Liberté, égalité, fraternité est-elle une devise de la civilisation de l’Internet ?
La mondialisation par les réseaux informatiques bouscule les idées reçues. Elle est le symptôme et le symbole d’une révolution. Elle contribue au déploiement d’une métamorphose de civilisation qui fait entrer en mutation l’ensemble de nos univers de pensée et d’organisation sociale. Rien n’est épargné : les équilibres démographiques, l’utilisation de l’espace, les sédentarités des habitats et des métiers, nos rapports au travail et notre usage du temps, la place de l’État, des groupes et des citoyens, le rôle des religions et des idéologies, les références morales et les mœurs2.
Tout connaît un radical changement : la condition féminine, la répartition des pouvoirs entre la politique, l’argent et l’information, la dérive des consommations vers des biens de nature immatérielle et la disparition du travail musculaire. Nous entrons dans l’ère du virtuel.
La métamorphose de la société : une éclosion d’idées nouvelles
Cette métamorphose a pour moteur l’irruption des sciences et des techniques dans nos vies professionnelles et nos loisirs, dans notre santé, dans nos capacités d’être éduqués, de nous cultiver et de nous distraire. L’homme domestiquant l’atome, conquérant l’espace sidéral et les océans, exploitant les énergies fossiles et les forêts primitives accroît son pouvoir d’usage de la nature au point de faire basculer les équilibres écologiques. Mais d’autres agents travaillent encore plus fondamentalement pour le changement. Ce sont ceux qui nous confèrent un don d’ubiquité. Les transports des biens et des personnes sont massifs, illimités, rapides, économiques. Les informations numérisées, véhiculées par un même mode de transport qui réunit images et sons, planétaires, immatérielles et immédiates maintiennent sous influence évolutive tous les esprits.
Nous parvenons à une troisième explication du monde3. La vision antique (Aristote-Ptolémée) avait cédé la place à celle de la Renaissance (Copernic-Galilée) dont les développements devaient conduire à la culture des Lumières. Nous quittons ce modèle appuyé sur la mécanique rationnelle (le créateur » grand horloger ») pour chercher des sources d’inspiration dans les connaissances réunies par la systémique, la cybernétique, la théorie de l’information et la biologie. À la place d’une nature fixée, évoluant lentement vers la mort entropique4, nous comprenons l’Univers comme » un système historique, évolutif, épigénétique et non préformé, à l’information croissante « 5. La physique des phénomènes éloignés de leur position d’équilibre6 et la représentation mathématique des turbulences nous apprennent qu’à partir d’une situation donnée où tous les facteurs d’évolution sont en activité, plusieurs solutions équiprobables sont potentiellement présentes pour déterminer l’avenir et que le basculement vers une formule exclusive de toute autre sera déclenché par l’intervention d’un petit agent extérieur, par une fluctuation que l’on ne peut qu’assimiler au hasard7. Contrairement au raisonnement de Laplace, l’avenir est pluriel et indéterminé.
Les Lumières nous proposaient une philosophie de la certitude sur laquelle seraient construites les idéologies sociales. La vision actuelle nous reconduit vers l’humilité : l’Homme est, par nature, un apprenti sorcier. » Il sait souvent ce qu’il fait mais il ne sait pas ce que fait ce qu’il fait « 8. Notre lot est l’immersion dans l’incertitude.
Nous devons réduire le recours au cartésianisme, cette version appauvrie de la pensée du philosophe, par lequel nous résolvions les problèmes en distinguant des parties et en les traitant séparément. Il faut prohiber la simplicité des classifications. L’étude des systèmes complexes nous enseigne que les relations des parties entre elles et avec le tout sont prédominantes. Toute perturbation localisée se propage de proche en proche jusqu’à envahir l’ensemble par un bouclage de réactions et de contre-réactions dont beaucoup sont imprévisibles9.
Ces cascades de liaisons douées de pouvoirs de catalyse engendrent des effets pervers10 qui peuvent être maléfiques ou bénéfiques. Toute décision relève de l’interdisciplinaire, de l’intersectoriel, de l’interministériel. Par Internet, véritable réseau nerveux planétaire, ces interdépendances s’étendent aujourd’hui au monde entier.
