L’industrie pétrolière confrontée au défi de la mobilité durable
Hommes politiques, urbanistes, planificateurs, sociologues, architectes, professionnels du BTP, entreprises de transport public, constructeurs automobiles… Si nombreux sont les acteurs intervenant dans la gestion et le devenir des mégapoles que le rôle d’un groupe pétrolier1 face au développement de ces concentrations urbaines semble a priori bien modeste. Qu’attend-on de lui ? Qu’il fournisse du carburant à tous ceux qui en ont besoin. Un carburant économique, performant et respectueux de l’environnement, pour aujourd’hui comme pour demain… et après-demain. Car là réside le défi qu’il doit relever pour assurer ce que j’appellerai une » mobilité durable « .
Quelques chiffres donnent la mesure de l’enjeu. Prenons d’abord l’exemple des concentrations urbaines. En 1950, deux agglomérations seulement – Londres et New York – regroupaient plus de huit millions d’habitants. En 2000, elles étaient vingt-quatre, dont dix-sept dans les pays du Sud. En 2015, elles devraient, selon les prévisions des Nations unies, passer à trente-trois, dont vingt-six dans les pays du Sud. Prenons ensuite l’exemple du parc automobile. On comptait, en 2002, 785 véhicules par millier d’habitants aux États-Unis, 560 en Europe, 12 seulement en Chine et à peine plus en Inde.
Du rapprochement de ces deux données naît une évidence : c’est dans les pays émergents que les mégapoles croissent le plus à la fois en nombre et en taille ; or cet essor s’accompagne inéluctablement d’une évolution de la mobilité qui entraîne un déploiement des moyens de transport public mais aussi la multiplication des motos, des taxis, des véhicules particuliers et, pour faire face aux besoins du tertiaire, des camions et camionnettes. Imaginez qu’1,3 milliard de Chinois s’équipe, dans les prochaines décennies, selon les standards du monde occidental et pensez aux consommations de pétrole induites ! Et la Chine ne représente pas un cas isolé. Elle se trouve talonnée par l’Inde qui, comptant aujourd’hui 1,1 milliard d’habitants devrait, selon un rapport de l’ONU, la dépasser, en 2030. Sans parler d’autres pays émergents comme le Brésil, qui totalise déjà 176 millions d’habitants. Il faut donc s’attendre à une explosion du parc automobile et des besoins en carburant inhérents.
Or, actuellement déjà, nous consommons 85 millions de barils de pétrole par jour, dont plus de la moitié consacrée au transport. Domaine dans lequel le pétrole semble le plus difficile à remplacer et dont les réserves sont, en l’état actuel des connaissances, estimées à une quarantaine d’années. En l’état actuel des connaissances, j’insiste, car des perspectives nouvelles peuvent toujours apparaître grâce à l’exploration et surtout à l’amélioration des technologies. Néanmoins, la question se pose de savoir s’il sera possible de fournir assez de carburant pour répondre à l’ensemble des besoins futurs…
Un élément de réflexion s’impose d’emblée : il ne s’agit pas seulement de considérer le nombre de véhicules mais la consommation par véhicule. D’énormes différences existent à cet égard entre des pays comme la France – où la consommation des véhicules particuliers a décru depuis 1980, essentiellement grâce à la » diésélisation » du parc – et les États-Unis, où elle n’a quasiment pas changé depuis 1985 : malgré les efforts consentis par les constructeurs automobiles pour proposer des alternatives moins » gourmandes « , la cylindrée des véhicules n’a cessé d’augmenter et le marché a basculé vers une prédominance des SUV, les Sport and Utilities Vehicles, qui représentent plus de la moitié des véhicules particuliers et battent des records de consommation. Ce parallèle permet de comprendre l’incidence sur l’utilisation des ressources de positions gouvernementales aussi différentes que celles de l’Europe et des États-Unis, où subsiste une tolérance sociale beaucoup plus forte au regard des consommations » autorisées » pour les véhicules.
Que peut faire un groupe pétrolier ? Bien sûr, accéder à de nouvelles réserves, dites » non conventionnelles « , comme celles des gisements de pétrole extra-lourd, des champs situés dans les grands fonds marins ou des réservoirs très enfouis. Des disponibilités très importantes s’ouvrent dans ce domaine. Bien sûr, il faudra aussi trouver un relais au pétrole à travers d’autres formes d’énergie. La première à s’imposer est le gaz naturel, dont les réserves sont estimées à une soixantaine d’années. Non seulement les véhicules peuvent rouler au gaz naturel comprimé mais il est possible d’envisager une transformation du gaz naturel sous forme de liquide grâce aux technologies dites GTL, Gas to Liquids.
