L’innovation au service de la connaissance des océans

Dossier : MerMagazine N°706 Juin/Juillet 2015
Par Bruno FRACHON (76)

L’océan demeure un espace essen­tiel pour le trans­port de mar­chan­dises. 80 % des échanges com­mer­ciaux prennent la voie mari­time, et un des pre­miers fac­teurs de la mon­dia­li­sa­tion est le déve­lop­pe­ment du trans­port maritime.

“ La cartographie marine doit s’adapter aux nouvelles conditions de la navigation ”

Ce der­nier prend dif­fé­rentes formes : accrois­se­ment rapide des ton­nages des navires, porte-conte­neurs notam­ment, ouver­ture de nou­velles lignes en fonc­tion du déve­lop­pe­ment et des dépla­ce­ments des centres de pro­duc­tion et des lieux de consom­ma­tion, gigan­tisme des ports en tête de ligne, nou­velles orga­ni­sa­tions en hubs de la cir­cu­la­tion des marchandises.

La car­to­gra­phie marine indis­pen­sable à la sécu­ri­té de la navi­ga­tion sur ces lignes de trans­port mari­time doit s’adapter à ces nou­velles condi­tions de la navi­ga­tion, alors que son actua­li­sa­tion néces­site des opé­ra­tions lourdes. Un phé­no­mène ana­logue s’observe dans le domaine en plein essor de la croi­sière, avec une course au gigan­tisme des navires.

REPÈRES

L’océan reste une nouvelle frontière, dont la connaissance est largement perfectible. Même les zones littorales sont mal connues, y compris dans des pays à forte compétence en océanographie et hydrographie.
Qu’il suffise de dire que pour plus de la moitié de l’océan mondial, il n’existe pas plus d’une mesure de profondeur par 100 km², et que seuls 10 % de sa surface bénéficie d’au moins une mesure de profondeur par km².
Une conséquence par exemple de ce faible nombre de mesures est qu’on estime à quelques dizaines de milliers le nombre de monts sous-marins encore à découvrir.

Un gisement de ressources mal connu

L’océan est aus­si un espace de res­sources, éner­gé­tiques et miné­rales. L’exploitation de ces res­sources repose sur l’installation en mer de dis­po­si­tifs d’exploration et de pro­duc­tion, dont le coût, déter­mi­né par les condi­tions phy­siques par­fois extrêmes ren­con­trées dans le milieu marin, est très élevé.

L’optimisation de l’installation de ces dis­po­si­tifs ain­si que l’efficience et la sécu­ri­té de leur exploi­ta­tion ne sont donc pos­sibles qu’avec une connais­sance adé­quate de l’océan.

Celle-ci est très rare­ment suf­fi­sante a prio­ri, y com­pris sur les pla­teaux conti­nen­taux (fonds infé­rieurs à 200 mètres), ren­dant par exemple déli­cat le choix des zones d’implantation des dis­po­si­tifs de pro­duc­tion d’énergie marine renouvelable.

L’exploitation rai­son­née des res­sources vivantes est d’un degré de com­plexi­té sup­plé­men­taire, car met­tant en jeu la com­pré­hen­sion des éco­sys­tèmes et des inter­ac­tions qui les structurent.

Enjeux de sécurité

Ces acti­vi­tés éco­no­miques à haute valeur ajou­tée, dans des espaces que leur nature même rend dif­fi­ciles à contrô­ler, sus­citent des convoi­tises, qui se tra­duisent depuis plu­sieurs années par l’essor d’activités illi­cites : pira­te­rie, tra­fic de stu­pé­fiants, pêche non décla­rée et non réglementée.

“ Mers et océans restent encore peu connus ”

Une des dif­fi­cul­tés ren­con­trées par cer­tains États côtiers confron­tés à ces acti­vi­tés est le manque de cartes marines des zones lit­to­rales, fami­lières aux cri­mi­nels qui s’y réfu­gient, mais dif­fi­ciles d’accès aux uni­tés des auto­ri­tés qui les pourchassent.

Enfin, rap­pe­lons le rôle essen­tiel de l’océan dans la dyna­mique du cli­mat : trans­ports de cha­leur de l’Équateur vers les Pôles, action dans le cycle du car­bone, impact de l’acidification qui en résulte, nom­breuses sont les ques­tions qui res­tent à pré­ci­ser pour quan­ti­fier plus fine­ment les évo­lu­tions, glo­bales et régio­nales du cli­mat et sa réponse aux for­çages anthropiques.

L’océan, une nouvelle frontière

Mers et océans res­tent encore peu connus (la topo­gra­phie de la sur­face de Mars est bien mieux décrite1 que celle du fond des océans).