La rationalité directe est en défaut. Les causalités cessent d’être linéaires. On ne peut plus dire que » gouverner, c’est prévoir » mais seulement procéder par essai-erreur-correction d’erreur-nouvel essai. Dans ces conditions, la sanction ne peut pas être prononcée par des critères définis a priori : elle relève du » marché « . Le marché doit se comprendre comme un lieu d’échanges des informations les plus diverses, offertes à toutes les concurrences, où les arbitres sont les usagers. Dans cette période d’affaiblissement de notre capacité de contrôle, la notion de marché, au-delà des échanges commerciaux et financiers, s’étend quoi que l’on veuille faire, à tous les actes humains : validité des personnes, efficacité des établissements d’enseignement, succès ou échec des produits culturels, techniques de santé, structures et objectifs des gouvernements, etc. Cette réapparition des forces de sélection darwiniennes, que l’on espérait bannies des rapports humains, s’explique par la caractéristique fondamentale de notre époque : nous vivons un épisode extraordinairement actif de l’Évolution.
Une aide à la compréhension du changement : les lois universelles de l’Évolution
Sans en avoir, à beaucoup près, pénétré tous les mécanismes, nous appartenons aux premières générations conscientes que le phénomène d’évolution est général.
L’évolution touche l’inanimé, l’animal et l’humain. Elle englobe chaque objet et chaque être ; c’est pourquoi il est légitime de parler de co-évolution.
Nous quittons la vision d’un environnement statique pour accepter des modèles essentiellement dynamiques.
La destruction-création s’effectue dans une contraction du temps de plus en plus précipitée : milliards d’années pour l’Univers sidéral ; millions pour le monde vivant ; millénaires pour l’Homme puis siècles et décennies ! L’évolution procède par continuités et par ruptures : aujourd’hui, nous sommes à l’épicentre d’un séisme. Il faut s’en convaincre, en tirer les leçons, agir en conséquence, faute de quoi, nous accomplirons les pires erreurs.
La plus grande prudence s’impose pour transférer les paradigmes des sciences dites exactes et naturelles aux sciences sociales. Cependant, certaines lois de l’évolution ont des caractères tellement répétitifs et universels qu’elles nous fournissent des modèles de référence :
- en premier lieu, tout se passe comme si l’évolution correspondait à une poussée de la complexité et de la conscience11. Aujourd’hui, la croissance du complexe est liée à l’explosion de la communication. La bureaucratie se développe comme un mal inévitable dans la mesure où il faut administrer cette complexité12 ;
- en second lieu, il faut retenir les leçons de l’histoire. Dans toutes ses séquences repérées, l’évolution s’est effectuée par l’action de trois forces interconnectées : les initiatives des mutants, l’accompagnement d’un grand nombre d’acteurs et la sélection par le milieu.
Les mutants appartiennent aux populations anciennes mais, par certaines propriétés, ils portent les caractéristiques des populations futures. L’astrophysique nous renseigne sur le jeu des particules élémentaires, sur l’action catalytique de certains atomes, notamment du carbone13, sur les nucléations à partir desquelles se sont formés les astres. Ce sont encore des mutants qui constituent les précurseurs des nouvelles espèces biologiques. Ces pionniers sont aujourd’hui chercheurs, penseurs, ingénieurs, nouveaux managers, inventeurs sur Internet, usagers curieux de consommer du nouveau.
Innovateurs et prophètes sont d’abord rejetés. La coalition des forces d’inertie maintient la stabilité. Mais la puissance de catalyse des nouvelles propositions, objets, services ou modèles mentaux crée peu à peu des symbioses qui minent en profondeur l’ordre ancien et engendrent des gestations cachées. Alors éclatent les coopérations co-évolutives.
La sélection est conforme aux observations de Darwin. On peut la détester pour les exclusions qu’elle prononce mais l’analyse froide doit la faire considérer comme une donnée absolue. Elle fait partie de la culture de l’incertitude. Si, par des artifices, on cherche à en différer la sanction, elle resurgit plus tard sous des formes plus douloureuses.
Ce tryptique de l’évolution, nucléations à l’origine du changement, coopérations et sélection a été particulièrement bien analysé par Manfreid Eigen14. Sa description nous fait comprendre que l’évolution ne se ramène pas à la seule consommation du plus faible par le plus fort. À beaucoup d’égards, les pionniers sont les plus faibles mais leurs initiatives débordent les inertes et, dans la sélection, les forces de symbiose jouent un rôle positif de protection des solutions nouvelles et assurent leur triomphe. Tout bien considéré, la jungle n’est pas aussi inhumaine qu’on a bien voulu le dire15.
