L’implosion démographique de la Russie
Commençons par quelques chiffres : de 1995 à 2001 la Russie a perdu 4 millions d’habitants et en 1999 la différence nombre de décès moins nombre de naissances atteignait 900 000 soit près de 0,6 % de la population…
En comparaison pendant le demi-siècle 1860–1914 la croissance russe était de 2 % par an et il y avait en moyenne 7 à 8 enfants par famille.
Monsieur Guillot objecte qu’il faut tenir compte des allogènes de l’Empire russe et des émigrations mais Monsieur Chesnais répond que ces différences comptent assez peu et que de toute façon bien sûr il en a tenu compte.
Un détail saisissant : en 1900 le grand savant Mendeleïv calcule que, sur la lancée de l’époque, les 100 millions de Russes de cette date devraient devenir 800 millions en 2050. Mais pouvait-il prévoir ce vingtième siècle particulièrement tourmenté ?
Non seulement deux guerres mondiales dans lesquelles la Russie a été tout particulièrement touchée, mais aussi la révolution, la guerre civile, le communisme, Lénine et Staline, les déportations de masse, les camps, les famines de l’Ukraine conséquences directes des choix politiques de Staline (5 à 6 millions de morts en 1933)…
Depuis 1989 les mouvements de population sont beaucoup plus libres en Russie et l’on voit le Grand Nord et la Sibérie se vider peu à peu.
Les Russes ont-ils conscience de la gravité de la situation ? Certainement et le président Vladimir Poutine dans un discours sur l’état de la Nation en juillet 2000 le souligne : le problème le plus grave est le problème démographique.
La pyramide des âges est en train de se retourner et des problèmes proprement politiques sont à prévoir. Ainsi au Kazakhstan (2,7 millions de km2 et 15 millions d’habitants) les Russes autrefois majoritaires partout sont devenus minoritaires dans le Sud depuis 1998 et un nouveau problème de décolonisation se profile à l’horizon.
Pour la Russie elle-même on peut dire que tous les inconvénients arrivent à la fois : chômage, inflation, reconversion difficile, démantèlement de l’État-providence, le système de santé vieillit mal et fonctionne difficilement, l’espérance de vie a diminué pendant dix ans. Il y a eu 2,5 millions de naissances en 1987 et seulement 1,2 million en 1999 avec un indice de fécondité qui est l’un des plus bas du monde : 1,17 enfant par femme seulement.
Des bandits se sont partagé les richesses (pétrole, or, budgets publics) et le président Poutine peut difficilement lutter contre eux : il vient de leur milieu. (Cette dernière opinion est contestée par plusieurs auditeurs : « C’est précisément parce qu’il connaît bien ce milieu qu’il peut mieux qu’un autre lutter contre. »)
Certains phénomènes donnent froid dans le dos, ainsi la mortalité russe est déséquilibrée, elle est 3 à 4 fois plus élevée qu’ailleurs pour les 30–40 ans (alcoolisme, accidents, noyades, suicides…).
Il y a 35 000 homicides volontaires par an contre « seulement » 25 000 aux États-Unis pour une population 80 % supérieure, on n’est pas loin des records de Johannesburg et de la Colombie.
L’évolution du taux des suicides est particulièrement significative, ce taux est en constante augmentation depuis 1980 et a croisé le taux autrefois record de la Hongrie lequel diminue depuis plus de dix ans.
La situation de Saint-Pétersbourg est particulièrement grave en raison du démantèlement du complexe militaro-industriel et du ralentissement économique qui l’accompagne.
La part santé du budget de la ville est tombée de 20 % à 14 % entre 1991 et 2000 et la toxicomanie, bien qu’encore relativement nouvelle, est en pleine explosion. Bien entendu il y a peu de seringues ce qui entraîne une forte propagation du sida.
Il y a aussi beaucoup de maladies cardiovasculaires dues à une conjonction de l’alcoolisme et d’un grave déficit de vitamines. Enfin, et c’est peut-être le plus significatif, le rapport du nombre de décès au nombre de naissances y atteint 2,6.
Sur l’ensemble de la Russie on note une diminution de 5 cm de la taille des conscrits depuis dix ans ! Ce qui en dit long sur leur alimentation…
Pour ce qui est des déplacements de population il y a tout d’abord des rapatriements liés aux changements politiques : 3 millions de rapatriés en 1989–1995 venant du Caucase, d’Asie centrale et, un peu, des pays baltes ; ce flux est depuis tombé à 200 000 ou 300 000 par an. En sens inverse 1,5 million d’Allemands de la Volga sont partis pour l’Allemagne et 1 million de Juifs ont émigrés en Israël, où d’ailleurs leur accueil est intimement lié au problème des implantations israéliennes de Cisjordanie.
Il y a aussi un autre déplacement de population, certes limité mais inquiétant pour l’avenir de la Russie : la fuite des cerveaux. De nombreux scientifiques de haut niveau sont partis travailler en Occident et les instituts scientifiques russes ont le plus grand mal à recruter des jeunes faute de salaires décents. On s’inquiète même du départ de plusieurs savants atomistes vers tel ou tel pays du tiers-monde.
