L’innovation économique dans les services d’eau
« L’homme est devenu trop puissant pour se permettre de jouer avec le mal. L’excès de sa force le condamne à la vertu », avertissait le biologiste Jean Rostand il y a près d’un demi-siècle dans Inquiétudes d’un biologiste. L’environnement est aujourd’hui affecté de multiples maux, et ce n’est pas un hasard si c’est notre civilisation de l’éphémère qui a inventé la notion de développement durable. Trop souvent, les hommes se sont aventurés au-delà des frontières de la pérennité écologique. Leur idylle défunte avec l’eau en témoigne. Cette situation nous invite à revoir les fondements de l’économie des services d’eau.
REPÈRES
Traditionnellement, le service d’eau se rémunère en intégralité ou en grande partie par les ventes d’eau. Cette caractéristique remonte aux préoccupations hygiénistes qui ont présidé à sa fondation au XIXe siècle.
L’intérêt général exigeait d’augmenter la consommation d’eau des ménages pour améliorer leur hygiène, et aussi pour pouvoir financer les extensions de réseau.
La révolution sanitaire que les grandes villes d’Europe ont alors connue et qui a conduit, en cinquante ans, à allonger l’espérance de vie de plus de dix années, a été étroitement liée à la distribution d’eau potable et à la collecte des eaux usées par les égouts.
Quand on apporte ces deux services, on apporte la santé publique.
Un modèle économique à revoir
Les coûts s’alourdissent à cause des normes sanitaires et environnementales
Aujourd’hui, le modèle économique dont les services d’eau ont hérité, que ceux-ci soient en régie ou gérés par des sociétés privées, est confronté à plusieurs difficultés majeures. La première réside dans la rareté croissante des ressources en eau douce. Elle heurte de plein fouet la logique économique qui a été bâtie : étant rémunéré en proportion des volumes vendus, le service d’eau a intérêt à les augmenter, ce qui accroît les prélèvements dans la nature.
La récente obligation de limiter les mètres cubes puisés dans les rivières et les nappes bouleverse la logique commerciale en vigueur : loin de chercher à vendre plus, ce service doit chercher à vendre moins, alors même qu’il est payé par les ventes.
Autrement dit, on lui demande d’instaurer des pratiques réduisant ses propres recettes. Pour réconcilier l’environnement et le financement du service d’eau, il convient de rétribuer ce dernier de telle sorte qu’il préserve les ressources en eau, sans toutefois sacrifier les gains obtenus en matière de santé publique.
Effet de ciseau
Le poids des coûts fixes
L’eau est une industrie de coûts fixes, dont le produit, le mètre cube, se facture aux volumes. 80% de ses coûts sont fixes, alors que 80% de ses recettes sont variables. Ce mode de rémunération et cette structure de coûts fragilisent l’équilibre financier du service lorsque se tassent les consommations d’eau.
La seconde raison qui milite pour la révision du business model des services d’eau naît de l’effet de ciseau – dans les pays développés – entre l’augmentation des coûts et l’amenuisement régulier des recettes. Cette divergence sape, sur le long terme, leur viabilité financière.
D’un côté, les coûts du service d’eau s’alourdissent, à cause du renforcement des normes sanitaires et environnementales, mais aussi des missions supplémentaires dont on l’a chargé (traitement des eaux pluviales, coopération décentralisée, amélioration des voiries, entretien des rivières, etc.).
En France, l’eau représente environ 1 € par jour et par foyer
On attend aujourd’hui de lui bien plus que ce qu’on en attendait hier. Toutes ces requêtes additionnelles majorent les dépenses du service d’eau, sans qu’ait été systématiquement ajustée son équation économique.
De l’autre côté, depuis le milieu des années 1990, l’assiette de facturation des services d’eau décline régulièrement dans les grandes villes européennes, à raison de 1% par an en moyenne. La « tare » originelle que possède l’économie de l’eau, comme, du reste, d’autres secteurs d’activité, amplifie l’impact financier de cette baisse des volumes vendus.
Réinventer l’architecture économique
Membrane de nanofiltration de l’usine de Méry-sur-Oise, Syndicat des eaux d’Île-de-France. © PHOTOTHÈQUE VEOLIA – JEAN-MARIE RAMÈS
Il nous faut donc construire une architecture économique, et, partant, un système de rémunération, qui dote le service d’eau des moyens financiers qui lui sont nécessaires, sans être en porte-à-faux avec l’intérêt général, et en particulier avec la préservation de ressources en eau douce qui se raréfient.
Car aucune activité économique ne saurait perdurer si elle contredit les intérêts à long terme de la collectivité et du territoire où elle s’exerce. En pratique, plusieurs pistes se dessinent pour rénover le modèle économique des services d’eau.
Rémunérer le service de base par l’abonné, le reste par le contribuable
La solution en théorie la plus simple serait de ne faire payer par l’abonné du service d’eau que les éléments réellement liés à celui-ci. Les autres missions, qui s’écartent de ce service stricto sensu, par exemple la lutte contre les inondations ou la réhabilitation des cours d’eau, profitent à l’ensemble des habitants d’un territoire : elles doivent donc être financées par ceux-ci, et non par les seuls abonnés du service.