LA TERRE AUSSI

Du côté terrestre, les côtes connaissent une forte densification de la population et des activités humaines. On estime ainsi à 50 % la part de la population mondiale vivant à moins de 100 km de la mer. Il en découle une exposition croissante des activités humaines aux risques propres aux zones côtières : érosion, submersion marine.
Prévenir ces risques et modérer l’impact de leur réalisation passent par une bonne connaissance de la réponse du milieu littoral aux phénomènes générateurs (tsunamis, tempêtes, vagues).

La prin­ci­pale rai­son tient aux carac­té­ris­tiques phy­siques mêmes du milieu marin : opaque aux ondes élec­tro­ma­gné­tiques, sauf pour quelques lon­gueurs d’onde et pour de faibles pro­fon­deurs, hos­tile à l’occupation de longue durée, deux fois plus éten­du que les sur­faces conti­nen­tales, son obser­va­tion reste dif­fi­cile et néces­site la mise en œuvre de tech­niques par­ti­cu­lières, tou­jours plus coû­teuses que celles uti­li­sables pour la sur­face ter­restre2.

La pres­sion des enjeux rap­pe­lés plus haut et l’exploitation du pro­grès tech­no­lo­gique ont heu­reu­se­ment sus­ci­té un cer­tain nombre d’innovations, sources de pro­grès dans la connais­sance des océans.

De nouveaux outils d’exploration

L’observation de l’océan a béné­fi­cié depuis une ving­taine d’années de la mise au point de nou­veaux types de cap­teurs don­nant accès à des mesures d’une pré­ci­sion et d’une réso­lu­tion très améliorées.

La géné­ra­li­sa­tion des sys­tèmes de posi­tion­ne­ment par satel­lite et la bana­li­sa­tion sur les navires spé­cia­li­sés des son­deurs acous­tiques mul­ti­fais­ceaux (SMF), mesu­rant la topo­gra­phie du fond sur une bande large de quatre à cinq fois la pro­fon­deur, consti­tuent une rupture.

Tou­jours dans le domaine des tech­niques de mesure acous­tiques, l’observation des cou­rants a été révo­lu­tion­née il y a une quin­zaine d’années par la géné­ra­li­sa­tion des cou­ran­to­mètres à effet Dop­pler, don­nant accès de manière fiable à la struc­ture tri­di­men­sion­nelle du cou­rant, ponc­tuel­le­ment ou sur un pro­fil ver­ti­cal ; dans le même temps, l’arrivée à matu­ri­té des tech­niques de télé­dé­tec­tion par radar HF ter­restre étend consi­dé­ra­ble­ment les pos­si­bi­li­tés du sui­vi en temps réel des cou­rants de surface.

Capteurs optiques

Les tech­no­lo­gies optiques ne sont pas en reste. Les avan­cées tech­no­lo­giques dans le domaine du laser bathy­mé­trique aéro­por­té (lidar) en font désor­mais un outil essen­tiel d’exploration des zones mari­times côtières, comme il l’est depuis quelques années pour la mesure de la topo­gra­phie terrestre.

De manière plus pros­pec­tive, des cap­teurs optiques in situ faci­li­te­ront sans doute d’ici quelques années la mesure de la sali­ni­té des océans, para­mètre essen­tiel à la com­pré­hen­sion de sa dyna­mique. L’appréhension de cette der­nière repose éga­le­ment sur une déter­mi­na­tion pré­cise du géoïde3 sur les espaces mari­times ; la mesure pré­cise du champ de pesan­teur en mer, très dif­fi­cile, pour­rait être révo­lu­tion­née d’ici quelques années par la mise au point d’un gra­vi­mètre embar­qué exploi­tant les pos­si­bi­li­tés offertes par les atomes froids.

Le rôle irremplaçable des satellites

Ces mesures, réa­li­sées dans l’océan ou à proxi­mi­té de sa sur­face, sont com­plé­tées par les obser­va­tions de satel­lites spé­cia­li­sées, dont chaque géné­ra­tion voit les per­for­mances sen­si­ble­ment amé­lio­rées, en par­ti­cu­lier la réso­lu­tion spa­tiale et spec­trale des ima­geurs pas­sifs, pour la ther­mo­mé­trie ou la mesure du conte­nu en chlo­ro­phylle des couches super­fi­cielles de l’océan.

La mesure par satel­lite du niveau de la mer, dont la pré­ci­sion per­met désor­mais, grâce à celle des moyens de posi­tion­ne­ment des satel­lites, de suivre les effets du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, mais aus­si d’inférer l’existence de monts sous-marins, connaî­tra dans les pro­chaines années une rup­ture avec la mise en ser­vice d’instruments cou­vrant toute une bande d’espace sous la tra­jec­toire du satel­lite, au lieu de la trace simple qui actuel­le­ment limite la réso­lu­tion spa­tiale et tem­po­relle des observations.

Rele­vé de l’entrée de l’aber Benoît (Finis­tère) par laser bathy­mé­trique aéroporté.

