« L’IA, En 2019, n’est que la dernière vague du numérique »
Président-Directeur Général d’Inria, l’institut national des sciences et technologies du numérique, Bruno Sportisse (89) nous explique comment l’institut appréhende l’IA et inscrit son action dans un écosystème.
L’IA est un sujet qui a gagné en importance au cours des dernières années. Au sein d’Inria, comment appréhendez-vous ce sujet ?
Inria est présent à deux titres : en tant qu’institut national de recherche dans le numérique et en tant que coordonnateur de la stratégie nationale. En tant qu’institut de recherche, on peut considérer que la moitié de nos 200 équipes.projets de recherche, en général communes avec nos partenaires académiques, au premier rang desquelles les universités, sont de près ou de loin dans le champ de l’intelligence artificielle, qui irrigue tous nos domaines. Le nombre d’équipes qui travaillent dans le cœur de l’IA est plus limité : c’est un de nos enjeux scientifiques que d’augmenter ce nombre, car il est clé de comprendre et maîtriser les fondements de l’IA.
L’Inria coordonne par ailleurs le volet recherche de la stratégie nationale en intelligence artificielle, un plan ambitieux qui a été lancé par le Président de la République en mars 2018, suite au rapport de Cédric Villani. C’est un rôle nouveau pour l’institut qui nous permet de renouer avec notre mission historique : nous sommes un instrument public pour construire et renforcer la souveraineté numérique de la France, en contribuant à un leadership scientifique, technologique et industriel par et dans le numérique. C’est d’ailleurs tout le sens du nouveau Contrat d’objectifs et de performance de l’institut, que nous venons de conclure avec nos ministères de tutelle, les ministères respectivement en charge de la recherche et de l’industrie.
Plus concrètement, quels sont les travaux et les recherches que vous menez dans ce cadre ? Quels sont les axes que vous privilégiez ?
Je veux d’abord préciser un point : l’IA, en 2019, n’est que la dernière vague du numérique qui tire tout le potentiel de grandes masses de données (transmises par des capteurs par exemple), d’algorithmes parfois disponibles depuis longtemps, et de la puissance de calcul pour améliorer leurs capacités prédictives. Et puis, je pense surtout que le regard des utilisateurs potentiels, qu’ils soient des acteurs publics ou, surtout, des entreprises a considérablement changé : ils savent que le numérique est en train de changer leur cœur d’activité et est stratégique.
Tous les domaines sont concernés : l’aide au diagnostic médical et la médecine personnalisée, la mobilité intelligente, l’agriculture de précision, la sécurité numérique avec le croisement entre IA et cybersécurité, la maintenance prédictive, le couplage entre simulation numérique et IA dans tous les domaines, etc. L’arrivée à maturité du numérique nous « oblige » : la question de la responsabilité doit être centrale dans nos choix, que ce soit pour l’impact économique ou sociétal. En matière de politique scientifique et industrielle, nous devons nous positionner sur les sujets d’intérêt pour nos filières industrielles.
« La question de la responsabilité
doit être centrale dans nos choix,
que ce soit pour l’impact économique ou sociétal. »
L’IA pour les industriels B2B n’est pas la même que pour les grandes plateformes B2C : les données ne sont pas de même nature, la question de l’embarqué est posée (c’est le contexte du « edge computing »), les contraintes d’énergie peuvent être fortes, etc. Si nous ne nous positionnons pas sur ces sujets, nous ne serons pas à même d’accompagner notre tissu industriel dans sa transformation numérique, dans un contexte de forte compétition. Faire de tels choix scientifiques est une question de volonté et de responsabilité en tant qu’institut national dans le numérique, à moins de nous contenter à n’être qu’un préparateur de talents pour d’autres acteurs.
C’est aussi une question de cohérence par rapport aux politiques industrielles et du numérique, telles que les portent les Ministres Bruno Le Maire, Cédric O et Agnès Pannier-Runacher. Par ailleurs, à travers l’interdisciplinarité, nous devons nous mettre au service de la résolution des grands enjeux auxquels notre société est confrontée : comment améliorer la santé et gérer le vieillissement ? comment construire une société résiliente et durable ? comment renforcer l’éducation tout au long de la vie ? Comment maîtriser de manière responsable la société numérique dans laquelle nous vivons ? Ces axes sont, en cohérence, avec ceux que nous avons choisis pour la Fondation Inria, dont l’objectif est de donner du « sens au numérique ».
Comment accompagnez-vous votre écosystème dans ce cadre ?
