L’innovation empirique des laboratoires vivants
Les » laboratoires vivants » (living labs) comptent deux structures dans la région lyonnaise : le cluster Imaginove et le centre Érasme. De premières réalisations prometteuses de ce dernier, dans le domaine de la culture, de l’éducation ou de l’aide aux personnes âgées encouragent cette démarche empirique d’innovation. Reste à trouver le lien entre les innovations et le tissu économique qui pourrait les industrialiser et les amplifier.
Des lieux d’innovation
L’idée qui sous-tend les « laboratoires vivants » (living labs) est que l’innovation doit prendre en compte les dimensions sociales, que le laboratoire, espace où l’on expérimente et teste de nouvelles idées ou technologies, doit être en prise avec la réalité sociale. D’où l’idée de » lieux » d’innovation et d’expérimentation qui soient sur le terrain et impliquent des utilisateurs d’une manière particulière. Il s’agit d’ouvrir le processus de design et d’innovation en y intégrant le bénéficiaire ultérieur comme un véritable acteur et partenaire. Cette démarche s’inscrit dans le mouvement du « libre » (le logiciel, les contenus et les données libres) qui crée une dynamique autour de l’ouverture du droit d’accès et de modification des sources. On cherche à impliquer et fédérer d’autres acteurs en espérant que cette ouverture générera de la valeur.
L’innovation technologique est pavée de bonnes intentions et de retentissants échecs. Ainsi on peut se rappeler que Clément Ader avait envisagé le » théâtrophone » comme principal usage du téléphone : un appareil pour entendre le théâtre ou l’opéra à distance.
De même aujourd’hui, quand les dispositifs technologiques sont inventés, ils le sont non pas en vue d’une finalité particulière mais d’abord parce que la technologie le permet.
L’usage qui en sera fait, lui, reste à inventer. On prétexte généralement d’un usage et d’un modèle économique pour rassurer les investisseurs et les décideurs mais, avec du recul, l’utilisation réelle diverge très souvent de ce qui avait été imaginé a priori.
Les leçons de l’expérience
Accepter la valeur de l’erreur, c’est aussi faire confiance à la capacité de chacun de changer les choses, de proposer d’autres points de vue que l’on recevra comme légitimes a priori. En acceptant l’échec dans le processus de design d’usages, on introduit de la flexibilité à tous les niveaux et on s’autorise à communiquer sur les leçons de l’expérience. Dès lors, l’ouverture du processus perd le caractère de menace qu’il aurait dans une société de défiance.
À la fin du siècle dernier, nous expérimentions l’Internet à très haut débit dans l’éducation. Nous avions imaginé que la fibre optique à l’école serait une révolution par sa capacité à donner accès instantanément à des contenus audiovisuels illimités. Dont acte : nous avons connecté quelques écoles et collèges et leur avons donné accès, en vidéo à la demande, au catalogue de films de La Cinquième. Dès la mise en place du dispositif, le ton était donné : » Merci, nous allons enfin pouvoir créer un site Internet « , » Nous allons échanger avec nos correspondants « , etc.
Autant d’usages de l’Internet sans rapport avec notre proposition initiale. De cet échec est né Laclasse.com, notre cartable en ligne qui propose désormais les outils répondant aux usages imaginés par les enseignants eux-mêmes.
Faire appel à des possibilités cognitives qui ne sont pas simplement le langage et l’imagination
Si l’on accepte qu’on ne peut pas apprendre sans se tromper, on peut intégrer l’échec dans des stratégies d’innovation. En particulier, engagé dans une démarche de design d’usage d’une technologie, on intégrera d’emblée que les pistes de départ ne sont que des moyens pour mettre en route l’ensemble des acteurs et qu’il sera nécessaire très rapidement de les reconsidérer au regard des propositions des usagers.
Quand on cherche à valoriser des technologies, on est à la recherche d’usages et si possible de nouveaux usages, qui donnent du sens et de la valeur aux outils. Celle-ci est liée à l’appropriation par l’utilisateur ainsi qu’à la représentation sociale qui se construit ensuite. Le facteur humain devient prépondérant. Le fait d’associer d’autres personnes d’origines très diverses à un processus d’innovation permet d’intégrer d’autres points de vue, parfois radicalement nouveaux.
L’horizon des possibles
Les nouvelles technologies, en elles-mêmes, ouvrent l’horizon des possibles. Avoir entre les mains une technologie, c’est comme monter d’un étage : une nouvelle vue s’offre, des possibilités que l’on ne pouvait imaginer ou conceptualiser deviennent évidentes.
C’est très différent d’expérimenter ces outils, de les avoir en mains, de se familiariser concrètement, que d’avoir une simple démonstration extérieure ou une description par un tiers. En effet, on peut faire appel à des possibilités cognitives qui ne sont pas simplement le langage et l’imagination. L’intuition, l’intelligence et la mémoire du corps nous permettent de connecter cette nouvelle expérience avec des situations déjà vécues et de créer du lien et des perspectives.
Une démarche itérative
Intégrer l’échec dans la démarche de design
Pour pouvoir faire émerger des usages intéressants, il convient d’intégrer le plus tôt possible les retours des utilisateurs. Plus le travail avance et plus le système se rigidifie. On s’inspire des méthodes de « développement agile » en informatique, où l’on remplace l’écriture de cahiers des charges par des réunions fréquentes et de courte durée avec les utilisateurs.
