L’industrie française et ses concurrentes à l’aube d’une révolution
La valeur ajoutée de l’industrie manufacturière française a décroché de 30 % à 35 % en quinze ans par rapport à l’industrie allemande. Notre part des exportations européennes hors d’Europe de biens manufacturés s’est effondrée : 17 % en 1998, à peine plus de 12 % en 2014.
Un désastre au moment où la globalisation des échanges, et donc la compétition mondiale, s’accentuent. L’Europe, dans le même temps, et singulièrement l’Allemagne, s’en sont bien tirées malgré la montée en puissance de l’industrie chinoise.
Mieux que les États- Unis, mieux que le Japon. Ce n’est donc pas un mal européen, c’est un mal français. Au moins jusqu’à la crise de l’euro.
REPÈRES
Dans Le Deuxième Âge de la machine, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee rappellent la précédente séquence d’innovations à caractère transversal depuis la machine à vapeur (1775) jusqu’à l’électricité, le moteur à combustion et l’eau courante (entre 1870 et 1900), et la fantastique croissance du bien-être et des économies qui a suivi.
Ils la comparent avec l’actuelle digitization of just about everything (la numérisation d’à peu près tout) que nous vivons. D’autres auteurs y ajoutent la transition énergétique.
Des handicaps et des atouts
Le coût du travail, inférieur d’environ 10 % à celui de l’industrie allemande en 2000, est devenu quasi identique en 2008–2012 avant de s’en écarter un peu (– 3 % à – 4 %) depuis lors.
Les 35 heures, les taxes pesant sur le travail, réduites en Allemagne, en hausse en France, la hausse du coût du logement, très forte en France, faible en Allemagne sur la période sont les causes les plus claires de cette hausse relative.
Pourtant, le salaire médian de l’industrie allemande est 15 % plus haut qu’en France, ce qui en fait la branche la plus attractive du pays, contrairement à la situation française.
Une meilleure utilisation des délocalisations et de la division mondiale du travail, notamment en Europe centrale, a permis à l’industrie allemande d’abaisser ses coûts tout en conservant à domicile les activités à forte valeur ajoutée. C’est tout particulièrement vrai pour l’industrie automobile, et cela dès 1993.
Une dépense de R&D dont l’écart avec l’Allemagne s’est creusé depuis 2002, en particulier pour la R&D réalisée par les entreprises, de moindres investissements dans l’outil de production, une formation moins bien adaptée aux besoins de l’industrie, une attractivité moindre pour les jeunes, un tissu d’entreprises moyennes plus faible, des branches industrielles moins structurées et ne collaborant pas aussi bien, un dialogue social définitivement moins fécond, mais de meilleures infrastructures et un meilleur prix de l’énergie, la liste des nombreux handicaps et quelques atouts de l’industrie française versus l’industrie allemande est claire.
Un nouveau modèle de croissance
Dans un article du Wall Street Journal qui fit sensation, Marc Andreessen annonçait en 2011 : “Why is software eating the world ? […] Six decades into the computer revolution, […] and two decades into the rise of the modern Internet, all of the technology required to transform industries through software finally works and can be widely delivered at global scale.”
UBER-POOLS
La transition énergétique, sous la menace du réchauffement planétaire, et sa convergence avec la révolution numérique, voire avec la biotechnologie, porte déjà de jolis fruits. Imaginons l’effet de « Uber-pools », avec des minibus électriques sans conducteur, à la fois sur le coût et le confort de la mobilité, le trafic, les émissions de CO2 – et l’industrie automobile.
(« Pourquoi le logiciel dévore-t-il le monde ? Après six décennies de révolution informatique et deux décennies d’ère Internet, toute la technologie requise pour transformer notre industrie au travers du logiciel fonctionne enfin et peut être distribuée à grande échelle. »)
Quatre ans plus tard, la conjonction des smartphones, du cloud, des réseaux sociaux, de l’Internet des objets, du big data et de nouvelles formes d’intelligence artificielle démontre déjà son potentiel disruptif.