Des masses de données en forte croissance

Les volumes de don­nées ain­si recueillis connaissent une crois­sance qua­si expo­nen­tielle. Les capa­ci­tés des outils de trai­te­ment consti­tuent à cet égard un défi : l’efficacité de la cali­bra­tion et de la vali­da­tion des don­nées, de leur inter­pré­ta­tion, de leur sto­ckage, sont tri­bu­taires de moyens infor­ma­tiques, maté­riels et logi­ciels, pour les­quels il existe encore un large poten­tiel d’améliorations, indis­pen­sables pour accé­lé­rer la dis­po­ni­bi­li­té des don­nées traitées.

“ Intégrer des paramètres biologiques aux modèles numériques de l’océan ”

En aval, la crois­sance des puis­sances de cal­culs et les pro­grès de l’analyse numé­rique per­mettent le déve­lop­pe­ment de modèles numé­riques repré­sen­tant de plus en plus pré­ci­sé­ment les phé­no­mènes océa­niques et com­bi­nant et assi­mi­lant les don­nées de toutes ori­gines, sur le même prin­cipe géné­ral que les modèles météo­ro­lo­giques mais avec une réso­lu­tion spa­tiale que la dyna­mique de l’océan impose beau­coup plus fine.

Par­mi les pro­chaines avan­cées de ces tech­niques, les plus atten­dues sont la modé­li­sa­tion des mou­ve­ments ver­ti­caux, qui jouent un rôle essen­tiel dans les échanges de cha­leur avec l’atmosphère, et l’intégration de para­mètres bio­lo­giques aux modèles numé­riques de l’océan.

Les robots, nouveaux auxiliaires

Drone sous-marin
Drone sous-marin équi­pé de capteurs.

Une des prin­ci­pales limi­ta­tions dans l’observation de l’océan vient de ce que, sous sa sur­face acces­sible aux mesures satel­li­tales, les obser­va­tions reposent essen­tiel­le­ment sur des cap­teurs in situ, immer­gés dans le milieu. La confi­gu­ra­tion clas­sique de navires spé­cia­li­sés empor­tant ces cap­teurs reste très coû­teuse mal­gré l’automatisation crois­sante des navires et des ins­tru­ments de mesure.

Aus­si la robo­tique est-elle depuis quelques décen­nies une voie de déve­lop­pe­ment pour l’observation de l’océan.

Long­temps limi­tée aux pro­fi­leurs de tem­pé­ra­ture (bouées plon­geant et remon­tant régu­liè­re­ment, sou­mises au dépla­ce­ment des cou­rants) et aux engins télé­opé­rés de recon­nais­sance visuelle – et ponc­tuelle – des fonds, ses pro­grès récents, ain­si que ceux de la minia­tu­ri­sa­tion des cap­teurs, font appa­raître des nou­velles confi­gu­ra­tions qui joue­ront très pro­ba­ble­ment un rôle essen­tiel d’ici quelques années : engins auto­nomes sous-marins (AUV) ou de sur­face, por­teurs de SMF et d’autres moyens acous­tiques d’investigation des fonds, pla­neurs sous-marins capables d’échantillonner pen­dant plu­sieurs années les pro­prié­tés hydrologiques.

La matu­ra­tion de ces tech­no­lo­gies sera prin­ci­pa­le­ment déter­mi­née par les pro­grès de l’autonomie éner­gé­tique, et, pour cer­taines appli­ca­tions, par la capa­ci­té à se posi­tion­ner pré­ci­sé­ment en sub­sur­face, hors de la por­tée des satel­lites de positionnement.

Des données partagées par la communauté des utilisateurs

Enfin, au-delà du sché­ma clas­sique de col­lecte, trai­te­ment, exploi­ta­tion / simu­la­tion des don­nées, la pro­fonde révo­lu­tion des outils et prin­cipes de dif­fu­sion et de mise à dis­po­si­tion des don­nées et infor­ma­tion, sous l’influence com­bi­née des pro­grès tech­no­lo­giques d’Internet et de l’évolution des régle­men­ta­tions, prin­ci­pa­le­ment euro­péennes, sur l’accès aux don­nées, consti­tue­ra sans aucun doute, dans les toutes pro­chaines années, une source d’innovations, tant dans les usages que dans la col­lecte de nou­velles don­nées (crowd­sour­cing, sciences par­ti­ci­pa­tives, plates-formes numé­riques collaboratives).

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1. Une mesure tous les 12 mètres.
2. Par exemple, à sur­face égale, les mesures de pro­fon­deur sont entre 10 et 30 fois plus coû­teuses en mer qu’à terre. La super­fi­cie des eaux sous juri­dic­tion fran­çaise est 20 fois supé­rieure à la super­fi­cie ter­restre de la France.
3. Le géoïde est l’équipotentielle du champ de pesan­teur, par rap­port à laquelle doivent s’apprécier notam­ment les élé­va­tions dyna­miques du niveau marin.

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