématicien Américain, né en 1945) qui ont démontré des propriétés de cet ensemble, et contrairement aux fractals qui relèvent plus de l’analyse que de la géométrie, leurs démonstrations relèvent plus de la géométrie algébrique et analytique, il me semble.
J’ai écrit dans un texte (pour une conférence dont les compte rendus n’ont pas été publiés) qu’il n’y a pas de dimension de Hausdorff (mathématicien Allemand, 1869–1942) d’une partie de la côte de Bretagne, parce qu’il n’y a pas de côte de Bretagne, et je parle du point de vue mathématique, bien sûr.
Quant aux observations de R. Brown (botaniste Britannique, 1773–1858) il faut qu’Einstein (physicien Allemand, 1879–1955) ait été un mauvais physicien pour les avoir confondues avec un jeu de sauts en position introduit par Bachelier (mathématicien Français, 1870–1946) pour modéliser l’achat et la vente d’actions à La Bourse, car tout physicien devrait connaitre le caractère non physique de sauts instantanés en position, et même de sauts instantanés en vitesse puisque cela viole la conservation de la quantité de mouvement, à moins d’invoquer des collisions avec d’autres particules (trop petites pour que Brown ait pu les voir sous son microscope) et donc le jeu du mouvement « Brownien » n’a rien de physique.
Si nos collègues de physique, chimie, biologie ont tant apprécié les idées sur les fractals, ou celles de René THOM (mathématicien Français, 1923–2002), qui avait fait un coup publicitaire en baptisant théorie des catastrophes ce qui n’est que l’étude des singularités d’applications différentiables, cela relève peut-être du fait qu’ils confondent souvent A implique B avec B implique A.
Pour ce qui est des fractals, j’ai écrit dans mon livre sur l’homogénéisation (note 6, chapitre 13) : Rough objects are created by nature, but no one has shown a natural process which creates a self-similar fractal structure : it is just that there are people who use self-similar fractal sets as models for rough objects !
Pour ce qui est des idées sur les « catastrophes », combien savent distinguer les propriétés d’équations différentielles qu’on utilise pour le point de vue du 18ème siècle (mécanique rationnelle), des propriétés d’équations aux dérivées partielles qu’on utilise pour le point de vue du 19ème siècle (mécanique des milieux continus). Combien ont perçu ce qu’est la mécanique et la physique du 20ème siècle et pourquoi les outils mathématiques antérieurs sont inadaptés, et combien savent que ce n’est pas en inventant de nouveaux noms pour des choses anciennes qu’on clarifiera la situation.
Ceci étant dit, quand j’enseignais à l’université Paris IX Dauphine (entre 1971 et 1974), j’ai entendu Benoit MANDELBROJT expliquer à la fin d’un exposé de Thierry De MONTBRIAL (X63) pourquoi le modèle mathématique qu’il utilisait pour sa situation économique n’était pas bon, et je pense qu’il avait raison, et qu’on ne l’a peut-être pas écouté assez pour ce qui concerne les défauts de ces modèles mathématiques de la finance, où on invoque ces mauvais mouvements « Browniens » à tour de bras.
Luc TARTAR, X65
Correspondant de l’Académie des Sciences
University Professor of Mathematics
Carnegie Mellon University
Pittsburgh, PA, 15213, USA