Cette transformation est tirée de façon particulièrement dynamique par les consommateurs finaux.
Leurs attentes : « simplifiez-moi la vie » « avec mon smartphone », « ne me faites pas attendre », « soyez pertinent avec moi », « ne me harcelez pas » et « aidez-moi à baisser mon coût d’usage » sont des mantras pour tous les « disrupteurs », et elles se révèlent plus puissantes que les entreprises établies, voire les lois existantes, pour transformer des pans entiers de l’industrie et des services.
Peu de branches peuvent se considérer à l’abri de concurrents comme Uber, Amazon, Apple, Google, Facebook, BlaBlaCar et autres impétrants moins connus, mais déjà actifs.
Les objets et les services associés se transforment. La propriété de l’objet n’est plus une condition d’accès au service qu’il peut fournir. La frontière entre industries et services devient floue. Et les modèles d’affaires sont remis en cause.
Une difficile adaptation
Les entreprises établies doivent faire face à une recombinaison de forces productives qu’elles maîtrisent mal. Elles doivent recentrer leurs process, leur organisation voire leur culture sur l’expérience de leurs clients, les big data, les objets connectés ; adopter ces technologies qui permettent à leurs compétiteurs d’aller vite (le cloud, les SaaS, IaaS, PaaS) ; acquérir de nouvelles compétences ; coopérer avec des développeurs, des start-ups ; résister aux multiples incursions de nouveaux venus dans leur chaîne de valeur ; enfin repenser le cadre dans lequel elles créent de la valeur, revisiter avec qui et sur quoi elles sont en compétition.
L’automobile, avec Uber, Google, et peut-être Apple, nous montre à quel point la mobilité, la propriété de l’objet et une industrie plus que séculaire pourraient être révolutionnées.
Le dynamisme singulier des États-Unis
Volkswagen a racheté le tchèque Skoda en 1991. © HAMIK / SHUTTERSTOCK.COM
En 1995, les quinze premières entreprises d’Internet totalisaient 16,5 Md$ de capitalisation boursière, elles valaient 2 400 Md$, 145 fois plus en mai 2015. Onze sont américaines et quatre chinoises.
L’action des FinTech est éloquente : 23 Md$ ont été investis par les sociétés de capital-risque dans 200 start-ups depuis 2000. Plus des trois quarts de ces entreprises sont basées aux États-Unis, et 40 % d’entre elles ont déjà une empreinte internationale.
Leurs atouts : “Cutting-edge technology”, “Customer journey oriented”, “Low fixed-cost base”, “Lean IT front-end” (« technologie de pointe », « orienté expérience utilisateur », « sur une base de prix fixes bon marché », « interface utilisateur minimale »). L’économie américaine a commencé à se transformer plus vite que celle du reste du monde. Ce n’est pas arrivé par hasard.
Elle s’est spécialisée sur une technologie transversale, clef de voûte de la révolution numérique. Assez naturellement, son industrie et ses services en bénéficient les premiers. S’y ajoute la vitalité de l’écosystème des start-ups, universités, fonds de capital-risque, incubateurs.
En 2014, 49 Md$ ont été investis par le capital-risque aux États-Unis : 42 % dans le logiciel, 12 % dans les biotechnologies, et 50 % dans la Silicon Valley.
L’énergie et les CleanTech, enfin. Les conservatismes et des lobbies ont freiné la transition énergétique, mais le domaine reçoit désormais de 2 à 3 Md$ d’investissements de capital-risque par an. Au-delà d’innovations fondamentales sur l’énergie solaire, les néocarburants ou la chimie des batteries, les smart grids, le solaire (Solar City) et leur convergence en un système optimisé sont d’ores et déjà des réussites.
L’économie américaine est bien partie dans ce changement de modèle de croissance.
