L’hôpital public au XXIe siècle
Imaginer l’hôpital de demain ne relève pas d’un simple exercice de spéculation. C’est bel et bien aujourd’hui une responsabilité majeure des hospitaliers. Après des siècles d’évolution inscrite dans des temps relativement longs, l’hôpital connaît depuis quelques décennies une accélération de son histoire – la multiplication des lois hospitalières n’en présente que l’aspect le plus visible.
Investi de missions exigeantes et parfois contradictoires, l’hôpital public doit s’adapter à un contexte en constante évolution. Ses modes d’organisation et de fonctionnement traditionnels sont remis en cause par l’innovation médicale et technologique mais aussi par l’exigence des attentes des usagers et par le souci collectif d’une maîtrise des dépenses de santé.
Aussi difficile soit-elle, l’adaptation de l’hôpital à son environnement social, politique, économique et culturel représente un impératif majeur. L’une des clés de la réussite de l’hôpital réside dans ses capacités d’anticipation.
C’est la raison pour laquelle l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris a souhaité clôturer les manifestations de son cent-cinquantenaire par un colloque national qui s’est tenu à la Maison de l’Unesco les 7 et 8 décembre 1999 sur le thème de » L’Hôpital au XXIe siècle « . Une cinquantaine d’experts ont animé ateliers et séances plénières pour tenter de comprendre ce que sera l’hôpital de demain dans sa dimension médicale, mais aussi humaine et gestionnaire. Bien au-delà de la communauté hospitalière, la question de l’avenir de l’hôpital concerne chaque citoyen désireux de mieux comprendre une institution qui l’accompagne dans les moments les plus forts de son existence : la naissance, la maladie ou l’accident, la fin de vie.
En l’espace de trente années, l’hôpital public a su gagner la confiance des citoyens. À l’image de l’école publique sous la Troisième République, l’hôpital contemporain, construit sur les fondations de la réforme hospitalo-universitaire de 1958, est devenu une institution phare de la société française. Mais cette confiance est fragile. Les usagers, plus informés, plus exigeants, ne se satisfont plus seulement des conquêtes spectaculaires sur la maladie qui ont fait la grandeur de l’hôpital ces trente dernières années. Bien au contraire, les techniques toujours plus sophistiquées, les prouesses médicales sans cesse plus extraordinaires sont peu à peu devenues aussi une source d’inquiétude.
Les pouvoirs que détient le corps médical (par exemple dans le domaine de la reproduction) ont aujourd’hui quelque chose d’effrayant. Plus éduqués qu’auparavant, les Français ont une approche nouvelle de la maladie : ils cherchent à comprendre et veulent devenir acteurs de leur propre santé. L’exigence de transparence que les malades revendiquent à juste titre est également exprimée par les financeurs (des régimes obligatoires ou complémentaires de sécurité sociale) qui demandent à connaître l’institution qu’ils font fonctionner, avec le souci d’obtenir des informations plus qualitatives que quantitatives.
Sous peine de perdre la confiance que la société lui témoigne, l’hôpital se doit de répondre à cette exigence de transparence. Il doit aussi se rappeler qu’il est fondamentalement un lieu d’humanité. L’hôpital contemporain est souvent perçu comme un endroit froid, impersonnel, où les valeurs éthiques sont tenues en laisse par la tentation de repousser toujours plus loin les limites médico-techniques.
À l’heure où s’engage la révision des lois de bioéthique, il faut réaffirmer cette conviction que l’hôpital, plus que jamais, doit devenir un lieu de réflexion et de pratiques éthiques. Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est le maintien du capital inestimable de confiance que l’hôpital a acquis au cours de ces dernières années.
Dans le prolongement d’une évolution qui se dessine dès à présent, il me semble que l’hôpital public, s’il veut éviter de se trouver dans une situation d’immobilisme lié à la lourdeur de son fonctionnement, à la complexité de la gestion et à la pression des contraintes budgétaires, doit être en mesure d’anticiper. Pour ce faire, il faut qu’il développe un réflexe de veille et de vigilance.
Il doit en premier lieu intégrer les prévisions des experts sur les mouvements démographiques et prendre en compte plus précisément l’allongement prévu de la durée de vie de la population française. L’hôpital public devra aussi (il commence depuis quelques années à le faire) apporter sa contribution utile au problème posé par la prise en charge des populations exclues du système de santé. En cela, il renouvellera la mission d’assistance qui a fait de lui le lieu traditionnel de la solidarité sociale.
Il doit également anticiper les modifications prévisibles dues au progrès de la science et de la technique médicales. Le fonctionnement des agences d’hospitalisation permet de suivre et de comprendre l’évolution des disciplines médicales sur l’ensemble du territoire. Il me semble qu’une des priorités pour l’hôpital est de mener une réflexion large, experte, sur l’ensemble des problématiques qui se font jour en matière de progrès médical. Ce progrès interroge nos organisations et remet en cause leur fonctionnement. S’il offre toujours plus de solutions aux problèmes sanitaires, il génère également de nouvelles contraintes et soulève des questions éthiques inédites. À nous, donc, de rester vigilants sur l’impact prévisible des évolutions médicales qui se profilent.