Concrètement, le service d’eau évoluerait vers un financement mixte entre usager et contribuable. Cela se pratique déjà aux Pays-Bas, par exemple, où l’assainissement est en partie financé par les impôts locaux.
Limiter les dépenses des ménages
En autorisant des apports financiers externes, ce système aurait, de plus, le mérite d’élargir les montants disponibles pour maintenir l’eau potable et l’assainissement à ceux qui ont déjà accès à ces services essentiels, mais risquent de s’en voir privés en raison de difficultés économiques.
« L’eau paye l’eau »
Le schéma économique, dans lequel les services additionnels profitant à l’ensemble des habitants sont financés par l’impôt, permettrait de revenir à une plus stricte application du principe « l’eau paie l’eau », principe dont on s’est progressivement éloigné dans les pays industrialisés, l’eau payant aujourd’hui bien plus que l’eau, entre autres en France comme le soulignait le Conseil d’État dans son rapport de 2010, « L’eau et son droit ».
D’après l’OCDE, la facture d’eau ne doit pas dépasser 3% du revenu des ménages pour que ces deux services demeurent accessibles.
En France, elle représente en moyenne 0,8 % de leur budget, soit environ 1€ par jour et par foyer. Bien que ce pourcentage reste très inférieur aux recommandations de l’OCDE, de nombreuses personnes se retrouvent au-dessus de ce seuil, en raison de la crise actuelle. Beaucoup de pays européens connaissent une situation similaire.
Instaurer une rémunération fondée sur les performances
En France, l’eau représente environ 1 € par jour et par foyer
Dans ce modèle, la collectivité rétribue l’opérateur en fonction de ses performances. Ses revenus résultent d’une combinaison entre le respect des objectifs fixés et les volumes facturés ; elle ne repose donc plus uniquement sur les mètres cubes vendus. Ce système encourage le service d’eau à améliorer ses performances : avec cette approche, pour accroître ses recettes, il ne sert à rien à l’opérateur de vendre davantage de mètres cubes, mais de parvenir aux objectifs prévus.
Ce modèle répond à une attente des clients. Plus que des volumes, ils désirent acheter de la performance : de la performance technique, de la performance économique, de la performance environnementale, et parfois aussi de la performance sociale. À l’avenir, les prestations seront, pour l’essentiel, rémunérées à partir de l’appréciation de ces différentes performances.
Dissocier les volumes vendus des volumes prélevés dans le milieu naturel
Construction de l’usine de recyclage des eaux usées de
Al Wathba, à Abu Dhabi. © PHOTOTHÈQUE VEOLIA – STÉPHANE LAVOUÉ
Dans le recyclage des eaux usées, la rémunération de l’opérateur est proportionnelle aux volumes facturés mais, et c’est là l’important, ceux-ci sont déconnectés des volumes pris dans la nature. Dès lors, l’incitation à « vendre plus » résultant de recettes assises sur les mètres cubes consommés n’entre plus en contradiction avec l’impératif écologique de « préserver les ressources naturelles ». Au lieu de changer de mode de rémunération, on change de ressources en eau. Cela ne contrarie pas l’équilibre financier du service, ni l’obligation de faire de la marge pour investir, ni, enfin, la sauvegarde des ressources en eau douce.
Le recyclage des eaux usées coûte moins cher que le dessalement d’eau de mer
Au plan économique, le recyclage des eaux usées affiche de multiples avantages : l’eau usée se trouve précisément là où on en a besoin, elle est la seule ressource qui croisse avec le développement économique, elle est – une fois épurée – moins chère à traiter que l’eau de mer.
Au plan environnemental, la réutilisation des eaux usées réduit les ponctions dans des ressources en eau douce rares, ainsi que la charge polluante rejetée in fine dans le milieu naturel.
Vers un quadruplement du recyclage
Un cas d’école
Le schéma économique fondé sur les performances se rencontre déjà. Dans le cadre du contrat de régie intéressée conclu entre le Syndicat des eaux d’Île-de-France et Veolia Eau, 80% de la rémunération du gestionnaire privé dépendent d’objectifs de qualité et de maîtrise des charges.
178 indicateurs de performance, assortis d’un mécanisme d’intéressement et de pénalités, ont été mis en place pour évaluer l’action de l’opérateur. Cet exemple illustre que les volumes d’eau vendus sont de moins en moins le principal étalon de mesure des contrats d’eau.
Les capacités mondiales installées pour le recyclage devraient quadrupler au cours des dix prochaines années, tant il est vrai que, dans un contexte de rareté croissante, l’eau est une ressource trop précieuse pour n’être utilisée qu’une fois avant d’être restituée à la nature. Si les nouvelles raretés appellent l’invention de nouvelles ressources, elles provoquent l’avènement de nouvelles formes productives.