La guerre économique : un événement inévitable
L’humanité marche par vagues successives. En Occident, la pax romana, longtemps fondation de l’organisation sociale du monde développé, mourut. La chrétienté lui succéda jusqu’à l’épuisement. La Renaissance prit le relais jusqu’au fruit tardif de la civilisation industrielle. Une nouvelle vague arrive, plus condensée dans la durée, plus violente, plus planétaire, apparemment plus profonde et exigeante que les changements d’horizon antérieurs. Chaque relance remet en question la distribution des pouvoirs. Les hégémonies s’écroulent, stimulant de nouveaux appétits. Il est sans exemple qu’alors d’importants affrontements puissent être évités.
Nous sommes à ce tournant. Parce que les activités-clés sont devenues immatérielles, les instruments de la domination ne sont plus les armes mais l’économie. Les armes subsistent en fond de décor : leur menace garantit au plus fort, sans conteste les États-Unis d’Amérique depuis l’implosion de l’Union soviétique, que le conflit sera localisé sur le terrain de son choix : le commerce, l’innovation technologique et les produits culturels. Chaque pays, chaque région du monde essaie de trouver sa place dans ce jeu où les atouts vont être redistribués.
Comme pour tout conflit, cette guerre a un coût humain. Elle ne fait pas de morts mais elle fait des pauvres ou des chômeurs en même temps que se constituent de nouveaux pôles de richesses. Les enjeux pour l’avenir de nos populations sont peut-être encore plus chargés de gravité que s’il s’agissait d’une guerre militaire. Il faut en être conscient.
L’Europe n’a aujourd’hui aucun moyen de refuser ce choc. Politiquement, elle ne s’est pas organisée en zone protégée. L’Union européenne, contrairement au vœu de J. Delors n’est pas seulement » ouverte « . Elle est aussi » offerte » et rien n’indique qu’elle veuille ou qu’elle puisse changer cette situation à l’exception de quelques domaines particuliers. Car l’obstacle n’est pas seulement politique mais physique : ce qui arbitre la division internationale du travail est immatériel, le savoir, le savoir-faire et le faire savoir dont la circulation sur les réseaux de communication est incontrôlable. Et, paradoxe dû à la complexité enrichie par la globalisation, dans la guerre économique, l’ennemi est aussi le partenaire.
Notre intérêt est, aujourd’hui, de nous associer à l’émergence des pays qui bordent l’océan Pacifique à l’Est comme à l’Ouest alors que nous savons bien qu’ils figureront parmi nos plus redoutables concurrents et que leurs productions contribuent, dès maintenant, à aggraver nos taux tragiques de chômage. Curieuse guerre, en effet, où les combattants échappent à l’autorité directe des États. Car les acteurs de premier rang sont les entreprises privées, industries et sociétés de services multinationales, grandes centrales d’achat et établissements financiers dont les ramifications s’étendent à la planète entière. Quant aux PME, par effet de proximité, elles alimentent la résistance aux importations. Les PME sont aussi les mieux placées pour jouer le rôle de pionniers en procurant les sources d’innovation à partir desquelles des parts de marché mondiaux seront conquises.
Dans cette confusion des efforts, les territoires ont perdu tout caractère de sanctuaires préservés16. On vit donc une situation paradoxale dans laquelle la compétitivité et les taux de chômage ou d’inégalités sociales sont liés aux frontières alors que l’interpénétration des forces de concurrence les ignore. Ce sont les États nationaux qui définissent et contrôlent les principales règles du jeu local par la fiscalité et le droit du travail mais ils ne sont que partenaires seconds dans les décisions d’accords internationaux, de délocalisation des activités et de propriété du capital pour les instruments de la production et de la distribution. Nul ne voit, d’ailleurs, comment il pourrait en être autrement tant sont puissantes les forces de globalisation dans la mondialisation non pas seulement de l’économie mais de tous les systèmes de relations entre les personnes (informations, connaissances, culture, etc.). L’État est réduit à n’intervenir que pour fournir le terrain, favorable ou handicapant, à partir duquel ses ressortissants agiront dans la guerre économique selon leur propre volonté et leurs moyens.
La France et les vertus républicaines
Dans cette aventure, sur quelles valeurs s’appuyer ? Pour les Européens continentaux, particulièrement pour l’Allemagne et pour la France, l’épreuve est difficile. Imprégnés par la rationalité des Lumières et légitimement fiers du fonctionnement des modèles sociaux du passé récent, nous raisonnons dans la chrysalide de notre métamorphose comme des chenilles alors que nous sommes déjà des papillons17. Nous nous félicitons d’une supériorité trompeuse de notre culture en récusant le modèle anglo-saxon et en ignorant la pertinence actuelle des philosophies asiatiques, notamment du confucianisme.