Forces et faiblesses françaises
Avec beaucoup d’attention et d’aides publiques, les start-ups vont bien en France par rapport au reste de l’Europe.
DES OUTILS NUMÉRIQUES SOUS-UTILISÉS
59 % des Français achètent en ligne, mais 11 % des entreprises françaises seulement vendent en ligne, un exemple du paradoxe français : les particuliers sont bien plus « numériques » que la moyenne des Européens, tandis que les entreprises le sont beaucoup moins.
5 % seulement des entreprises françaises et allemandes utilisent les services de cloud computing, alors que les entreprises scandinaves le font à 25–30 % et les anglaises à 24 %. Idem pour l’utilisation des médias sociaux : de 36 % à 43 % en Scandinavie, 40 % au Royaume-Uni, 29 % en Allemagne mais 17 % en France. Les pouvoirs publics s’en tirent mieux : 64 % des Français utilisent leurs sites Web, mieux qu’au Royaume-Uni ou en Allemagne (41 % et 53 %), mais derrière les Scandinaves à plus de 80 % ou les Pays-Bas à 75 %.
Mais l’Europe ne va pas si bien : les investissements de capital-risque y étaient, en 2014, de 3,6 Mde, onze fois moins qu’aux États-Unis et à peine plus qu’en Israël. France et Benelux en reçoivent 30 % (1 Md$ environ pour la France), Grande- Bretagne et Irlande 24 %, Allemagne, Autriche et Suisse 20 %, et la Scandinavie 14 %.
Les unicorns (« licornes »), startups qui ont grandi et dont la valorisation dépasse 1 Md$, sont un autre indicateur intéressant. CB Insights en recense 134 : 83 aux États-Unis, 21 en Chine, 7 en Inde, 13 en Europe mais seulement une en France (BlaBlaCar). Il y a encore un monde entre les États-Unis et l’Europe, dont la France.
Il y a bien un élan dans la création de start-ups en France. Les aides sont bonnes. Les ingénieurs et développeurs sont bon marché, malgré les taxes, et bien formés. Mais le marché européen est très fragmenté et les économies d’échelle plus difficiles à obtenir.
Il y a moins de capital- risque disponible et la taxation à la revente de l’entreprise est très défavorable par rapport aux États-Unis. Nombre de start-ups françaises déplacent donc leur siège social et commercial aux États-Unis tout en gardant leur ingénierie en France.
Des entreprises à transformer
Les entreprises vont devoir se transformer en profondeur ou prendre le risque de l’« uberisation ». Leur R&D est une faiblesse majeure. Pourtant, elle est plus soutenue qu’ailleurs par des financements publics : 24 % en France contre 5 % en Allemagne, 4 % au Japon et 17 % aux États-Unis. Les pôles de compétitivité sont un succès, reliant recherche publique et privée, grandes et petites entreprises voire start-ups.
L’industrie peut bénéficier d’une entité similaire au Stanford Research Institute : le CEA (non nucléaire). Enfin, les très petites entreprises (TPE) sont très bien soutenues, les aides couvrant jusqu’à 50 % de leurs dépenses de R&D soit 500 Me pour 5 400 entreprises dont 2 200 jeunes entreprises innovantes (JEI).
Mais nos grandes entreprises et celles de taille intermédiaire (ETI) ont un ratio R&D‑revenus faible (2,6 %) comparé à leurs homologues américaines (4,9 %), allemandes (3,8 %) ou japonaises (3,5 %). Faiblesse de l’excédent d’exploitation ? Manque de confiance ? Sous-représentation dans les secteurs intensifs en R&D comme le numérique, les biotechnologies ou les CleanTech ?
Pour juger des atouts de nos entreprises établies, il faut considérer d’autres facteurs critiques. Se sentent-elles assez menacées pour être obligées d’évoluer ? Sont-elles assez agiles et flexibles ? Leurs DSI sont-elles préparées au cloud, au big data et aux nouveaux modes de collaboration ? Sauront-elles engager les ressources nécessaires pour préparer un long terme moins prédictible que jamais ?