À l’économie fondée sur la dégradation des ressources se substitue une économie de la transformation de l’eau « inutile » en eau utile. En valorisant ce qui ne valait rien, le modèle économique du recyclage donne aux municipalités, aux industriels et aux agriculteurs les moyens de satisfaire leurs besoins à moindre coût, tout en limitant l’impact sur l’environnement.
Créer de nouvelles sources de rémunération
Utiliser les eaux usées
Fabriquer une voiture demande 400 000 litres d’eau ; une paire de jeans, 11 000 litres ; un téléphone portable, 1 300 litres. Pour chaque unité de PNB produite, la Chine dépense cinq fois plus d’eau que le Japon (source : McKinsey Global Institute, 2009).
On parle beaucoup de dématérialiser la croissance économique, il convient aussi de la « déshydrater ». En découplant les utilisations des prélèvements, le recyclage des eaux usées maximise les usages pour une même quantité de ressource initiale. En donnant une seconde vie aux eaux usées, il multiplie la productivité du mètre cube d’eau.
Une autre solution pour garantir l’équilibre économique des services d’eau et d’assainissement consiste bien sûr à développer de nouvelles recettes financières. En dehors du recyclage des eaux usées qui crée un flux régulier de revenus en changeant une nuisance en ressource commercialisable, il existe d’autres possibilités, notamment la production d’énergie à partir des infrastructures d’eau.
C’est alors « l’eau et l’énergie qui paient l’eau », sachant, toutefois, que l’énergie revendue provient elle-même de l’eau ou de la matière organique que celle-ci contient. La piste la plus prometteuse réside dans la valorisation du potentiel énergétique des eaux usées. Depuis longtemps, on considère les boues d’épuration comme une source d’énergie. À juste titre, car une tonne de boues séchées possède la même valeur calorifique qu’une tonne de bois.
Mais depuis peu, grâce aux progrès accomplis par nos équipes, un grand rêve du monde de l’eau vient de s’accomplir : nous savons désormais concevoir des stations d’épuration énergétiquement neutres, qui produisent toute l’énergie dont elles ont besoin pour fonctionner.
Des modèles difficiles à changer
Usine de dessalement d’eau de mer de Sydney, Australie.
© VEOLIA WATER AUSTRALIA – BOB PETERS
La mutation du modèle économique des services d’eau est en cours. Ainsi, le recyclage des eaux usées se diffuse rapidement aux États-Unis, en Australie, à Singapour, en Espagne, etc.
Mais certaines des solutions évoquées ci-dessus, en particulier celles qui combinent rémunération par la facture d’eau et par l’impôt, dépendent de l’accord des collectivités, voire d’une modification législative. Pour qu’elles deviennent réalité, encore faut-il que le législateur et les clients les acceptent. Mais comment éviter de reporter sur l’eau potable des coûts sans rapport immédiat avec elle, si les collectivités s’y opposent, sous prétexte que financer des missions par la facture d’eau est plus indolore que par les impôts ?
Une autre raison pour laquelle certains modèles économiques intériorisent encore peu les problématiques de la rareté et de la pollution vient du fait qu’ils pénalisent les comportements vertueux ou, à tout le moins, qu’ils ne les récompensent pas. C’est le cas des activités de coûts fixes qui facturent aux volumes, comme l’alimentation en eau potable.
Sous-tarification de l’eau et surexploitation des ressources
Les politiques tarifaires brouillent parfois le signal économique au consommateur
De même, les objectifs antagonistes que poursuivent les politiques tarifaires brouillent parfois le signal économique adressé au consommateur.
D’un côté, elles visent à stimuler la croissance et rendre les services publics accessibles à tous, ce qui exige de maintenir le prix de l’eau bas.
De l’autre, elles sont un outil pour combattre les pollutions et exprimer la rareté des ressources naturelles.
Ce qui implique de relever le prix de l’eau. En Italie ou en Espagne, les prix de l’eau sont grossièrement sous-évalués. Or il existe un lien direct entre la surexploitation des ressources et la sous-tarification de l’eau.
Aussi un objectif des politiques tarifaires devrait-il être de donner un prix à la nature et un coût à la pollution, sans réduire les mécanismes de solidarité, pour que tous, y compris les pauvres, bénéficient de l’eau potable et de l’assainissement.
Une économie mutualisée
Implicitement, l’économie nous rappelle que l’eau est une grande mutuelle. Tous les habitants d’un bassin hydrologique sont interdépendants, pour le meilleur usage de l’eau ou pour le pire. Ces innombrables mutuelles de l’eau, disséminées dans le monde entier, il convient de les gérer avec soin pour éviter ce que certains dénomment « l’épuisement de la nature ».
Sans aucun doute, une meilleure architecture économique des services d’eau peut aider l’homme à faire la paix avec celle-ci. Si l’homme est le premier ennemi de l’eau, il est aussi, lorsqu’il le veut et s’en donne les moyens, son meilleur ami.