Aux plus hauts niveaux de l’État français, à droite comme à gauche, sont célébrées les » vertus républicaines « . Que signifie aujourd’hui la devise » Liberté, égalité, fraternité » ? Cette question est au cœur de notre destin. Je ne pourrai que l’évoquer en mots trop courts en souhaitant que chaque lecteur en poursuive la méditation personnelle. Car il y va de l’image de notre pays à l’étranger, de son rayonnement universel et du socle de pensées, sur lequel reposent nos comportements. En cette période de questionnement anxieux, le monde attend un message de la France.
Liberté - Apparemment l’ère du virtuel n’introduit aucune rupture majeure quant aux principes de la liberté : droit à l’usage que l’on peut faire de soi-même, de choisir ses mœurs, d’exprimer ses idées, droit aux engagements confessionnels ou politiques selon ses sentiments. Jamais, semble-t-il, la liberté n’a rencontré si peu d’obstacles provenant de l’ordre moral. » Sur Internet, c’est Mai 68 tous les jours « 18 disent certains en raison de l’absence quasi complète de contrôle hiérarchique et de limite à tout communiquer, y compris la désinformation, dans un volume de résonance mondial.
Telle est la surface des choses. En profondeur, les faits sont différents. Ils jouent, en gestation cachée, dans un autre sens. Dans moins d’un demi-siècle, l’humanité portera huit à dix milliards de personnes, dix fois plus que lorsque la Révolution française s’est exprimée, en présence de contraintes de relations réciproques infiniment plus actives qu’autrefois. Ces pressions d’interdépendances seront réductrices de liberté. Il faudra bien mettre en place des facteurs de régulation afin d’éviter l’anarchie et afin de favoriser le développement de symbioses constructives. Sous quelles formes universelles ? exprimées par quelle éthique ? Il est temps d’y réfléchir19 : la phase actuelle ne propose rien ; elle est en cela typique des périodes de transition où la situation évolue » à la lisière du chaos « 20. En d’autres termes, le moment est proche où il faudra redéfinir les limites de nos libertés sous l’éclairage de la responsabilité.
Égalité – Le choc est rude. Rien n’est plus inégalitaire qu’un épisode aigu de l’évolution. En toutes circonstances, l’évolution marche par les écarts ; elle s’appuie sur les tensions d’inégalités ; le respect des différences est le moteur du mouvement. Dans la guerre économique qui se joue sur les capacités d’innovation, il faut avoir dans son camp des entrepreneurs pionniers, promoteurs de biens nouveaux ce qui suppose leur enrichissement mais aussi la présence de clients assez riches de superflu pour se comporter en consommateurs de produits et de services inconnus jusqu’alors et en actionnaires pourvoyeurs de capital-risque.
La démonstration est en cours. Anglo-Saxons et Asiatiques arbitrent les coûts et les conditions de travail par le marché en concédant sa part à la sélection darwinienne. Ils gagnent les emplois dans la division internationale du travail aux dépens des Européens continentaux hostiles à cette sorte de flexibilité. Ces derniers, attachés aux corrections égalitaires par les redistributions, rebouclent les effets de la mondialisation sur le seul facteur qui permet un ajustement à savoir le nombre des emplois.
Cette pratique, d’après l’expérience actuelle, serait suicidaire mais il faut regarder comme fondamental dans la culture du » capitalisme rhénan « 21 l’attachement à la fidélisation réciproque des entreprises et de leurs employés. Un contrat moral prolonge les devoirs de l’entrepreneur à la garantie d’assurance de perfectionnement par la formation interne, de protection contre la maladie et de retraite, avec le concours et sous le contrôle de l’État. Cet acquis du principe d’égalité est remis en question dans des conditions pathétiques pour tous mais particulièrement pour les décideurs politiques et économiques dont les syndicats professionnels et ouvriers. Refuser l’adaptation c’est vraisemblablement tout perdre ; l’accepter, c’est renoncer à des progrès sociaux douloureusement construits au cours du temps qui assuraient un minimum de confort pour tous et rendait la société plus humaine.