On est bien dans une démarche itérative avec un système de sélection : c’est un peu comme un jardin que l’on sème, on observe les usages qui émergent, on élimine les fausses pistes, on sélectionne et valorise les plus prometteuses, voire, on les croise entre elles.
La transmission du savoir
Les mesures pour développer le numérique à l’école sont particulièrement d’actualité. Si la plupart des technologies répondent à des besoins réels des établissements, l’on reste dans des transpositions très traditionnelles du fonctionnement d’une classe : le tableau devient tableau numérique, le cartable devient cartable en ligne et les blocs-notes sont remplacés par des Notebooks. Il est difficile d’intégrer des points de vue radicalement nouveaux si on ne fait qu’interroger les acteurs actuels du monde de l’éducation, fournisseurs compris.
Des technologies émergentes devraient bouleverser la nature même de l’éducation
Pourtant, on peut identifier des technologies émergentes qui devraient bouleverser la nature même des technologies de l’éducation : les technologies de visualisation de données (parmi lesquelles la réalité augmentée est sans doute la plus à la mode), les interfaces naturelles (multitouch, gestuelles, simples et intuitives) et l’Internet des objets.
Comment les utiliser dans l’éducation reste encore largement imprévisible, mais elles laissent espérer de nombreux apports.
Et si le numérique nous aidait à mémoriser par les gestes, à ressentir le sens de mots et des concepts ? Et s’il s’agissait non pas de multiplier les interfaces, mais au contraire de libérer l’attention de l’apprenant quitte à rendre transparente la technologie ? Et si l’enjeu était d’articuler le travail individuel, le travail collaboratif (en équipe) et le travail collectif (en classe) ?
Mettre en place des politiques
Il est important pour les pouvoirs publics d’intégrer des stratégies d’innovation ainsi qu’une véritable prospective dans le pilotage de leur action. Cela permettra de créer de nouvelles opportunités indispensables pour pouvoir répondre aux enjeux qui s’annoncent redoutables : finances en baisse, dépenses obligatoires en hausse (social, vieillissement de la population), contraintes liées au développement durable, nouveaux positionnements dans des partenariats public-privé.
En se situant en amont, ils seront plus à même de participer à l’établissement de normes communes.
Les living labs les aideront à créer des synergies entre l’ensemble des acteurs. Ils permettent d’associer les citoyens, les entreprises, la recherche, les autres institutions, les associations dans des démarches communes.
Mais cela nécessite de mettre en place des politiques qui en tiennent compte. Par exemple, dans les appels à projet, plutôt qu’une évaluation administrative qui mesure les écarts entre les livrables, le nombre de jours hommes annoncés et ceux réalisés, ne faudrait-il pas envisager un suivi » bienveillant « , tout au long du projet, qui accepte que celui-ci change radicalement de cap et qui s’attache à des réalisations concrètes qui ont de la valeur même dans leurs ratés.
De même, la culture du secteur public doit évoluer pour valoriser les qualités humaines de créativité, de souplesse et d’initiative qui ne sont en général pas perçues comme des attributs des » fonctionnaires « .
Quel bilan pourrions-nous tirer d’une dizaine d’années de démarches d’innovation ouverte dans le Rhône ? Avec le temps, car il en faut pour se construire un réseau d’acteurs impliqués, nous commençons à avoir un ensemble significatif d’utilisateurs et de partenaires prêts à s’investir dans des projets innovants, qu’il s’agisse d’enseignants, de particuliers, d’institutions ou d’entreprises.
Dans les champs de l’éducation, des musées et de la gérontechnologie, les premières réalisations sont prometteuses et encouragent cette démarche relativement empirique d’innovation. Elles confirment l’intérêt d’une structure dédiée à ces sujets au sein de la collectivité.
Enfermés pour concevoir
Un atelier créatif réunit des artistes (designers, graphistes, musiciens, scénographes, plasticiens), des explorateurs technologiques (programmeurs, chercheurs, bidouilleurs électroniques), des transmetteurs de savoir (médiateurs de musées, musiciens intervenant à l’école, professeurs de collège, enseignants spécialisés auprès des enfants handicapés, universitaires).
Nous les avons » enfermés » à Érasme pendant une journée, répartis par trinômes, au cours de laquelle chaque groupe a dû concevoir un dispositif technologique de transmission de savoir, original, innovant voire décalé. Ils disposent maintenant d’un peu de temps (six jours par personne) et du plateau technique d’Érasme pour réaliser leur idée (du moins un prototype). À la fin de l’été nous aurons, si tout se passe bien, six installations interactives démontrant les différentes pistes.
Industrialiser et amplifier
Valoriser les qualités humaines de créativité, de souplesse et d’initiative des fonctionnaires
Là où nous péchons encore largement c’est pour trouver une véritable articulation entre les innovations que nous conduisons sur le terrain et le tissu économique qui pourrait les industrialiser et les amplifier. Nous travaillons avec quelques entreprises qui ont une forte proximité avec notre culture numérique, mais pour les autres, l’ouverture a un coût parfois important et il est difficile de les mobiliser.
Il est délicat d’entrer dans des processus d’innovation ouverte dont la rentabilité à court terme n’est en rien évidente, et il est difficile aussi pour les entrepreneurs de prendre du recul par rapport à leurs métiers et de perdre du temps dans des finalités qui semblent parfois éloignées des leurs. Il faut certainement que la démarche d’innovation ouverte ait davantage fait ses preuves et soit mieux connue pour pouvoir être intégrée par un plus grand nombre d’acteurs.
Pour en savoir plus :
www.erasme.org
www.webnapperon.com