Certaines y arrivent, par exemple Schneider Electric : un jury des Échos l’a classée « Entreprise du CAC 40 la mieux digitalisée ».
Le capital humain
L’automobile, avec Uber, Google, et peut-être Apple, nous montre à quel point la mobilité, la propriété de l’objet et une industrie plus que séculaire pourraient être révolutionnées. © MIKEDOTTA / SHUTTERSTOCK.COM
C’est, comme toujours, la ressource ultime. Nouvelles compétences, savoirs collectifs à transformer, collaboration via les médias sociaux avec les usagers- consommateurs, nouvelles formes de partenariat, de relation client-fournisseur, capacité à travailler avec d’immenses collectifs de développeurs ou d’experts, évolution profonde des modes de management avec les outils modernes de collaboration.
Les changements, là aussi, sont légion. Les atouts français sont significatifs : place des mathématiques et de l’abstraction dans l’éducation, formation des ingénieurs, place de la culture générale, de la qualité de la vie et ouverture d’esprit qui va avec. Esprit de rupture. Capacité de synthèse des meilleurs. Les recrutements importants de Français par la Silicon Valley en sont une preuve.
Mais, dans ce domaine, rien n’est jamais acquis. Tout peut être stérilisé par l’arrogance, ou par des pratiques de management figées dans la centralisation et un fonctionnement hiérarchique lourd « à la française ».
Transition énergétique et économie verte
L’Europe a de nombreux atouts en matière de CleanTech, une opinion favorable, des marchés publics et privés importants, des contraintes réglementaires avancées, un tissu riche de R&D, des champions industriels. Mais les flux de capital-risque aux États-Unis, à 3 Md$/an, sont déjà très supérieurs à ce qui se fait en Europe.
“ Les recrutements importants de Français par la Silicon Valley sont une preuve de nos atouts ”
Quant à la France, malgré ses grands champions, elle arrive derrière les Scandinaves, l’Allemagne et le Royaume-Uni, à égalité avec l’Espagne dans l’indicateur d’« éco-innovation » de la Commission européenne.
Enfin, avec la crise qui dure, le monde politique hésite ou recule sur ces sujets : souvenons- nous du fameux « ça commence à bien faire » de Nicolas Sarkozy à propos de l’environnement au Salon de l’agriculture en 2011.
Les villes denses, l’agroalimentaire de qualité sont aussi des atouts remarquables de la France dans des domaines où le Nouveau Monde cherche des solutions. Encore faut-il ne pas s’endormir sur ses acquis et regarder ce qui se passe de mieux sur la planète.
Le sursaut maintenant ou jamais
Rêver d’un renouveau industriel de la France et le préparer, c’est d’abord supposer que l’Europe trouvera la solution pour réduire les écarts de compétitivité entre pays et en gérer les conséquences avec une monnaie commune, bref résoudre la crise de l’euro et réouvrir la porte de la croissance.
C’est ensuite continuer de réparer, en France, les fondamentaux dont la dégradation a généré le décrochage industriel des années 2000–2015. C’est enfin appréhender le changement en cours non pas comme la survenance de quelques technologies nouvelles où il fait bon pousser nos start-ups, mais comme un changement profond de l’ensemble des économies, l’avènement d’un « deuxième âge des machines » qui a commencé à bouleverser nos modes de production des biens et des services.
La France a de beaux atouts, mais elle a aussi beaucoup de retards à rattraper, comme sur le numérique et les CleanTech, par rapport aux États- Unis, mais aussi à l’Allemagne, à la Scandinavie, voire au Royaume-Uni.
Les pouvoirs publics et toutes nos entreprises sont concernés. Le sursaut industriel de la France ne peut plus attendre. Et la barre est haute.