La question ne peut pas être tranchée en quelques mots. Mais plusieurs faits doivent être acceptés comme décisifs : jamais les capitaux n’ont été si volatils, jamais l’émigration des postes de travail par les délocalisations n’a été si facile, jamais l’exode des cerveaux n’a connu autant de tentations22. Internet permet de diriger à distance n’importe quelle usine et n’importe quel centre de conception, si éloignés, soient-ils. À quelque situation de compromis que l’on parvienne, l’Europe devra trouver le moyen de donner à ses entrepreneurs par rapport à leurs concurrents mondiaux une égalité des chances dans leur développement c’est-à-dire dans leur enrichissement en tant que pionniers et innovateurs. C’est loin d’être le cas aujourd’hui. Quant à une dérive du principe moral d’égalité (des droits, des devoirs, de la dignité) vers l’égalitarisme, elle serait payée de dommages sociaux graves : on ne viole pas impunément les forces d’évolution.
Fraternité - Le mot est rarement employé. On lui substitue solidarité, plus mécanique, administratif, collectif, moins près du cœur. Cet écart est chargé de sens. L’individu se débarrasse sur l’État de la responsabilité d’être le frère des autres. Perte de substance affective ? Tentative d’engagement marginal ?
Quoi qu’il en soit, il est difficile d’être frère de tous. La guerre économique pose la question du choix. Devons-nous œuvrer dans la fraternité universelle, mondialisée ou donner la priorité à notre carrière, notre famille, notre clan, notre pays, l’Europe, l’Occident ? La réponse des faits s’éloigne de celle de Montesquieu : tout est consacré au plus proche dans l’intérêt direct et dans l’immédiat. Nous vivons le temps des myopes : nul projet à long terme. À part l’euro, reçu comme trop abstrait pour catalyser une espérance populaire, rien ne vient assigner un objectif à la fraternité. Accepter la civilisation de l’immédiat est une erreur pour l’Europe. L’Union européenne ne peut se former que dans le processus et non pas par la procédure. Il faudrait proposer des buts, sources d’enthousiasme pour la jeunesse. Car nos efforts de solidarité doivent avoir pour premier objet la transmission d’un monde acceptable à nos successeurs. Pratiquer la fraternité, c’est aujourd’hui, lancer des politiques d’anticipation23. L’incertitude n’est pas la complète obscurité : l’action pour l’avenir est le premier antidote du malaise social.
En conclusion, en dépit des bouleversements actuels, les valeurs républicaines conservent toutes leurs validités directrices de civilisation à la condition d’être placées sous l’impératif de la responsabilité, une responsabilité englobant le présent et l’avenir, issue de la conscience de chaque citoyen plus encore que des dirigeants économiques et politiques. Si en revanche, liberté signifie droit de faire n’importe quoi, sans règle du jeu et sans respect de contraintes éthiques, si égalité retentit comme égalitaire, si la fraternité perd son sens de qualité des relations de personne à personne pour être transférée à un État anonyme, pléthorique et ruiné, alors la sanction par les boucles de réaction de l’économie sera tragique.
Vers quel avenir ?
Les théoriciens du libéralisme cultivent l’utopie des équilibres. La mondialisation, dont les désordres sont aujourd’hui le fruit des différences de niveaux entre les coûts et les conditions d’emploi de la main-d’œuvre et entre la disponibilité des capitaux, conduira dans son état final à un nivellement par le haut. Les plus défavorisés aujourd’hui, obligés d’accepter bas salaires et absence de protections sociales, s’enrichiront. Ils exigeront alors un environnement social plus ambitieux et rejoindront les situations des privilégiés de la période des » trente glorieuses « . Le mouvement se produira dans la croissance pour tous tant il existe de réserves de besoins, capables de tirer en avant toutes les économies, dans les pays candidats à l’émergence dont l’ambition va s’étendre au monde entier. S’il y a souffrances sociales, elles seront limitées à la phase de transition qu’il faut rendre la plus courte possible en ouvrant toutes les barrières à la circulation des hommes, des capitaux, des produits et des services.
Cette vision quelque peu idyllique de l’humanité future revient à croire à l’harmonie d’une économie-monde24 unique par opposition à un monde multipolaire où plusieurs économie-mondes s’opposeraient. Cette projection sur l’avenir est conforme à la pensée unique du moment. Elle est particulièrement soutenue par les États-Unis d’Amérique qui se voient promis à tenir le premier rang dans cette nouvelle organisation où des classements hiérarchiques ne manqueront pas de s’affirmer.
