L’Île des Esclaves
Malgré la majesté de son nom, Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux fut un contestataire, peut-être parce que la vie l’abreuva de déplaisirs. Fils de haut fonctionnaire plus qu’aisé, il connut à trente-deux ans la ruine, lors de l’effondrement du système de Law, après quoi il n’eut plus que sa plume pour assurer ses fins de mois. Et dépendre du bon vouloir d’acteurs et de libraires pour sa subsistance constitue, de soi, une malédiction. Autre forme de disgrâce à mes yeux : il ne goûtait pas Molière. Il préférait enfin la pétulance et les virevoltes des comédiens italiens à la digne réserve du théâtre français, de son temps entiché des tragédies de Voltaire et de Crébillon. C’est tout dire.
Sur les trente-trois pièces qu’il écrivit, il n’en porta que sept aux Français, dont seule d’ailleurs La Seconde Surprise de l’amour demeure aujourd’hui familière du grand public. Elles échouèrent toutes plus ou moins, en grande partie suite à des rosseries dudit Voltaire. Toutes ses autres pièces furent confiées aux Italiens.
L’extraordinaire est que les plus jeunes de ces comédiens, fraîchement débarqués d’Italie, ne savaient pas toujours très bien le français, de sorte qu’ils disaient leur texte, et quel texte ! sans en maîtriser tout à fait le sens : un bel exemple de métier.
L’Espace-Théâtre du Marais vient de reprendre L’Île des Esclaves, avec la Compagnie du Théâtre qui danse, dans une mise en scène de S. Buggy, ressuscitant un peu la tradition primesautière des Italiens qui la créèrent, en 1725.
Le sujet : le seigneur athénien Iphicrate et son valet Arlequin sont jetés par un naufrage sur l’île des Esclaves, en même temps qu’une jeune noble, Euphrosine, et sa suivante Cléanthis.
Dans cette île, habitée depuis longtemps par des esclaves fugitifs d’Athènes, la loi impose aux survenants l’inversion des rôles : les esclaves y deviennent maîtres, et vice-versa. Les maîtres ne sont libérés et renvoyés à Athènes qu’après avoir donné toutes les preuves d’adaptation à leur nouvelle condition. Thème contestataire s’il en est.
Iphicrate prend mal la situation et n’apprécie pas les plaisanteries au demeurant assez innocentes du débonnaire Arlequin. Les choses se passent beaucoup plus mal pour cette prétentieuse écervelée d’Euphrosine. La jeune Cléanthis – rôle en l’occurrence confié à une effervescente mime – lui débite devant le juge de l’île une divertissante évocation de ses levers, les matins où elle est de bonne humeur, et ceux où elle ne l’est pas, ou de la façon dont elle reçoit ses soupirants.
Ensuite de quoi l’implacable Cléanthis, devenue dame, se pique de se faire faire la cour par Arlequin devenu seigneur, cependant que les ci-devant leur apportent des fauteuils. Mais cela ne marche pas trop bien : les deux anciens esclaves pataugent dans le “ marivaudage ”. Rien ne les y a préparés. Qu’à cela ne tienne : on va jouer aux amours ancillaires. Le tout neuf seigneur Arlequin se voit chargé par Cléanthis de séduire la toute neuve soubrette Euphrosine.
Bon cœur au fond, Arlequin est décontenancé par le désarroi, enfin sincère, de la pauvre Euphrosine. Quand elle lui dit : “Tu es devenu libre et heureux, cela doit-il te rendre méchant ? Je ne t’ai jamais fait de mal ; n’ajoute rien à celui que je souffre ”, le brave ex-valet ne sait que répondre : “ J’ai perdu la parole. ”
En définitive, ils se pardonnent et se réconcilient tous, en versant des torrents de larmes. Déjà s’annonçait Rousseau, alors âgé de treize ans, et orphelin.
On reste malgré tout un peu sur sa faim, avec le sentiment que Marivaux n’a pas, dans cette pochade en un acte, tiré tout le parti comique de la situation. Beaumarchais fera mieux, un peu plus tard.
Robespierre aussi, mais en plus sérieux.
P.S. : Le théâtre Daunou reprend à partir du 25 septembre Corot. Courez‑y, cela en vaut la peine. (Théâtre Daunou, 9, rue Daunou, 75002 Paris, tél. : 01.42.61.69.14.)