La fabrication de carburant synthétique à partir de gaz naturel ne constitue pas l’unique solution du genre. On peut également fabriquer des carburants synthétiques à partir des fractions les plus lourdes du pétrole, à partir du charbon (CTL, Coal to Liquids) ou de la biomasse (BTL, Biomass to Liquids). Mais, sans attendre les résultats de ces travaux plus prospectifs, permettez-moi de parler de ce que nous faisons déjà au sein du groupe auquel j’appartiens. Nous étant engagés dans la production de biocarburants il y a plus de dix ans, nous contribuons aujourd’hui à commercialiser près de 500 000 tonnes de biocarburants, sous forme soit d’ETBE (éthyl-tertio-butyl-éther) – produit par synthèse à partir de l’isobutylène (extrait du raffinage) et de l’éthanol d’origine betteravière ou céréalière – soit d’EMHV (esters méthyliques d’huile végétale) ou biodiésels – obtenus par réaction du méthanol sur de l’huile de colza
D’ores et déjà, l’industrie s’attache donc à trouver toute une série d’alternatives permettant de réduire la contrainte qui pèse sur la disponibilité de l’offre pour répondre à l’appel à la mobilité durable des pays en développement.
Peut-on aller encore plus loin et imaginer par exemple une civilisation de type tout hydrogène ? Mon groupe étudie ces possibilités puisque nous avons ouvert une station-service distribuant de l’hydrogène à Berlin, en Allemagne. Un certain nombre d’obstacles techniques – ne fût-ce que celui de la densité volumique et massique significativement plus faible de l’hydrogène par rapport aux hydrocarbures liquides – et économiques restent toutefois à résoudre. Bien que l’hydrogène offre de belles perspectives, il faudra sans doute attendre bon nombre d’années avant que l’on sache l’embarquer de façon compétitive à bord des véhicules : le sujet relève encore de la R & D. Mais, d’ici là, les substituts que j’évoquais précédemment, comme le GTL, le CTL et la BTL, apporteront probablement d’autres solutions de relais aux produits pétroliers traditionnels.
Cela dit, la capacité de répondre à la demande en carburants n’est qu’une partie de l’équation. Il en est une autre, tout aussi vitale : comment concilier cette offre énergétique, à la hauteur d’attentes toujours croissantes avec les impératifs environnementaux qui conditionnent l’avenir de la planète ?
C’est un paradoxe sur lequel nous nous sommes déjà penchés dans les pays développés, où nous sommes parvenus à améliorer de façon très significative à la fois les caractéristiques des nouvelles motorisations et la qualité des carburants. Au vu de ces deux éléments, on constate des améliorations spectaculaires des performances environnementales : la plupart des polluants susceptibles de sortir d’un pot d’échappement – monoxyde de carbone, oxydes d’azote, particules, composés organiques volatils, benzène, dioxyde de soufre – sont en voie d’être drastiquement réduits à l’échelle européenne, dans le cadre de réglementations que les industries automobile et pétrolière n’ont pas seulement suivies mais parfois devancées.
Il est donc permis de supposer que l’on obtiendra le même résultat, avec un retard compris entre dix et vingt ans, dans les pays en développement.
Reste cependant un grave sujet de préoccupation : la croissance des émissions de CO2, essentiellement liées à la combustion des énergies fossiles. Le gaz carbonique s’accumule ainsi dans l’atmosphère à un rythme supérieur à celui de sa résorption naturelle : la concentration de CO2 dans l’atmosphère s’est accrue de 280 à 370 ppm depuis le début de la révolution industrielle et l’on constate simultanément un réchauffement moyen de la planète d’environ 0,6 °C. Si aucune mesure de réduction n’était mise en œuvre d’ici à la fin du siècle, la teneur du CO2 dans l’atmosphère pourrait, selon les scénarios du GIEC2, provoquer une hausse de la température moyenne de 1,5 à 6 °C.
La réduction des émissions de CO2, qui figure parmi les six gaz à effet de serre visés par le protocole de Kyoto, est une priorité internationale. Les mesures à prendre passent par la recherche de l’efficacité énergétique en aval – conception et conditions d’utilisation des véhicules visant une consommation minimale – mais aussi en amont. Pour un groupe pétrolier, il s’agit de travailler à la réduction de ses émissions depuis la production au niveau du puits jusqu’à la distribution dans les stations-service, en passant par le raffinage, le transport et le stockage. Au-delà des efforts consentis pour améliorer les procédés, il convient aussi de travailler à des solutions plus radicales.
L’industrie a ainsi lancé des programmes de R & D sur la capture du CO2 puis son stockage géologique dans des formations souterraines appropriées comme des gisements d’hydrocarbures épuisés ou des réservoirs aquifères salins profonds. À en juger par les pilotes en cours, cette solution semble techniquement réalisable mais particulièrement coûteuse. Les travaux menés visent donc à rendre cette solution viable en termes économiques.
Confrontée à des contraintes quantitatives aussi bien que qualitatives, l’industrie pétrolière se trouve en pleine phase de mutation pour répondre au défi de la mobilité durable qu’illustre notamment le développement des mégapoles. Mais cela répond finalement à sa vocation première : améliorer le quotidien de tout un chacun, aujourd’hui, demain et après-demain.
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1. Appellation communément admise mais un brin restrictive pour désigner les majors, qui exploitent aujourd’hui non seulement le pétrole mais aussi le gaz et travaillent à la recherche d’énergies alternatives.
2. Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat.