L’industrie pharmaceutique au service des neurosciences
Les neurosciences entretiennent de longue date avec l’industrie pharmaceutique des rapports passionnels, que viennent complexifier les relations ambiguës de chacune des parties avec les disciplines cousines, à orientation thérapeutique, que constituent la psychiatrie et la neurologie. L’industrie a approvisionné le milieu scientifique, au laboratoire et en clinique, avec des composés nouveaux qui ont révolutionné tant la connaissance académique que la prise en charge des patients.
En illustration : Henri Laborit, codécouvreur du premier neuroleptique, la chlorpromazine, à l’origine d’une révolution dans le traitement des psychoses.
REPÈRES
Comme dans beaucoup de domaines thérapeutiques, le progrès parallèle des connaissances et de la thérapeutique est d’abord dû en large partie au hasard des manipulations expérimentales, conjugué avec l’esprit d’observation et de déduction de chercheurs avisés. C’est ainsi que sont nés, au milieu du siècle dernier, les premiers neuroleptiques et antidépresseurs. Plus tard, à partir des années soixante-dix, c’est au contraire par un processus de recherche ciblée menée dans les laboratoires industriels qu’a pu être effectuée la mise au point des psychotropes modernes.
À la fin du XIXe siècle, les chimistes allemands avaient synthétisé toute une série de colorants issus de la cokéfaction de la houille. Parmi ces derniers, la phénothiazine, appartenant à la famille du bleu de méthylène, fit l’objet dans les années trente d’un intérêt de Rhône Poulenc qui espérait alors lui trouver des propriétés antimalariques. Ces recherches n’aboutirent pas mais, au détour d’une collaboration avec l’Institut Pasteur, furent mises en évidence les propriétés antihistaminiques de dérivés de la phénothiazine.
Un jeune chirurgien naval, Henri Laborit, tenta alors de combiner la phénothiazine avec les narcotiques en vue de diminuer le risque de chocs allergiques lors des anesthésies et, devant les résultats encourageants, demanda aux chimistes de Rhône Poulenc d’optimiser l’efficacité de la molécule. En retour les chercheurs du laboratoire lui proposèrent la chlorpromazine, dérivé qu’ils avaient synthétisé.
Le premier antipsychotique de l’histoire
Laborit fut impressionné par la « quiétude » que procurait ce composé à ses patients et suggéra son utilisation chez les malades mentaux. À sa suite, deux psychiatres éminents, Pierre Deniker et Jean Delay, testèrent la molécule chez des patients psychotiques en phase productive et ce fut ainsi qu’une substance française fut adoptée à partir de 1952 dans le monde entier, y compris aux États-Unis, comme le premier antipsychotique de l’histoire, permettant à des centaines de milliers de patients de sortir de l’asile et de mener une vie plus normale.
Sortir de l’asile et mener une vie plus normale
Certes, ces médicaments provoquaient des effets secondaires sévères, mais depuis lors, l’industrie a développé de nombreux autres antipsychotiques mieux tolérés, qui ont largement autorisé la politique de « sectorisation » de la psychiatrie, avec le retour des malades mentaux, hormis les cas sévères, au sein de leur communauté de vie en lieu et place de l’hospitalisation.
Cette optimisation a été rendue possible par la compréhension des mécanismes pharmacologiques qui sous-tendent la maladie, grâce aux travaux de chercheurs industriels éminents tel Paul Janssen, fondateur du laboratoire qui porte toujours son nom et qui a mis au point le premier antipsychotique atypique, la rispéridone.
Le concept de la recapture
Déclinaisons et hésitations
Dans le domaine de la dépression, des aventures jalonnèrent le développement de la pharmacopée. Une des premières classes d’antidépresseurs, les IMAO1, apparut par déclinaison chimique d’une molécule antituberculeuse dérivée de l’hydrazine, l’isioniazide, synthétisée en 1912, et de l’iproniazide, découvert en 1951 par les chimistes de Hoffmann-La Roche, dont le psychiatre Nathan Kline observa par hasard les effets stimulants de l’humeur chez des patients en sanatorium. De même, les tricycliques, génération d’antidépresseurs qui apparut à la fin des années 1950 avec notamment l’imipramine, étaient initialement étudiés en tant qu’antihistaminiques, et ce n’est qu’après de multiples hésitations que la firme Ciba-Geigy se décida à les commercialiser pour les troubles dépressifs.
Par contraste, la découverte des antidépresseurs modernes ne doit rien au hasard. Elle trouve sa source initiale dans les recherches d’un neuropharmacologiste de génie, Julius Axelrod. Fils d’immigrants juifs polonais, rejeté par les facultés de médecine américaines, Axelrod dut se réorienter vers la recherche en chimie et se focalisa sur l’étude des neurotransmetteurs. Le concept révolutionnaire qu’il développa est celui de la recapture, qui explique la variation des taux de certains neurotransmetteurs tels que la noradrénaline ou la sérotonine.
En 1971, trois chercheurs de la firme Eli Lilly assistèrent à une conférence donnée par Solomon Snyder, élève d’Axelrod, qui présentait les travaux menés dans son laboratoire à John Hopkins, mobilisant les techniques émergentes de recherche en pharmacologie, notamment la résonance magnétique nucléaire (RMN) et la cristallographie, pour mesurer le phénomène de recapture des neurotransmetteurs.
C’est en utilisant ces méthodes qu’ils identifièrent en 1972, parmi 250 substances testées, la fluoxétine, qui allait devenir après treize ans de développement clinique, sous le nom de Prozac®, le premier inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine (IRS) indiqué dans le traitement de la dépression.
Malgré ces succès conjoints de la science et de l’industrie, il demeure dans les domaines de la neurologie et de la psychiatrie de nombreux besoins médicaux insatisfaits. Dans la maladie d’Alzheimer, les médicaments disponibles permettent seulement de retarder l’évolution de la maladie. Dans la maladie de Parkinson, au-delà d’un certain nombre d’années de répit apportées par les thérapies disponibles, le pronostic demeure sombre. Pour la première fois, une molécule issue de la recherche académique des laboratoires du Technion, la rasagiline, a démontré un impact sur le ralentissement de la maladie en phase précoce2.
L’épilepsie en attente de progrès
L’épilepsie, touchant fréquemment des sujets jeunes, malgré des traitements efficaces chez certains patients répondeurs, demeure également une pathologie pour laquelle des progrès sont attendus.
Il demeure de nombreux besoins médicaux insatisfaits
Il en va de même dans le domaine des maladies neurodégénératives (telles que la sclérose en plaques) ou des maladies neurologiques rares ou orphelines.
Si les technologies médicales promettent d’apporter des progrès cliniques, un effort conjoint des neurosciences et de l’industrie du médicament demeure donc nécessaire pour faire progresser l’arsenal thérapeutique.
1. Inhibiteurs de la monoamine-oxydase.
2. RASCOL 2009, NEJM.