Cette même vigilance doit s’appliquer à la façon dont nous répondons aux attentes des personnes malades. Il faut bien admettre que l’hôpital n’accorde pas encore une attention suffisante aux exigences exprimées par ses usagers. Il faut savoir ouvrir en grand les portes de l’hôpital à la personne malade et à son entourage et accepter qu’ils portent un regard différent du nôtre sur nos espaces et nos comportements. Cette exigence n’implique pas seulement que nous réfléchissions en termes de structures, mais que nous proposions une information qui s’organise autour du malade.
L’information donnée au patient doit lui permette d’être renseigné aussi souvent que possible sur sa pathologie et sur les options sanitaires qui se présentent à lui ou à son médecin traitant. Cette révolution demande l’effort de l’ensemble des hospitaliers car l’information, qui ne peut être comprise autrement que comme une chaîne, ne doit connaître aucun point de rupture.
S’il est un domaine spécifique où l’hôpital doit être à l’écoute des personnes malades, c’est bien celui de la douleur. L’obligation pour les établissements de santé de mettre en œuvre les moyens pour prendre en charge la douleur des patients est inscrite dans la loi depuis 1995. Au-delà de cette exigence légale, le soulagement de la douleur relève d’une obligation morale pour chaque soignant, dans la relation qu’il tisse avec la personne souffrante.
La troisième exigence de vigilance concerne les coûts. L’hôpital n’a pas le droit de se taire face aux questions qui lui sont posées sur la pertinence de ses coûts. En refusant de rendre des comptes, il remettrait en cause sa propre légitimité. Accepter l’évaluation et la comparaison des coûts relève d’une nécessité, pour éviter que l’ensemble du système hospitalier ne soit balayé devant des contraintes de financement.
Devoir d’exigence, de vigilance et de transparence donc pour anticiper des évolutions dont nous sentons à quel point elles sont déjà à l’œuvre à l’hôpital.
Mais être capable d’anticipation ne suffit pas. L’hôpital public, s’il veut relever les défis du XXIe siècle, doit également être une force de proposition et un lieu d’expérimentation. L’ensemble de la communauté hospitalière doit faire la preuve de sa réactivité.
L’évolution actuelle du système de santé pourrait laisser croire que les modèles nouveaux sont désormais proposés ailleurs qu’à l’hôpital, et parfois même contre l’hôpital. Cette situation doit être rééquilibrée. Au-delà des réseaux dont le concept demande encore à être précisé, l’hôpital doit réfléchir à la façon dont il peut véritablement s’exporter, pour fonctionner avec d’autres acteurs médico-sociaux.
Il me semble qu’il y aurait une proposition forte à faire d’un hôpital maintenant sa fonction de plateau technique, mais l’ouvrant à d’autres partenaires et éclatant ses sites d’hospitalisation sur de petites unités thérapeutiques qui favoriseraient des prises en charge différentes à proximité du domicile. Le domaine de la gérontologie offre ainsi de nombreux exemples susceptibles de rendre l’hôpital public de demain plus proposant, plus innovant, capable de soigner différemment.
Parmi les nombreuses contraintes (financières, mais aussi de sécurité) qui pèsent sur l’hôpital, il est indispensable que les communautés hospitalières retrouvent des espaces de liberté et d’innovation pour proposer des modes de prise en charge différents.
Il n’y aura sans doute pas, au XXIe siècle, un seul modèle d’hôpital public – et c’est sans doute ce qui changera le plus par rapport au système hospitalier actuel – mais plusieurs modèles qui s’affirmeront peu à peu. Dès aujourd’hui, il faudrait que nous soyons en situation de proposer des expérimentations permettant de tester, en grandeur réelle, les modèles hospitaliers nouveaux. La plupart de ces évolutions sont déjà perceptibles dans le quotidien de l’hôpital et force est de constater qu’elles iront en s’accélérant.
Nous pressentons par exemple ce que sera, pour nos ensembles hospitaliers, la question de la tarification à la pathologie : une opportunité formidable pour instaurer des logiques d’allocations différenciées, en fonction de l’activité et de l’apport de la technique à la guérison. Nous ne pouvons pas ignorer cependant que, dans un système concurrentiel, cette réforme de la tarification peut être dangereuse si l’hôpital public ne se prépare pas, et s’il n’est pas en mesure de réaffirmer précisément quelles sont ses missions de service public.
Ce qui est rassurant quand on envisage l’avenir de l’hôpital, c’est de constater qu’il dispose dès aujourd’hui des outils de diagnostic qui lui permettent d’agir. Les évaluations et les analyses qui sont réalisées dans les établissements doivent être utilisées comme de véritables leviers pour le changement. Sous réserve que ce changement soit voulu, organisé et accepté, l’hôpital public pourra continuer à mériter la confiance des citoyens français.