L’humanisme, une valeur de conseil
Le rôle du conseil, centré sur les performances des entreprises, a une dimension essentiellement économique. Mais aujourd’hui le rythme des changements imposés par la mondialisation et l’innovation technologique remettent en cause le lien social et l’organisation au sein des entreprises. Dans ce nouveau cadre, le conseil est amené, tant par conviction que par nécessité, à donner un contenu humaniste à ses missions : car l’entreprise reste avant tout une aventure humaine.
Il peut paraître paradoxal de rapprocher conseil et humanisme, ne serait-ce qu’en raison de la connotation économique que le conseil véhicule et des possibles conséquences des missions de conseil sur la productivité ou l’emploi dans les entreprises. Quant à l’humanisme, apanage des philosophes, des historiens ou des décalés de la société économique, il fleure bon le concept suranné. Cependant, ce serait faire peu de cas de l’éthique et de la conviction de nombre de femmes et d’hommes dans les cabinets de conseil et les entreprises, que de penser qu’ils se réduisent à des homo economicus, peu soucieux des situations humaines qu’ils rencontrent et avec lesquelles ils interagissent.
La réalité d’un humanisme prônant la valeur de la personne humaine et l’épanouissement de celle-ci a déjà trouvé quelques prosélytes au sein du monde managérial1. S’ils restent encore isolés, ils n’en constituent pas moins le fer de lance d’une ambition et d’un credo qui transcendent les valeurs impersonnelles, aseptisées et uniformes du discours marketing des entreprises : performance opérationnelle, qualité du service, satisfaction du client et des stakeholders. Au travers du prisme humaniste, l’homme revient au centre des préoccupations sociétales, au sein d’un groupe social responsable et ressoudé par une conviction partagée.
Répondre à l’accélération des mutations
À l’aune de l’humanité, les dernières années ont toujours été celles où l’accélération d’un progrès, d’une dissémination technologique a été la plus forte. Les changements qu’ils induisent s’imposent à la majorité des cultures et des groupes sociaux sans qu’il soit possible de s’y opposer durablement, le temps du changement sociétal apparaissant comme plus court que le temps du changement individuel.
Un paradigme mondial résolument individuel et individualiste
La mondialisation, sous l’acception de l’expansion et de la recherche de performances par des sociétés multinationales, affecte le tissu social des nations. Il en est ainsi des phénomènes sociaux (grèves, conflits, voire guerres civiles), des délocalisations et des atteintes à l’environnement, pour ne citer que quelques-unes des conséquences de la mondialisation. Le paradigme mondial n’est plus économique et social mais, à l’instar d’Alain Touraine2, résolument individuel et individualiste. Avec les meilleures intentions du monde, la modernisation amène son lot de » barbarie douce3 » dans les entreprises, déstabilisant individus et collectifs.
Force en effet est de constater que la conséquence sur le personnel des entreprises ne s’est pas fait attendre. Sous la poussée de telles forces exogènes affaiblissant le lien social, le travail a évolué vers des formes plus flexibles, moins protégées, en profitant des différences de législation et de droit du travail entre les nations.
La voix du client
La recherche de la meilleure performance économique des sociétés dans ce nouvel ensemble mondial a ainsi contribué à modifier profondément l’organisation des entreprises.
Un lien social affaibli
De nouvelles formes de travail apparaissent, affaiblissant le lien social à l’entreprise telles que le télétravail ou le travail en projet virtuel, les membres du projet étant répartis aux quatre coins du monde. Toutes ces nouvelles formes, alliées à une désillusion face à la rupture du contrat tacite employé-employeur, affaiblissent l’affectio societatis, le sentiment d’appartenance à l’entreprise.
La résistance au changement se généralise, nourrie de peurs ancrées au plus profond des psychés, provoquant la résurgence de comportements individualistes et partisans, au détriment de toute logique de pérennité. Venant de jeunes employés faisant grève dans cette entreprise de l’aéronautique pour une augmentation salariale, non suivis en cela par leurs aînés, le directeur du site s’entendit répondre : » On ne sait pas de quoi l’avenir sera fait, tout ce qui est pris est bon à prendre. »
Alors que celles-ci avaient pu atteindre dans les années cinquante le degré ultime d’organisation pour faire face à une demande alors largement prévisible, elles doivent maintenant faire face à la demande extrêmement volatile de consommateurs plus capricieux que jamais. Les processus et la chaîne de la valeur font entrer la » voix du client » jusqu’au cœur d’organisations matricielles ou en réseau, et ils induisent un nouveau stress des cadres.
Comme le souligne François Dupuy4, ces uniques relais de la parole des dirigeants, jadis protégés des clients au sein des bureaucraties, s’aperçoivent qu’ils ne détiennent plus le monopole de cette parole. Celle-ci a été supplantée par la voix du client, omniprésente et relayée par la strate dirigeante et les process owners. Elle est en outre relayée par des moyens de communication qui dévaluent les cadres au rang de simples exécutants, puisque les messages de la direction touchent désormais et instantanément tous les personnels de manière uniforme. La rétention d’information, réminiscence d’une vision passéiste des cadres, n’est donc plus de mise. Le risque pour le cadre de se trouver à l’écart des décisions s’accroît au moment même où son rôle de relais devient moins critique. Il lui reste cependant son rôle d’organisateur, de motivateur et de relais privilégié pour comprendre les besoins du client et tenir compte de la capacité de l’organisation à y répondre. Outre le stress induit par la résolution d’exigences parfois antinomiques entre le service au client et l’obéissance aux directives de la hiérarchie, le travail quotidien des cadres exige aussi qu’ils se confrontent quotidiennement à leurs pairs alors qu’ils restaient jusqu’alors cantonnés dans leur tour d’ivoire. Qui n’a pas connu le traumatisme des ingénieurs-cadres dans les bureaux d’étude lorsqu’ils ont eu à » descendre » s’installer au plus près de la production, c’est-à-dire des ouvriers et des techniciens ?
L’individualisme des cadres
Les cadres subissent une forme avancée de déprotection sociale
Face à ces pressions exercées sur leur environnement et leur cadre de travail, les cadres subissent une forme avancée de déprotection sociale, tant ces mutations affectent les formes d’identité au travail et la perception des appartenances sociales5. L’individualisme des cadres, apanage de leur fonction dans le respect du contrat tacite conclu avec leur hiérarchie dirigeante pour leur ascension sociale et dans la droite ligne de leur ambition, les a empêchés de se regrouper au sein d’organismes sociaux, comme les ouvriers ont pu le faire.
Face à de tels changements, le consultant humaniste se doit de comprendre les raisons de la résistance au changement de tout individu ou groupe d’individus de l’entreprise, avant même que de pouvoir faire oeuvre utile de conseil.
Conviction personnelle et souci du substrat humain
En premier lieu, l’humanisme résulte d’une conviction individuelle.
Une réorganisation inspirée par les considérants humains
Lors de la réorganisation du site de production de la société X, la sélection du consultant a été faite sur son approche des hommes, une approche soucieuse des conditions de travail des uns et de la reconversion ou de la mobilité des autres. La perte de compétitivité a été l’occasion de réduire le time-to-market des produits et de lancer une recherche de nouveaux marchés pour développer une stratégie de niche, en élargissant le champ des marchés possibles plutôt qu’en liant la production au déclin de la demande. Bien que traditionnelle, la démarche était humaniste car elle a associé très rapidement les hommes aux enjeux, en mettant clairement en avant les préalables de l’exercice : pas de licenciement sec, temps limité pour trouver une solution, mobilisation commune des équipes…, que tout un chacun se devait d’accepter en son âme et conscience. L’échappatoire était possible mais le sens de l’équipe, du groupe social a prévalu, entraîné en cela par la conviction du directeur et de son conseil.
Au sein du conseil, comme de toute entreprise, il peut néanmoins procéder d’un choix collectif, au travers de l’expression de valeurs favorisant la sélection des consultants et la genèse de comportements souhaités. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la sélection s’opère désormais, non seulement sur les savoirs et les savoir-faire, mais aussi sur les savoir être ou l’intelligence émotionnelle. L’émergence d’un humanisme collectif n’est pas non plus sans rappeler les caractéristiques de la » société de confiance » d’Alain Peyrefitte6, société dans laquelle la confiance est une composante essentielle du développement économique.
Le conseil propose une prestation de services professionnels, il opère sur un substrat humain au travers d’un relationnel client fondé sur le parcours, la crédibilité, la légitimité et un ensemble psychologique plus complexe, résumé sous forme de fit : on a envie ou pas de travailler ensemble. Au travers de ce premier crible, l’aspect humaniste est déjà sous-jacent dans la recherche inconsciente de valeurs communes.
L’humanisme suppose le pari du long terme, par opposition à des logiques de rentabilité économiques à court terme. En cela, il rejoint la composante humaine de concepts tels que le développement durable ou de la performance responsable. À leur instar, il peut constituer un puissant vecteur d’alignement du cabinet et de l’entreprise à des valeurs humaines essentielles.
L’humanisme suppose le pari du long terme
Toute délocalisation n’est pas inéluctable. Au plus fort de la vague, l’exemple de l’usine de Nantes du groupe Vaillant7 montre qu’il a été possible – en faisant le pari des hommes – de rapatrier de la production du site slovène, alors même que le coût de revient en Slovénie était cinq fois inférieur au coût français. Depuis, l’augmentation des coûts de main-d’œuvre dans les ex-pays à bas coût a conduit plus d’une entreprise à revoir sa logique de production mondiale.
Entre évidence et utopie
Le conseil humaniste trouve à s’appliquer dans nombre de situations, dans lesquelles il intervient dans le sens de l’intérêt bien compris et de la conviction individuelle puis collective des conseils et de leurs clients. Pour répondre aux défis d’un monde en pleine mutation et en rapide déstructuration, l’analyse des situations en entreprise confirme le credo humaniste : tout conseil ne peut être qu’humaniste, par conviction plus que par nécessité. Évidence pour les uns, utopie pour les autres, l’humanisme est porteur de sens, une qualité rare dans un monde moderne où les certitudes d’hier sont battues en brèche et où les évidences d’aujourd’hui sont déjà caduques avant d’avoir vécu. Parions qu’il bénéficiera de la croissance exponentielle caractérisant pour Pierre Noria le développement de tout phénomène humain.
Bibliographie
1. Manager humaniste, Philippe MASSON, Éditions d’Organisation.
2. Un nouveau paradigme pour comprendre le monde d’aujourd’hui, Alain TOURAINE, Éditions Fayard.
3. La barbarie douce, la modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Jean-Pierre LE GOFF, Éditions La Découverte.
4. La fatigue des élites, le capitalisme et ses cadres, François DUPUY, Éditions Seuil.
5. L’égalité des possibles, Éric MAURIN, Éditions Seuil.
6. La société de confiance, Alain PEYREFITTE, Éditions Odile Jacob.
7. « Vaillant parachève sa réorganisation industrielle », Les Échos du 4 mai 2005.