L’information financière en crise
Il n’y a pas de vérité comptable. L’oubli de ce principe est la cause de la crise de confiance qui a ébranlé le capitalisme mondial ces dernières années, et dont les répliques se font encore sentir aujourd’hui (les interrogations sur les méthodes de comptabilisation des réserves de certaines grandes compagnies pétrolières en ont témoigné récemment).
Dans un livre riche, vivant et particulièrement pédagogique, Nicolas Véron, Matthieu Autret et Alfred Galichon mettent en lumière le rôle central que joue désormais l’information financière dans le capitalisme mondial. Forts de leur perspective extérieure par rapport à la “ science comptable ” (aucun des auteurs n’est expert-comptable), ils rappellent que la comptabilité est depuis ses origines une affaire de conventions entre ses utilisateurs. L’internationalisation des opérations des entreprises, le développement des flux de capitaux et l’innovation continue en matière d’instruments financiers rendent ce langage de plus en plus difficile à déchiffrer. En outre, la montée en puissance des investisseurs institutionnels parmi les utilisateurs des données comptables en transforme les objectifs et oblige ainsi à une remise en question en profondeur de principes comptables développés pour répondre à d’autres besoins (surveillance prudentielle ou fisc par exemple). À cet égard, la remise en perspective des enjeux du débat sur la “ juste valeur ” est salutaire.
En démontant avec clarté (et humour) quelques exemples de “ comptabilité créative ”, capables d’améliorer la performance affichée par l’entreprise bien plus rapidement qu’un reengineering complet des opérations, les auteurs font également toucher du doigt les tentations de manipulation auxquelles ont pu succomber certains dirigeants. Plus fondamentalement, les discussions fictives mises en scènes dans le livre entre le PDG d’une entreprise en difficulté et ses conseils en matière comptable mettent clairement en lumière la part de jugement inhérente à la production d’une donnée comptable et dont l’impact peut être massif sur le résultat (“ dans un bilan, il n’y a que la date qui n’implique pas un jugement ”).
Face à cet “ arbitraire ” irréductible, on comprend alors le rôle fondamental de “ check and balance ” joué par l’écosystème de l’information financière dans le capitalisme moderne : contrôle de la production comptable (auditeurs) et analyse de ses implications en matière de valorisation et de risque (banquier, analystes financiers, agence de notation). Aux États-Unis comme en Europe, les affaires Enron et Parmalat ont démontré la possibilité de défaillance de cette chaîne : c’est en ce sens qu’elles ont été un avertissement majeur pour l’ensemble des acteurs.
Puisqu’elle conditionne les équilibres entre entreprises, investisseurs et puissance publique, la question de l’information financière prend une dimension politique, malheureusement sous-estimée aujourd’hui. Les auteurs prédisent l’instabilité du mécanisme actuel retenu par la Commission européenne pour définir les normes IAS en raison de son manque de légitimité démocratique. Ils s’inquiètent également du déséquilibre transatlantique et appellent à une coopération européenne renforcée dans ce domaine, dont l’une des premières réalisations devrait être la création d’une autorité unique de régulation des marchés financiers.
La vigueur du capitalisme repose sur la confiance de ses acteurs en la solidité de la chaîne de l’information financière : après la décennie frénétique des banquiers d’affaires qui a clos le xxe siècle, le temps des comptables s’ouvre peut-être en ce moment sous nos yeux. Le livre de Nicolas Véron, Matthieu Autret et Alfred Galichon nous montre que cette nouvelle ère ne sera pas forcément austère.