Michel Malherbe, président de France-Ukraine, fait quelques parallèles avec la situation ukrainienne et pose plusieurs questions. La situation n’est guère différente en Ukraine, mais au moins l’alimentation y est suffisante et correcte. Il y a cependant l’effet Tchernobyl, à vrai dire surtout sensible en Biélorussie, de graves et nombreux problèmes de santé liés à la catastrophe d’avril 1986. Aux dernières nouvelles il semblerait que cette catastrophe soit due à l’alcoolisme exagéré du personnel d’entretien !
À quand remontent ces problèmes de santé de la Russie ? Au temps de Nikita Khrouchtchev une certaine priorité était donnée à l’amélioration de la vie de tous les jours » Nous voulons rattraper et dépasser les Américains ! » Mais après la crise de Cuba et le remplacement du leader fautif par Leonid Brejnev, celui-ci rend la priorité au complexe militaro-industriel. Les conséquences ne se font pas attendre et dès 1971 le taux de mortalité infantile remonte à 28 pour mille… la publication de ce taux disparaît alors jusqu’en 1978 ! Bien entendu ces cachotteries n’empêchent rien et ont surtout pour effet de faire oublier aux responsables la gravité de la situation.
Certaines suppressions de vaccinations pour des raisons d’économie n’ont évidemment rien arrangé (mais les Russes n’ont pas le monopole des décisions risquées en ce domaine comme en témoigne l’actuelle épizootie de fièvre aphteuse…). Plus tard, dans les années quatre-vingt, Gorbatchev prendra un certain nombre de mesures très impopulaires contre l’alcoolisme ; le succès en est temporaire et ce sera l’une des raisons de sa chute.
On pourrait espérer que les musulmans de Russie, par exemple les Tatars, seraient moins frappés par l’alcoolisme. Mais soixante-dix années d’athéisme militant ont là aussi fait des ravages et leur situation sanitaire n’est guère meilleure que celle des orthodoxes. On pourrait aussi espérer que l’Église orthodoxe se préoccupe du problème, mais, en dehors de quelques initiatives individuelles remarquables mais ponctuelles, le clergé orthodoxe est peu préoccupé des questions sociales et s’intéresse surtout aux rites.
Je terminerai par un chiffre impressionnant : il y a en Russie deux fois plus d’avortements que de naissances, car c’est l’avortement qui est le principal moyen de contrôle des naissances des Russes d’aujourd’hui, et les divers aménagements pris pour lutter contre ce fléau sont très insuffisants (distribution de lait, remise en état de nombreux hôpitaux, etc.) ; ils ne sont pas du tout à la hauteur du problème.
Si les choses continuent leur dégradation la Russie, où l’on a compté 4 millions de naissances en 1900 pour 1,2 million seulement en 2000, pourrait baisser de 144 millions aujourd’hui à 125 millions en 2020 et peut-être 100 millions en 2050 passant ainsi du 6e au 20e rang dans le monde avec toutes les conséquences politiques et économiques qui ne manqueraient pas d’accompagner cette décadence.
Questions
Y a‑t-il des espoirs de redressements ? Il faut noter que la publication Population et Sociétés de l’INED de novembre 1999 s’intitulait : La population russe : des raisons d’espérer.
C’est vrai il y a quelques raisons d’espérer. L’espérance de vie a cessé de baisser et remonte quelque peu, elle retrouve ses niveaux d’il y a vingt ans. Les Russes apprennent à se servir efficacement d’hôpitaux qui ne sont plus gérés par l’État… Mais la vraie question est celle du sens de la responsabilité des décideurs haut placés. Si ceux-ci, dans leur majorité, ne pensent qu’à se remplir les poches l’avenir est sombre… C’est exactement le problème de l’Afrique. Russie et Afrique sont deux régions du monde très riches en ressources naturelles. Ce qui leur manque le plus ce sont des dirigeants intègres et efficaces.
Émigration des Chinois en Sibérie ?
Très faible. Ce que l’on trouve ce sont 400 000 Coréens au Kazakhstan, cela est simplement la conséquence de l’une des déportations de Staline !
Importance de la corruption ?
La corruption est très liée au pétrole, comme partout ailleurs sur notre planète (voir les récents déboires de l’ex-président Clinton amnistiant in extremis le magnat Marc Rich parce que celui-ci avait pris soin de se dédouaner en finançant largement les campagnes du parti démocrate…). Et la Russie est l’un des plus grands producteurs de pétrole.
Doit-on escompter une émigration importante des Russes vers l’Europe occidentale ?
Tout dépendra de notre position psychologique vis-à-vis de ce problème. Les Italiens ont depuis 1984 une loi sans complexe, la loi Martelli, précisant les conditions d’accès et d’origine (nationalité, profession) des 60 000 immigrants admis chaque année. Il semble qu’en France l’on répugne à adopter une loi de ce genre, loi pourtant tout à fait raisonnable.
Monsieur Chesnais termine sa conférence par quelques mots sur ceux qui ont pressenti il y a vingt ans que l’Union soviétique allait au-devant de grands bouleversements, sans toujours très bien savoir lesquels : Hélène Carrère d’Encausse et Amalrik.