En tant qu’institut national, Inria porte des politiques nationales, dont le point commun est la recherche de l’impact, dans toutes ses dimensions. Dans le même temps, notre politique territoriale est de soutenir le développement de grands sites universitaires de recherche intensive et de rang mondial. Ces axes structurent notre développement dans les années qui viennent, ils correspondent à la fois à une transformation assumée de l’institut mais aussi à un retour aux sources, notamment avec la question clé de la souveraineté numérique. Notre modèle d’organisation est unique en France puisqu’il repose sur un portefeuille de 200 équipes. projets de 15 à 20 scientifiques, créées pour une durée de 4 ans sur la base d’une feuille de route recherche et innovation, avec une évaluation nationale par domaine.
C’est un modèle partenarial puisque plus de 80 % de nos équipes-projets sont conjointes avec les acteurs académiques : universités, écoles d’ingénieur, mais aussi les autres organismes de recherche, comme le CNRS, l’INRA ou l’INSERM et d’autres demain, je l’espère. 3500 scientifiques sont actifs dans ces équipes, dont plus de la moitié est salariée par Inria. L’institut est ancré dans une dizaine de campus universitaires à travers ses huit centres de recherche (Lille – Nord Europe, Rennes ‑Bretagne Atlantique, Bordeaux – SudOuest, Sophia-Antipolis – Méditerranée, Nancy-Grand Est, Grenoble – Rhône-Alpes, Paris, Saclay ‑Île. de-France) et plusieurs antennes (Lyon, Montpellier, Strasbourg, Lannion, Nantes et Pau). Il dispose également d’un centre de recherche au Chili.
« Il n’y a pas de voie unique dans le numérique ! »
Notre Contrat d’objectifs et de performance 2019–2023 assume pleinement notre ambition en matière d’impact économique, avec quelques axes forts : construire des équipes-projets communes avec nos partenaires industriels français et européens (pour atteindre 10 % du total) ; passer d’une quinzaine à une centaine de projets de startups par an avec la mise en place de Inria Start-up Studio en collaboration avec Bpifrance, dans le cadre du plan Deeptech ; favoriser la diffusion de logiciels open source comme infrastructure technologique de notre base industrielle.
Le point-clé est de favoriser la diversité des voies de l’innovation numérique, dans une logique de partenariats avec notre écosystème : il n’y a pas de voie unique dans le numérique ! Inria s’est toujours pensé comme faisant partie d’un écosystème, ou, pour être plus précis, de plusieurs écosystèmes académiques, industriels et entrepreneuriaux car chaque écosystème a son histoire et sa dynamique. Je pense que c’est notre force et notre valeur ajoutée d’institut national que de pouvoir à la fois porter des politiques nationales et de les ancrer dans des dynamiques territoriales, là otout se joue en matière d’impact. Dans ce contexte, notre rapprochement en cours avec les grandes universités de recherche est un acte majeur, qui s’inscrit dans la politique que porte Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
Quels sont vos enjeux et perspectives ?
Inria a à présent plus de 50 ans. C’est l’âge de la maturité : nous ne sommes plus dans les temps pionniers du numérique, ceux qui nous ont vu participer à la naissance d’Internet il y a 50 ans (je pense au rôle d’un de nos grands anciens, un polytechnicien, Louis Pouzin) et au lancement du Web il y a 25 ans, dans lequel Inria a joué un re clé en Europe. Le numérique, au-delà de l’IA, a touché tous les domaines : cela nous oblige vis-à-vis de la société, cela doit nous amener à faire des choix.
J’ai évoqué les enjeux clés de la souveraineté numérique et de l’impact économique, qui ne peuvent être posés qu’avec une politique scientifique et technologique ambitieuse, qui nous positionne sur des sujets scientifiques risqués, tels que la recherche publique peut les poser, dans le temps long et pour préparer les prochaines vagues du numérique. Je voudrais aussi évoquer deux autres sujets qui me semblent majeurs : comment sensibiliser les jeunes à tous ces sujets, comment leur donner les clés de la société numérique, comment leur redonner envie de faire des sciences et de la technologie ?
C’est l’enjeu du projet « 1 scientifique, 1 classe : Chiche ! » pour mettre demain au contact de tous les élèves de seconde un ou une scientifique du numérique, nous venons de le lancer avec le ministre de l’Education Nationale et de la Jeunesse, Jean-Michel Blanquer. Un autre enjeu est notre capacité à irriguer les politiques publiques autour de la maîtrise de l’IA : comment garantir ce que font les algorithmes ? comment les contraindre par nos valeurs de société ? C’est tout l’enjeu du futur Centre mondial d’expertise sur l’IA, dans le cadre de la mise en place du Global Partnership on AI, dont le Président de la République vient d’annoncer qu’il sera porté par Inria, dans un cadre évidemment international, en regard du centre canadien.