L’ingénieur entrepreneur
Peut-on être ingénieur sans être entrepreneur ?
La réponse hélas est oui, car nous connaissons tous bon nombre d’ingénieurs qui ne veulent pas être des entrepreneurs et qui ne veulent surtout pas être pris pour des entrepreneurs. Je dis hélas, car le goût d’innover, l’acceptation des risques et le bon sens dans le choix, indispensables à un entrepreneur, me semblent devoir aller de pair avec les compétences et les responsabilités demandées au métier d’ingénieur. Mais ce serait un peu court de limiter la caractéristique d’entrepreneur à ces seuls points.
C’est peut-être parce qu’il est l’un des mieux placés pour évaluer des risques que l’ingénieur n’a pas envie de les assumer !
Quels ingénieurs entrepreneurs ai-je rencontrés dans ma vie industrielle ?
Tout d’abord il y a les patrons d’entreprises, petites ou moyennes, souvent familiales, de première ou deuxième génération, rarement plus.
C’est la vitalité, la flexibilité, l’adaptabilité, la vitesse de réaction qui caractérisent ces entreprises et donc leurs dirigeants. C’est ce qui leur permet de faire ce que les grandes entreprises ne souhaitent ou n’osent pas faire.
CNISF
Conseil national des ingénieurs et des scientifiques de France
Il est probable que la réussite sociale que représente l’accès aux grandes écoles tout autant que la formation cartésienne qu’ils y reçoivent n’incitent pas les ingénieurs à monter leur entreprise. Par contre le patron de deuxième génération est plus souvent ingénieur. Cette formation apporte certainement un plus au développement et à la pérennité de l’entreprise.
Cette règle a toutefois d’heureuses exceptions : l’éclosion et la réussite de PME dans les secteurs des technologies de pointe sont très souvent dues à des ingénieurs. C’était l’automobile en 1920, c’était l’informatique en 1960, c’est l’ensemble service télécommunications informatique aujourd’hui. Or, il faut reconnaître que les ingénieurs français ne sont pas tellement préparés à cela, ne serait-ce que mentalement.
Je ne voudrais pas oublier l’autre grande catégorie d’entrepreneurs, ceux qui sont dans les grandes entreprises. Certains ont pu rêver à des entreprises fonctionnant comme des boîtes à musique bourrées d’ingénieurs fonctionnaires ce qui n’interdisait pas une certaine imagination, une certaine innovation mais le tout parfaitement planifié, contrôlé. On a vu des grandes entreprises publiques bien sûr mais aussi des entreprises privées se scléroser ainsi. C’est alors qu’il est apparu que l’on avait besoin de cadres entrepreneurs et donc d’ingénieurs entrepreneurs aussi dans les grandes entreprises.
En général le risque n’est plus alors pris au niveau de toute l’entreprise mais au niveau de chaque segment horizontal ou vertical de l’organisation. Là les seuls raisonnements cartésiens, pas plus que la qualité de l’analyse ou la clarté de la synthèse ne suffisent. Il faut cet ensemble innovation – risque – bon sens et remise en cause de chaque rouage et ensemble de rouages qui caractérise bien l’esprit entrepreneur.
Dans la catégorie des PME si les ingénieurs ne sont pas entrepreneurs ce n’est pas dramatique (sauf dans les domaines de pointe où c’est catastrophique) puisque d’autres personnes entreprenantes prendront leur place en leur laissant les tâches d’exécution. On peut néanmoins le regretter, car ce sont les créations de nouvelles PME qui contribuent le plus au développement de l’économie et de l’emploi en France.
Dans la catégorie des grandes entreprises c’est beaucoup plus grave. Les structures indispensables de création, d’organisation, de réalisation, même pour des sociétés de service, imposent à une grande entreprise d’avoir beaucoup d’ingénieurs dans tous les cheminements organisationnels et décisionnels.
Contrairement aux PME, si les ingénieurs clés de la structure – ils sont forcément nombreux – ne sont pas des entrepreneurs, ils vont bloquer l’évolution des autres personnes et donc de l’entreprise.
Celle-ci dès lors est en péril et beaucoup d’exemples réels montrent que cela existe bien.
C’est la raison pour laquelle je m’inquiète qu’on ne dispense pas plus les formations élémentaires nécessaires, plus humaines que cartésiennes, dans les école d’ingénieurs. Au minimum faudrait-il qu’on revalorise le rôle de l’entrepreneur plutôt que de le considérer comme un aventurier ou un malheureux qui n’a pas réussi à intégrer le confort d’une grande entreprise. Encore faudrait-il aussi que l’ambiance générale et l’état d’esprit en France cessent de considérer comme pures et dignes de confiance les seules initiatives venant de l’État ou des collectivités publiques nationales, régionales ou locales quelles qu’en soient les conséquences bonnes ou mauvaises. C’est un mal français profond que nombre de décideurs publics et privés tentent continuellement de guérir depuis plusieurs siècles tant le centralisme royal, puis républicain, est profondément enraciné dans la culture française.
C’est pour cela que les grandes écoles d’ingénieurs doivent participer à cette croisade de l’initiative et du risque en adaptant leur enseignement pour donner envie aux jeunes ingénieurs d’être entrepreneurs et leur fourbir des armes intellectuelles pour assurer leurs meilleures chances de réussite dans ce domaine.
À cette fin, il est indispensable d’avoir des professeurs entrepreneurs pour enseigner certaines matières à caractère technologique, social ou administratif. Beaucoup jugent choquant le rapprochement de ces deux mots professeur et entrepreneur, alors que c’est sans aucun doute la force des études d’ingénieur aux États-Unis et aussi celle des écoles de gestion et de commerce en France.
L’école qui se satisfait de former des ingénieurs fonctionnaires ne remplit pas sa mission.