Il est difficile d’opposer des arguments théoriques à cette hypothèse sauf qu’elle n’a aucun exemple de précédent dans l’histoire et qu’elle est contraire aux lois de l’évolution dont nous avons vu qu’elle était faite de l’émancipation permanente des différences et des tensions que provoquent leurs manifestations.
En fait, la question des stratégies dans la période actuelle ne sera pas dominée par la considération de l’avenir lointain mais par la nécessité de supporter sans explosion sociale soit l’exacerbation des pauvretés à l’intérieur du travail (Amérique du Nord), soit l’accroissement du nombre des exclus du travail par le sous-emploi (Europe de l’Ouest). Autrement dit, pourra-t-on accepter les souffrances de la transition et l’accident social ne risque-t-il pas de tout casser ? C’est sur cette question que le message de l’Union européenne, au-delà de la technique monétaire du passage à l’euro, devrait être clair.
Mais il est permis d’être optimiste pour l’humanité prise dans son ensemble. La poussée des biens et des services immatériels propose une croissance de substitution débarrassée des excès de consommations et de pollutions de caractères énergétiques et matériels. Les nouvelles technologies des contenants de l’information (électronique, informatique, télécommunications) et des contenus (hypermédias) tendent à accroître notre distance à l’animalité.
Notre époque sera sans doute regardée par les historiens du futur comme l’avènement d’un progrès décisif dans la marche vers toujours plus d’initiatives et de responsabilités. Un homme plus debout, plus éduqué, plus riche de relations est en train de naître… Mais il conviendrait peut-être, par des règles d’éthique économique et sociale, de modérer la vitesse de cette course vers un homme nouveau car, comme le pressentait Von Neuman25, dès les années 1960, pourrons-nous survivre à une innovation technologique qui court beaucoup plus vite que nos capacités de comprendre notre aventure ?
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1. FISH : Forum international des sciences humaines.
2. Une étude sur » le choc de la mondialisation, naissance d’une nouvelle civilisation » a été conduite sous la présidence de l’auteur par un groupe de réflexion de la Commission nationale française pour l’Unesco au cours du premier semestre 1997 (en cours de publication).
3. Cf. F. Braudel, in Grammaire des civilisations, Flammarion, 1987.
4. Carnot-Clausius.
5. Selon la description de Tresmontant.
6. Cf. œuvre d’Ilya Prigogine.
7. On parle ainsi de » l’effet papillon » dont le battement d’ailes peut être à l’origine d’un cyclone. Cf. Devaquet, L’amibe et l’étudiant.
8. Selon le mot de P. Valéry.
9. Cf. notamment l’œuvre d’Edgar Morin, La méthode, etc.
10. R. Boudon, Effets pervers et ordre social.
11. La pensée des auteurs francophones est particulièrement riche en ce domaine, cf. notamment : H. Bergson, P. Teilhard de Chardin J. Ruffie.
12. Lire à ce sujet le remarquable essai de J. Voge (40) Le complexe de Babel. Crise ou maîtrise de l’information (Masson, Collection CNET/ENST, Paris, 1997).
13. Cf. œuvre de vulgarisation d’Hubert Reeves (Patience dans l’azur, etc.).
14. Prix Nobel de biochimie.
15. On sait combien le darwinisme réduit aux seules sanctions de sélection a pu inspirer la correspondance de Marx et Engels et les conduire à une estimation pessimiste des lois de la nature.
16. Cf. A. Danzin, » Défense, inforoutes et mondialisation » Revue Défense nationale, juillet 1996.
17. Image empruntée à Edgar Morin.
18. Cf. C. Huitema (72), Et Dieu créa Internet.
19. Cette question est déjà au programme des institutions internationales. En témoignent l’insistance des déclarations sur les Droits de l’Homme et la multiplication des » Comités d’éthique « . Mais en général, dans quelle confusion !
20. Selon les idées de S. A. Kaufman remarquablement résumées par J. Voge. op. cité in (12).
21. Selon l’expression de Michel Albert.
22. En particulier chez les chercheurs de pointe en biologie et en informatique dont les relations avec la fertilité du marché américain se resserrent. Cf. Business Week, oct.6/1997 » A brain drain in France » et » French entrepreneurs swim the Channel « .
23. On ne peut que constater ici la difficulté des consensus d’anticipation même lorsque la nécessité en est évidente (absence permanente de politique familiale ; retards de participation à l’élaboration des technologies du xxie siècle ; menaces sur la recherche de solutions pour l’avenir énergétique (Superphénix), etc.).
24. Au sens de F. Braudel.
25. Cf. J. Voge op. cité.